samedi 11 octobre 2014

Sur quelques mots empruntés récemment à la langue anglaise.

Sur quelques mots empruntés récemment à la langue anglaise.



Monsieur le Directeur,

Dans votre dernier volume (1864, page 257), vous avez publié une notice sur un de ces jardins que, depuis quelques années, on multiplie dans Paris pour le plus grand plaisir des yeux et aussi, je suppose, pour que les Parisiens conservent quelque notion de la verdure et de la végétation, aujourd'hui que presque tous les jardins particuliers ont disparu. Vous avez conservé en tête de votre article la dénomination que paraît avoir adopté l'édilité parisienne, SQUARE. C'est à ce sujet que je voudrais vous présenter quelques observations.
A ces enclos, tantôt carrés, tantôt ovales, et qui peuvent recevoir toutes les formes, pourquoi, au lieu du simple mot français jardin, préférer le mot anglais square, dont si peu de personnes à Paris connaissent la signification ou même la prononciation exacte (les ignorants naïfs disent squouarre, les ignorants prétentieux squouaire)?
Que veut dire ce mot? Tout simplement carré, que l'on écrivait autrefois quarré. C'est sous cette dernière forme que les Normands de Guillaume le Conquérant l'ont porté de France en Angleterre, où, par altération, il a reçu sa physionomie actuelle de square. Nos pères donnaient le nom de quarré à ces grands espaces que nous appelons places. C'est ainsi que devant les églises de l'Abbaye Sainte-Geneviève et Saint-Etienne du Mont était et subsiste encore le carré Sainte-Geneviève, qui a toujours été bien plus triangulaire que carré. Près du prieuré de Saint-Martin des Champs, il y avait le carré Saint-Martin, dont le nom s'est conservé, ainsi que l'emplacement, jusqu'à ce jour. Il y en avait d'autres encore à Paris et ailleurs. Square, en anglais, n'a pas cessé de désigner carré, et le verbe to square veut dire équarrir. Donc, ou reprenons notre vieux mot carré, non encore tombé en désuétude, même à Paris, ou disons simplement jardin.
Square n'est pas le seul ancien mot français que nous avons repris, tout défiguré, aux Anglais. Budget n'est autre que notre vieux mot bougette, qui signifiait sac de voyage, bourse.
Railway est généralement traduit dans nos dictionnaires modernes par chemins à barrières. Rail signifie, en effet, barrière, et way veut dire chemin. Mais, dans les dictionnaires antérieurs à l'invention des chemins de fer, rail signifie aussi rayon, rais, raie, et si vous prononcez ce dernier mot comme on l'a prononcé longtemps et comme nous prononçons encore paie, vous arriverez à la forme rail ou à peu près. Raie est, en effet, comme l'a démontré Génin, l'origine de railRailway est donc un chemin à raie, et cette désignation caractérise bien le chemin de fer qui étend au loin sa double raie. Par conséquent, nous devons, nous Français, dire non pas dérailler, mais dérayer, comme enrayer, qui signifie arrêter les raies ou rais d'une roue.
Pourquoi appelons-nous wagons les voitures qu'entraîne la locomotive sur la ligne de fer.? Lorsque les Anglais ont construit les premiers chemins de fer, où d'abord on ne transporta que des marchandises, ils employèrent tout naturellement le mot wagon, signifiant chariot. Ne pouvions-nous faire comme eux et appeler nos voitures de chemins de fer des voitures ? Qu'un mot nouveau soit crée pour dénommer une chose nouvelle, ou emprunté à la langue du peuple inventeur, soit; mais à quoi bon prendre dans un langage étranger les termes qui existent dans la notre?
Nos ingénieurs affectent, depuis peu, d'employer le mot allemand thalweg pour désigner ce que notre langue avait jusqu'ici appelé le lit ou le chenal d'une rivière. En quoi le mot allemand, qui signifie exactement la même chose, est-il préférable?
Je pourrais prolonger mes questions et mes exemples, mais en tout il faut se borner. Je ne repousse d'une manière absolue ni le néologisme, ni même l'emprunt aux autres langues, mais à condition que l'un et l'autre se conforment au génie naturel de notre propre langue, à condition surtout qu'on y ait recours qu'en cas de vraie nécessité, c'est à dire quand le mot n'existe pas encore chez nous. (1)

(1) Nous remercions notre correspondant. Ses critiques sont instructives; mais il est probable qu'elles seront sans influence: elles viennent trop tard, l'usage l'emporte. Auraient-elles été plus utiles venues plus tôt? On peut en douter. Il aurait fallu prévoir les abus et avoir assez d'autorité pour les arrêter à l'origine. quoi qu'il en soit, ses observations peuvent mettre en garde contre les engouements excessifs pour les mots étrangers.

Le magasin pittoresque, 1865.

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