dimanche 5 octobre 2014

La croix de l'avoine.

La croix de l'avoine.
Légende alsacienne.



La plupart de nos légendes populaires reposent sur des traditions mythiques qui remontent à la plus haute antiquité; mais un grand nombre d'entre elles tirent aussi leur origine de faits réels, d'événements historiques, altérés plus tard par l'imagination du peuple ou dénaturés dans des vues d'intérêts particuliers. La légende qu'on va lire appartient à cette dernière espèce.
A une lieue du bourg de Pfaffenhoffen, entre le ruisseau de la Moder et la forêt de Hagueneau, appelée à plus d'un titre, la forêt sainte, foresta sancta, s'élèvent les ruines de l'ancienne abbaye de Neuenbourg, fondée en l'an 1128 par le comte Renaud, fils de Pierre de Lützelbourg, qui avait bâti le monastère de Saint-Jean des Choux, près Saverne. Les religieux du couvent de Neuenbourg suivaient la règle de Cîteaux. non loin du hameau du même nom, sur les bords d'un petit étang, qui se trouve entre la lisière de la forêt et des banlieues d'Uhlwiller et de Nieder-Altdorf, se trouvent les débris d'une croix en pierre grossièrement sculptée, et connue dans la contrée sous le nom de la Croix de l'avoine (das Haberkreuz).
Voici, d'après la tradition populaire, l'origine de cette croix:
Il y avait jadis, au couvent de Neuenbourg, un abbé cupide et ambitieux, qui tyrannisait outre mesure les pauvres villageois des communes d'Uhlwiller et de Nieder-Altdorf dont il était le suzerain. Non content de prélever la dîme de leurs faibles revenus, et de les astreindre à forces corvées, il alla même jusqu'à leur enlever quelques minces privilèges qu'ils avaient acquis depuis longtemps dans la forêt qui borde les deux communes.
Les malheureux serfs, condamnés à un rude travail, dont ils voyaient passer le fruit dans les granges et les caves du riche couvent, tombèrent peu à peu dans la plus affreuse misère. mais quel fut leur désespoir, lorsque tout à coup, le méchant abbé leur retira aussi la jouissance de plusieurs pièces de terre qu'ils possédaient depuis un temps immémorial dans le canton de Pferchbruch!
Comme toutes les protestations qu'ils avaient faites auprès de leur seigneur, pour rentrer dans la jouissance de leur droit, étaient demeurées sans effet, les paysans députèrent vers lui plusieurs pères de famille, choisis dans chacun des deux villages, afin de lui faire savoir qu'ils renonçaient à tout jamais, et pour eux et pour leurs descendants, à leurs prétentions sur les terres en question, dans le cas où l'abbé consentirait à affirmer, sous la foi du serment, que ces champs étaient réellement la bonne et légitime propriété du couvent. Ce serment, ajoutèrent-ils, devra être prêté sur le sol mêmes des terres en litige, et en présence de tous les religieux du monastère et des habitants des communes d'Uhlwiller et d'Altdorf.
L'abbé de Neuenbourg ne fit pas défaut à cette invitation.
Au jour fixé pour la prestation de serment, les portes du couvent s'ouvrirent, et l'on vit sortir processionnellement, croix en tête et bannières déployées, les religieux de Neuenbourg, précédés de leur abbé et se dirigeant vers le lieu désigné pour la cérémonie.
Les villageois, hommes, femmes et enfants, les y attendaient avec impatience, adressant de ferventes prières au Dieu de justice qui punit le méchant et protège l'innocent opprimé. Ils voulurent faire une dernière tentative pour obtenir de l'abbé la restitution amiable de leurs biens. Mais celui-ci leur impose silence; il se place au milieu d'un des champs contestés, lève la main droite, et dit d'une voix assurée:
"Je touche de mes pieds la terre du couvent de Neuenbourg, et cela est aussi vrai que mon Créateur est au-dessus de moi!"
Un morne silence accueillit ces paroles.
Mais voici que, tout d'un coup, un valet attaché au service du couvent se fraye un passage à travers la foule des villageois consternés.
"Amis, s'écrie-t-il, vous êtes trahis! le saint homme a souillé ses lèvres par le plus infâme parjure!"
A ces mots, il se jette sur l'abbé dont la pâleur subite trahit le trouble et l'embarras. Il veut parler, mais déjà le valet lui a arraché la capuce, et montre aux yeux étonnés de l'assemblée une cuiller à soupe (1) qui s'y trouvait cachée.
" Voyez ici le Créateur, s'écria-t-il d'un accent terrible, voyez le beau Créateur que le moine sacrilège a appelé en témoignage de son iniquité!"
La-dessus, il terrasse le malheureux, lui ôte un de ses souliers duquel s'échappe des parcelles de terre.
"Il avait beau dire, le traître, continue le valet avec une colère toujours croissante, il avait beau jurer qu'il touchait de ses pieds la terre du couvent; en effet, j'ai vu de mes propres yeux comment, avant de partir pour ce lieu, il a remué la terre de son jardin et en a saupoudré le fond de sa chaussure!"
Alors les paysans, dont l'indignation longtemps contenue se change en une fureur aveugle, se jettent en foule sur l'infortuné abbé; ils l'accablent de coups et le laissent mort sur place, tandis que les moines, poursuivis par les imprécations de la troupe effrénée, cherchent leur salut dans la fuite.
En expiation du meurtre commis sur l'abbé de Neuenbourg, les communes d'Uhlwiller et de Nieder-Altdorf firent ériger sur la place fatale une croix en pierre, au pied de laquelle ils avait à déposer, tous les ans, une certaine quantité d'avoine, que le couvent continua à percevoir pendant de longues années. Cette circonstance fit donner à cette croix le nom de la Croix de l'avoine.
Nous avons reproduit cette légende fidèlement d'après la tradition populaire répandue dans toute la contrée. Mais interrogeons maintenant la voix de l'histoire, et écoutons la réponse:
"Un  homicide avait été commis sur la personne de l'abbé Berthold, par des habitants d'Uhlwiller et de Nieder-Altdorf, qui avaient réclamé au sujet de terres appelées le Pferchbruch. Rodolphe de Fegershein et Walter de Brumath furent nommés arbitres (1334) pour examiner les causes du différend et prononcer sur le sort des meurtriers. Ils reconnurent que le Pferchbruch appartenait de plein droit à l'abbaye. Quant à l'homicide, tous les habitants mâles des deux communes furent condamnés à une expiation consistant à faire le tour de la cathédrale de Strasbourg, des cierges en main, pieds et tête nus. Les cierges devaient être exposés en offrande sur l'autel de la Sainte-Vierge. Trois individus, reconnus pour avoir plus spécialement favorisé le meurtre de l'abbé Berthold, reçurent l'injonction de faire le pèlerinage de Rome, et de ne point rentrer dans le diocèse de Strasbourg avant d'en avoir obtenu le consentement de l'abbé de Neuenbourg. Deux autres individus, convaincus d'avoir pris une part directe au meurtre, furent également bannis du diocèse et condamnés au double pèlerinage de Rome et de Saint-Jacques de Compostelle. (2)
Dans la liste des abbés du couvent de Neuenbourg, insérée dans la Chronique alsacienne de Bernhard Hertzog (liv. III, fol.47), Berthold figure le quatorzième. Voici l'article qui le concerne:
"Bertholdus. Celui-ci fut assassiné innocemment par les paysans d'Uhlwiller, sujets du couvent, dans un petit bois situé entre le village et l'abbaye; et sur le lieu du crime l'on érigea une croix en pierre avec cette inscription: Anno domini 1334. 3 nonas Januarij, occisus est hic innocenter, Dominus Bertholdus abbas nobilis huius Monestorij cuius anima requiescat in pace." Cette croix fut brisée lors d'un passage de troupes, en 1537.


(1) Le texte de ce serment, tel que le rapporte la tradition, est ainsi conçu: So wahr der Schœpfer über mir ist, so wahr stehe ich auf des Klosters Grund und Boden." En allemand, il y a jeu de mots: Schœpfer, créateur, désigne aussi, dans le dialecte alsacien, une cuiller à puiser la soupe, et dérive du verbe schœpfen, puiser.
(2) Voy. Annuaire du Bas-Rhin, 1844, d'après les actes du procès déposés dans les archives de la préfecture.

Le Magasin Pittoresque, 1866.



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