jeudi 6 novembre 2014

La rêverie.

La rêverie.


Messire le duc dit un jour à Mme la duchesse:
- Honni soit qui reste vassal pouvant devenir suzerain. Quant à moi, je ne saurais. Je pars donc, Madame, pour "conquester"."
Mme la duchesse répondit:
- La volonté de Dieu soit faite et la vôtre, Monseigneur. Pour l'amour de moi, vous ménagerez votre vie.
- Pour l'amour de vous, Madame, je frapperai de si grands coups que vous aurez lieu d'en être fière. Quant à ma vie, elle est entre les mains de Dieu. Si chacun était maître de décider de son sort, je vous dirais: "avant peu, vous serez ou la veuve d'un duc, ou la femme d'un roi. Quoiqu'il advienne, soyez patiente, et pas un seul jour ne doutez de moi."
Mais l'attente est faite pour abattre les plus fiers courages, ou tout au moins pour les faire plier. Mme la duchesse, sentant un jour que son courage défaillait, se départit de ses femmes, voulant que personne ne fût témoin de sa faiblesse.
Elle franchit le pont-levis, et alla s'asseoir près d'un vieux saule à la marge d'un pré. L'air était doux et tiède; elle n'entendait que le chant des oiseaux et le bourdonnement des abeilles. Il régnait sur toute la campagne un calme profond, qui rendait plus poignantes les angoisses de Mme la duchesse.
Elle déroula lentement sa tapisserie; mais ses mains retombèrent sur son ouvrage, et elle se mit à rêver.


Pendant les longues heures de l'attente, son aiguille avait reproduit sur le canevas les scènes de guerre dont son imagination était obsédée, et où M. le duc avait acquis un grand renom.
Sous ce beau ciel de printemps, en présence de cette verdure renaissante, les scènes de violence lui faisaient presque horreur.
"Pourquoi tant guerroyer et tant conquester, se disait-elle avec amertume. La vie est-elle si longue qu'il faille encore l'abréger par l'absence, ou l'exposer à tant de hasards? Veuve d'un duc ou femme d'un roi! Que ces paroles sont terribles! C'est comme un vœu dont rien ne peut nous délier. Il serait si doux de vivre sans craindre, et si facile d'être heureux sans régner!"
Mme la duchesse rougit de ses propres pensées en entendant le galop d'un cheval. Un cavalier apparut au tournant du chemin, mit pied à terre et fléchit le genou devant Mme la duchesse.
Elle avait eu le temps de composer son visage et son maintien. Elle aurait voulu pouvoir crier: "Sa vie est-elle sauve?" Elle demanda avec un calme plein de dignité:
- Veuve d'un duc ou femme d'un roi?
- Femme d'un roi, Madame; notre sire a "conquesté." (1)

(1) Voy., sur Bayeux, t.XXVIII, p. 405.

Le magasin pittoresque, octobre 1876.

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