jeudi 27 novembre 2014

Destruction des janissaires.

Destruction des janissaires
       par le sultan Mahmoud.



Le sultan actuel ressemble, sous plusieurs rapports, à Pierre-le-Grand: c'est la même détermination dans les choses entreprises, la même énergie dans l'exécution, et la même sévérité dans l'accomplissement de ses arrêts. Comme Pierre-le-Grand, il n'a pu souffrir l'arrogance de sa garde prétorienne. Pierre se délivra de ses strélitz, et Mahmoud a brisé le joug que lui imposaient les janissaires. Depuis long-temps, le gouvernement formait le projet d'introduire la discipline européenne dans l'armée turque; Sélim, prédécesseur de Mahmoud, avait tenté de le mettre à exécution; mais le temps n'était pas venu; il périt victime de la rage des janissaires.
Le sultan Mahmoud parvint à se concilier une partie des officiers de ce corps privilégié; il gagna les uns avec de l'argent et des promesses; il effraya les autres par des menaces. Il obtint qu'ils fourniraient cent cinquante hommes par régiment, et des officiers égyptiens, furent envoyés pour dresser et discipliner ces nouvelles troupes. En peu de temps, elles firent de si rapides progrès, que le sultan donna l'ordre de les réunir pour une revue générale sur la grande place de l'Etméidam, qui était réservée aux janissaires, et où se faisaient à ce corps les distributions de vivres. Les manœuvres avaient commencé en présence des ulémas, des ministres et de tous les premiers dignitaires de l'empire, lorsque plusieurs janissaires se plaignirent qu'on leur fit exécuter les manœuvres des Russes. Un officier égyptien eut l'imprudence de frapper au visage l'un des mécontens; ce fut le signal de la révolte: les troupes se dispersèrent dans les rues, volant et insultant tous ceux qu'elles rencontraient. Le mécontentement paraissait si général, que la police ne prit aucun moyen pour mettre un frein à leur fureur. L'aga des janissaires s'était surtout attiré leur courroux par le soin qu'il avait mis à favoriser le nouveau plan de discipline. Une partie des révoltés envahirent sa maison pour l'assassiner, mais il avait eu le temps de fuir; ils immolèrent à sa place son kiaga ou lieutenant, brisèrent tout ce qu'ils purent trouver dans la maison, et, dans leur rage, ils se portèrent au dernier excès que puissent commettre des musulmans: ils enfoncèrent les portes de son harem, et insultèrent ses femmes. Le palais de la Porte, qu'avait abandonné le gouvernement, fut entouré par les révoltés, auxquels s'était jointe la populace. Cette multitude effrénée offrait le spectacle le plus dégoûtant; les janissaires avaient foulé aux pieds leur uniforme, et le reste de leurs vêtemens étaient déchirés. Ils commencèrent par démolir le palais, qu'ils pillèrent, emportant tout ce qu'il leur parut avoir quelque valeur. Ils détruisirent aussi les archives, dont ils supposaient qu'on avait tiré leur nouvelle organisation.
Les janissaires déployèrent dans cette occasion un esprit de résolution qu'ils n'avaient jamais manifesté que dans des circonstances extrêmes.
"Etant venu à la ville, dit un voyageur, la première chose qui frappa mes regards, ce fut un homme extraordinairement gros, ayant une veste de cuir avec des ornements d'étain, et agitant un fouet fait avec des lanières de cuir. Il était suivi de deux hommes aussi bizarrement accoutrés, et qui portaient, suspendue à un bâton, une grande chaudière de cuivre. Ils parcouraient les principales rues avec un air d'autorité, et chacun s'empresser de se ranger pour leur laisser un libre passage. J'appris que c'était la marmite d'un corps de janissaires pour laquelle on conservait toujours le plus grand respect."
En effet, la soupe était un caractère si distinctif de cette troupe, que leur colonel appelait Tchor-Badgé ou distributeur de soupe. Leur marmite était leur étendard, et lorsqu'ils la sortaient de leur caserne, c'était le signe d'un projet désespéré. Les marmites des différens corps furent donc portées à l'Etméidam, renversées au milieu de la place, et, dans un court instant vingt mille hommes furent rassemblés dans ce lieu.
Le sultan convoqua un conseil nombreux, auquel il promit de sortir l'étendard du prophète. Son avis fut adopté. On se sert de cette relique sacrée, qui, dit-on, est faite avec un vêtement de Mahomet, que dans les occasions les plus solennelles; il y avait cinquante ans  qu'on ne l'avait pas vu à Constantinople. On la prit au trésor impérial, et on le porta à la mosquée du sultan Achmet. Les ulémas et les softas marchaient devant, et le sultan, accompagné de sa cour, suivait par derrière récitant le coran. Ce fut un grand acte politique de la part de Mahmoud; car il mit en jeu par ce moyen les préjugés et le fanatisme de toute la nation. Aussitôt que le peuple fut instruit de cet événement, des milliers d'hommes accoururent se ranger sous l'étendard, en donnant des marques du plus vif enthousiasme. Le muphti planta le sandjack-sheriff sur la chaire de la magnifique mosquée d'Achmet, et le sultan prononça l'anathème contre ceux qui refuseraient de s'y rallier.
Quatre officiers supérieurs, envoyés vers les janissaires pour les faire rentrer dans le devoir, furent massacrés au milieu de l'Etméidam, et les révoltés demandèrent qu'on leur livrât les ministres pour les égorger à leur tour. Le sultan demanda alors au sheik-islan un fetva qui l'autorisât à exterminer ses sujets rebelles, et fit marcher contre eux l'aga pacha, à la tête de soixante mille hommes, sur lesquels il pouvait compter. Cernés de toutes parts dans l'Etméidam, où ils s'étaient rassemblés confusément, ils ne purent résister; le carnage fut terrible; il en resta la moitié sur la place; les autres purent à peine se réfugier dans leurs kislas ou casernes. Après le refus de se rendre à quelque condition que ce fut, l'aga mit le feu aux kislas. On peut juger quelle fut alors leur situation: ceux qui échappaient au feu périssaient par le fer. Cependant leur désespoir fut fatal à l'aga pacha, qui perdit un nombre considérable d'hommes, eut quatre chevaux tués sous lui et reçut plusieurs blessures. Enfin la résistance cessa. La flamme s'apaisa, et le soleil du lendemain vint éclairer un tableau épouvantable: des ruines incendiées, éteintes dans le sang, et des monceaux de corps ensevelis sous la cendre fumante.
Pendant les deux jours qui suivirent, les portes de Constantinople restèrent fermées, à l'exception d'une seule, par où purent entrer les fidèles musulmans de la campagne, qui vinrent en foule, guidés par l'esmaum ou prêtre de la paroisse, pour voir le sandjack-sheriff. Ceux des janissaires qui avaient pu échapper au carnage de l'Etméidam, furent immolés sans quartier, de sorte que les rues comme les casernes étaient jonchées de morts. Pendant tout ce temps, aucun chrétien ne put entrer dans Constantinople, sous quelque prétexte que ce fût; et, quoique Péra ne soit séparé de la ville que par un canal, il y régna la plus parfaite tranquillité. Chacun vaqua sans interruption à ses occupations journalières; et peut être n'y aurait-on rien su de ce qui se passait à Constantinople, si ce n'eût été par la vue des flammes et le bruit du canon.
L'exposition du sandjack-sheriff attira beaucoup de monde à Constantinople: c'était pour les musulmans une chose aussi rare que sainte, et beaucoup d'entre eux regardaient cette visite comme un pèlerinage au tombeau du prophète.
Le lendemain, le sultan anathématisa publiquement tout le corps des janissaires, et défendit que leur nom fût jamais prononcé. Le soir même, les fellas proclamèrent partout que la tranquillité était rétablie.
On n'est pas d'accord sur le nombre des janissaires qui ont péri dans cette journée. Outre ceux qui trouvèrent la mort à l'Etméidam, dans les casernes et dans les rues, une grande quantité furent étranglés dans les maisons où ils s'étaient réfugiés. On croit qu'il n'est pas échappé à la mort un seul membre de ce corps immense; tous les officiers, à l'exception de quelques uns d'un haut rang qui prirent parti pour le sultan, périrent les armes à la main. On pense généralement qu'il en a été exterminé vingt mille. Des acrubas et autres voitures furent employées pendant plusieurs jours à transporter les corps des morts, qu'on jeta dans le port et dans le Bosphore. On les voyait flotter sur la mer de Marmara: souvent même les vents les jetaient sur le rivage.
La surface des eaux était couverte de ces débris, qui entravaient la marche des bâtimens, et l'on a pu répéter avec vérité ce qu'un poète a dit du vaisseau de Xerxès que les corps de ses soldats empêchaient d'avancer.

Magasin universel, 2 octobre 1834.

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