jeudi 6 novembre 2014

Le carnet de madame Elise.

Pour supprimer les ennuis d'argent.


Si l'on proposait à un Européen vivant dans les pays chauds un moyen de guérir les piqûres de moustiques, il répondrait sans doute: "J'ai mieux que ce procédé minutieux, appliqué à chaque piqûre: je les évite toutes en bloc, par une mesure radicale: l'emploi de la moustiquaire."
Eh bien, moi, je veux vous indiquer ici mieux que des recettes mesquines ou des remèdes partiels, pour éviter les inquiétudes pécuniaires qui vous irritent, je viens vous conseiller de supprimer en bloc tous vos soucis d'argent. Je ne m'adresse pas, bien entendu, aux miséreux dont le pain quotidien est aléatoire, et pour lesquels mes indications seraient inutiles, mais à tous ceux qui ont des ressources régulières et pour lesquels, cependant, la vie n'est qu'un long embarras d'argent.
A ceux-là, je dirai tout d'abord: Vous avez de quoi manger, vous vêtir, vous abriter? Vous êtes donc déjà riches; répartissez le superflu avec une intelligente sagesse afin d'éviter toute inquiétude au lieu de vous livrer à ces angoisses tenaillantes dont souffrent presque tous nos contemporains.
Ce qui vous perd, c'est de ne pas savoir équilibrer votre budget, ni proportionner vos dépenses à vos ressources: n'ayez ni hésitations ni demi-mesures, abandonnez ce qui est trop onéreux pour vous.
A chaque trimestre, par exemple, vous voyez arriver avec terreur le "terme"; votre loyer est élevé, pourquoi persister à conserver un appartement semblable?
Oh! j'entends la grande, l'inévitable protestation: "Nous conseiller de réduire notre train, c'est nous engager à perdre notre rang, à déchoir!"
Voilà une erreur très commune et contre laquelle il est urgent de lutter; pourquoi donc un appartement réduit donne-t-il l'idée d'un intérieur miséreux.
Le luxe est une jolie élégance, j'en conviens; mais on peut, dans un cadre plus simple, conserver de bonnes manières; je connais bien des gens qui saluent avec grâce en soulevant un chapeau très ordinaire.
Mais voici un second argument souvent invoqué: "Il ne nous suffit pas de conserver la considération un peu hautaine et dédaigneuse de nos pairs, nous aimerions à leur en imposer par le peu de luxe qu'il nous serait possible d'étaler; est-ce donc là une joie dont il faut se priver complètement?" 
Mais oui, il faut se refuser cette satisfaction, si elle doit coûter quelque chose à notre tranquille dignité. Je dirai plus, une telle satisfaction, dans ce cas, ne doit pas exister: il est inadmissible qu'une femme prenne plaisir à arborer un chapeau quand elle l'a acheté avec le petit fonds de réserve; si demain la santé de son mari nécessite des remèdes, où prendra-t-elle l'argent pour se les procurer?
Le véritable bonheur, la véritable dignité doivent être placés au dessus des satisfactions d'une mesquine vanité. La préoccupation de paraître semble avoir atrophié, dans bien des âmes, les plus légitimes sensibilités. Ceux qui veulent se créer une réputation, un nom et faire belle figure dans le monde n'hésitent point à se procurer de l'argent par les moyens les plus louches: ils savent que l'admiration, l'estime même vont au plus adroit, au plus brillant, non au plus honnête.
Il faut absolument détruire, en soi, cette aberration monstrueuse et considérer la richesse avec une sage philosophie. Certes, l'argent est une puissance formidable, aussi gardons le méthodiquement pour faire face aux nécessités quotidiennes et pour parer aux éventualités futures, mais ne l'employons pas sottement à couvrir notre existence d'un vernis brillant qui ne donne le change qu'aux étourdis. Surtout ne nous laissons pas engager dans cette voie de dépenses inutiles qui nous entraîneraient insensiblement et par degrés inévitables aux pires lâchetés et aux plus vilaines compromissions.

                                                                                                                      Mme Elise.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 19 juillet 1903.

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