lundi 27 octobre 2014

Signes de transaction dans l'antiquité et au moyen âge.

Signes de transaction dans l'antiquité et au moyen âge.


L'investiture et, en termes de palais, l'envoi en possession (missio in possessionem) se constatait dans l'antiquité et au moyen âge par mille pratiques symboliques dont la régularité froide de nos contrats de vente actuels a fait disparaître les traces, et dont les mœurs populaires elles-mêmes n'ont gardé que de bien rares souvenirs.
Chez les Romains, auxquels nous avons emprunté notre code presque entier, le terme qui signifiait faire une convention, terme qui a été conservé dans notre langue (stipulare, en français stipuler) , avait pour racine le mot stipula, paille, fétu.
La stipulation est ainsi expliquée dans la loi romaine:
"Arracher de terre une paille, puis la rejeter sur le sol en prononçant ces paroles sacramentelles: Par cette paille j'abandonne tout droit. L'acquéreur prendra la paille et la conservera. Lorsqu'il aura été fait ainsi, si quelqu'un veut contester le droit, la même paille sera présentée en justice devant témoins."
Chez les anciens, la paille jouait aussi un rôle dans des obligations moins importantes que la transmission d'une propriété; elle servait à garantir l'exécution d'une promesse; on rompait une paille; chacun des deux contractants en gardait la moitié, et en marque de l'exécution de la promesse, on réunissait les deux fragments. Un brin de paille indiquait la renonciation, la vente d'une propriété; bien plus, elle pouvait devenir le signe de la déchéance du prince.
Les grands de la France ont jeté le fétu et rejeté le roi (Charles-le-simple) pour qu'il ne fut plus leur seigneur. Ce fait curieux est rapporté par M. Michelet dans ses Origines du droit français.
Un usage aussi ancien, aussi universel, ne pouvait disparaître sans laisser quelques vestiges. Aussi, de nos jours, reconnaissons-nous encore qu'un cheval est à vendre au bouchon de paille attaché à sa queue; ne voit-on pas aussi de vieux meubles mis en vente par la paille comme dans les temps primitifs. L'usage de sceller une promesse par la rupture d'une paille existe encore au fond de quelques unes de nos provinces, et il n'y a guère plus de deux siècles qu'il était encore assez généralement répandu dans toute la France parmi le peuple, pour que Molière, ce peintre fidèle aux mœurs de son temps, ait pu faire dire à Marinette par Gros-René:

Pour couper tout chemin à nous rapatrier,
Il faut rompre la paille. une paille rompue
Rend entre gens d'honneur une affaire conclue.

Et deux vers plus bas, il ajoute:

Romps; voilà le moyen de ne s'en plus dédire.

                                 Le dépit amoureux, acte IV, scène IV.

Chez plusieurs peuples, l'épanchement d'un peu d'eau sur la terre a été considéré comme un signe de vente, de don ou de cession volontaire ou forcée d'une terre ou d'un pays tout entier. Xerxès déclara la guerre aux Athéniens en leur faisant demander la terre et l'eau. Les lois religieuses indiennes ordonnent à celui qui vend ou qui donne un héritage de verser un peu d'eau sur la terre cédée; l'acquéreur la ramasse dans la main, la boit, et aussitôt la transaction est consommée: il est devenu propriétaire.
Dans ces actes primitifs, on choisissait ordinairement pour symboles les choses qui avaient le plus d'affinités avec celles données, transmises ou cédées. Ainsi chez les Romains, lorsqu'un champ était en litige, les parties se rendaient sur le champ même, et y prenaient une motte de terre (gleba) qu'ils portaient devant le prêteur; et sur cette glèbe la revendication avait lieu comme si l'on eût été sur le champ tout entier. On trouve beaucoup d'exemples de faits semblables dans les vieux poëmes allemands ou scandinaves. Un usage analogue exista aussi en France: pour transmettre un champ, celui qui faisait l'investiture donnait à l'investi un gazon, une motte de terre ou glèbe. De là l'expression serfs de la glèbe; on comprend facilement que dans un temps où l'on aimait le langage des figures et les allusions symboliques, on ait supposé que le serf né sur le sol dont avait été arraché la glèbe, relevait de cette glèbe. Si c'était un pré que l'on transmettait, la glèbe était revêtue de gazon, ou bien on y plantait un seul brin d'herbe. Souvent on fichait dedans un rameau qui indiquait la possession des arbres, des vignes, enfin de tout ce qui s'élèverait sur la terre cédée. On y plantait aussi un fétu de paille, soit comme symbole des moissons, soit en souvenir de la stipulation romaine; peut être même les deux idées se confondaient-elles ensemble comme il arrive fréquemment. On connait mille formes diverses d'investiture, comme l'investiture par l'anneau, la pièce de monnaie, les cloches, la corde, le chapeau. Le chapeau que Gessier voulut faire saluer par Guillaume Tell était le signe de la puissance de l'Autriche sur la Suisse; considérée sous ce point de vue, l'action reste tyrannique; mais le rapprochement qu'on peut en faire avec des usages analogues le rend moins ridicule. La main, le pied, la bouche intervenaient non comme signes à conserver, mais comme témoins dans les transactions. Les mains mises dans celles du seigneur étaient le signe de l'hommage; familièrement on s'engage encore aujourd'hui en frappant dans la main pour un pari, etc. Une épée était quelquefois le signe de l'investiture d'une province.
Le symbole de l'investiture d'une seigneurie était souvent un bâton, image du sceptre des rois, marque de pouvoir et de juridiction.
On conservait à Tours un bâton envoyé par le pape Luce II, en 1144, à l'archevêque Hugues d'Etampes, comme signe de la suprématie qu'il donnait à la métropole de Tours sur trois évêchés de Bretagne.
Les signes symboliques d'une transaction pouvaient être produits en justice; aussi les conservait-on avec soin dans les archives comme aujourd'hui les notaires gardent les titres de propriétés. Lorsque l'usage de l'écriture se fut plus répandu, on continua cependant d'employer ces symboles que l'on réunissait aux chartes. On voyait dans les chartriers des églises des glèbes avec leur fétu, les une carrées, d'autres en forme de tuile, etc. Le savant et illustre Du Cange en a vu à Nesle et ailleurs. Il nous apprend même que dom Mabillon lui fit voir, dans le trésor des chartes de Saint-Denis, des chartes dans lesquelles on avait inséré en bas des fétus ou des morceaux de bois.
Il cite de plus une curieuse charte de Robert, évêque de Langres, terminée par ces mots que nous traduisons textuellement: "Et parce que le seigneur Hugues, comte de Troyes, était présent quand je fis cette donation, ledit comte me donna en témoignage de cette donation cette pièce de monnaie qui est fixée ici, afin que par cette pièce de monnaie je fisse cette donation et cette transmission à l'église de Dijon." Et plus bas, on lit: "Et en témoignage de cette donation, cette pièce de monnaie est fixée à cette charte pour prouver que c'est par elle qu'à été faite cette donation."
A l'imitation des Romains qui, en contractant, brisaient la paille, on brisait souvent le symbole d'une donation en le remettant au donataire. Cependant cet usage n'était pas universellement adopté, car on verra cité plus bas un symbole d'investiture qui avait été donné dans son intégralité. Peut être voulait-on indiquer que, de même que les fragments du symbole une fois brisés ne pouvait plus servir, de même une fois la chose donnée ou transmise, elle ne pouvait plus être remise dans son premier état. Dans le cartulaire de saint Serge, on trouve la mention d'une charte où il est dit en termes très exprès que le donataire donna un couteau en signe de la donation; qu'il le porta sur l'autel, et qu'il le brisa en témoignage. Le couteau que l'on trouve cité fréquemment dans les chartes d'investitures indiquait, soit la puissance, comme le bâton, soit, ce qui paraît plus rationnel, le droit qu'avait l'investi de changer, de morceler, de vendre, de dépecer le champ, la terre, enfin l'héritage dont il avait été mis en possession.
On voit aujourd'hui dans le Cabinet des médailles et antiques de la Bibliothèque Royale, un couteau et un morceau de bois, symboles d'investitures ou de transaction: ils y furent sans doute déposés en 1791, c'est à dire la même année que les objets provenant des trésors de l'abbaye se Saint-Denis et de la Sainte-Chapelle de Paris. Ces objets furent conservés dans les armoires de l'argenterie de l'église Notre-Dame de Paris, qu'on appelait aussi le trésor des châsses, jusqu'en l'année 1734. A cette époque, M. Colin, qui en avait la garde, les transporta, pour plus de sûreté, dans les archives du Chapitre, sur les observations de l'abbé Leboeuf qui les voyait pour la première fois, et qui lui en fit comprendre toute l'importance historique. M. Michelet a parlé de ce couteau, d'après Dulaure, dans l'ouvrage déjà cité, p. 182; mais il n'en mentionne pas l'existence actuelle.
La lame du couteau est pointue et assez large; sa forme, qui est celle des couteaux en usage dans le douzième siècle, ne s'éloigne pas sensiblement de celle des nôtres. Le manche est en ivoire jauni et fracturé dans un coin; sur le manche est placée une inscription gravée en creux et en caractères majuscules, qui sont incontestablement du commencement du douzième siècle. En voici le sens littéral:
"Ce couteau fut à Foucher du Bueil, par lequel Guy donna les places de Drogon, archidiacre de l'église Sainte-Marie, situées devant ladite église, pour l'anniversaire de sa mère."
Il ressort de cette inscription que Guy, dont le nom de famille n'est pas indiqué dans l'inscription, peut-être tout simplement parce qu'il était le même que celui de Foucher ou de Foulques de Bueil, dont il paraît être le parent et l'héritier, fit don à l'église Notre-Dame des places situées devant le portail, à condition qu'il serait célébré un anniversaire pour le repos de l'âme de sa mère. Ces places, avant de passer dans la famille de Bueil, avaient appartenu à Drogon ou Dreux, l'un des trois archidiacres de la cathédrale de Paris, sous le règne de Philippe 1er, qui mourut en 1108.
Le second de ces objets, le morceau de bois, est taillé à quatre faces, et ressemble à ces règles que les écoliers appellent carrelet. L'inscription n'est pas taillé en creux sur le bois; elle y est écrite à l'encre, et les caractères sont minuscules et cursifs; cependant, ils sont de la même période que ceux du couteau, c'est à dire qu'ils datent de la fin du règne de Philippe 1er ou du commencement de celui de Louis-le-Gros, son fils.
Comme pour la précédente, nous en donnerons la traduction littérale:
"Evrard et Hubert d'Epone (Spedona Villa), qui sont serfs de Sainte-Marie de Paris, par ce bois firent don à Foulques, doyen dans le chapitre de Sainte-Marie, des acquêts de leur père et mère, qui avaient tenus des biens sans la permission des chanoines."
La date de cette inscription est fixée aussi positivement que celle du couteau, au commencement du douzième siècle, par la date de l'élection au siège épiscopal de Paris du doyen Foulques qui y est nommé.
La corne ou cornet qui figurait sur les armoiries de la maison de Nigel, en Angleterre, rappelait encore, au quinzième siècle, le souvenir de la donation faite par Edouart-le-Confesseur à un Nigel, du château de Borstall; donation dont le seul titre fut, pendant quatre siècles, un cor que le roi avait donné à l'investi. Sous le règne de Henri VI, les descendants du donataire firent rédiger un titre de propriété qui rappelait les motifs du don et la manière dont il avait été fait. Nigel avait tué un sanglier qui infestait la forêt de Bernwood, en avait présenté la hure au roi, qui en récompense lui avait donné des terres labourables, le bois de Halewood, et la garde héréditaire de la forêt de Bernwood, avec une corne, seul et unique titre de ces donations. Nigel bâtit dans la forêt un château qu'il nomma Boar-Stall, loge du sanglier. En tête des titres de propriété se trouve un plan représentant le château et ses dépendances. Dans la partie inférieure du dessin, Nigel est représenté à genoux, offrant au roi une hure de sanglier qu'il tient au bout de son épée; le roi lui donne en échange un écu aux armes des Nigel. 



Pour être parfaitement exact, le naïf dessinateur de cette scène n'aurait dû mettre dans la main du roi que la corne d'investiture; mais il a sacrifié au désir de représenter en entier le blason de la famille. Nous avons emprunté ce dessin à la reproduction du plan tout entier, que l'on peut voir dans l'histoire d'Angleterre, publié par feu M. le baron de Roujoux.

Le magasin pittoresque, août 1838.

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