mardi 5 août 2014

L'arche de Noé.

L'arche de Noé,
telle qu'on la représentait au douzième siècle.


Serait-ce parce que, selon saint Jérôme, l'arche de Noé peut être considéré comme le type de l'église, que l'immense vaisseau est représenté voguant sur un si grand nombre de cartes anciennes. Il figure notamment au sixième siècle, parmi les étranges illustrations de Cosmas Indicopleustes, et au quinzième siècle dans la fameuse Chronique de Nuremberg, attribuée à Æneas Sylvus (1).
Le Vénitien Bassan, qui vécut jusqu'en l'année 1592, l'a peint dans un tableau que l'on peut voir au musée du Louvre.
Quant aux dissertations sur l'arche de Noé, leur nombre est tel qu'en les réunissant on formerait presque tout une bibliothèque. Nous nous bornerons ici à rappeler ce que l'on doit à saint Beatus.
Saint Beatus, le moine lusitain du huitième siècle, était en tout l'opposé de saint Brandan dont nous avons raconté naguère l'histoire errante. Abbé du petit monastère d'Albelda, dans la province de Santander, il n'était point descendu de ses montagnes où les musulmans n'osaient l'attaquer.
Si l'on s'en rapporte à Barbosa Machado, ce saint et docte Portugais, dont le nom légendaire est Beato, était un des hommes les plus éminents du moyen âge. Ce n'était point par l'éloquence qu'il brillait; il était au contraire affligé du bégayement le plus déplorable; mais, la plume ou le pinceau à la main, car il était illuminateur, il mettait à néant tous les écrits de ses contradicteurs.
Son texte favori était l'écrit fameux attribué à saint Jean, l'Apocalypse. Or, saint Beatus, si complètement oublié de nos jours, dut à ses commentaires sur ce livre sacré une renommée qui dura près de huit cents ans. Mort en l'année 798, déjà en odeur de sainteté, Rome le canonisa; les copies de son livre se multiplièrent à l'infini, et les calligraphes les plus renommés de la Péninsule en firent choix pour les parer du luxe infini de leur ornementation. De toutes ces merveilles d'un style parfois assez barbare, mais empreint d'un aspect grandiose qu'on ne peut méconnaître, il nous reste aujourd'hui deux manuscrits admirables: l'Apocalypse de Saint-Sever exécuté au onzième siècle, l'une des merveille de la Bibliothèque nationale de Paris, et le texte du même ouvrage qu'a possédé longtemps la riche collection du duc d'Altamira, acheté depuis par M. Didot, et remontant seulement au douzième siècle. Ces deux textes sont à peu de choses près identiques; mais les peintures diffèrent beaucoup. Le premier manuscrit reproduit dans ses nombreuses figures les couleurs les plus accentuées de l'école d'Aquitaine; celui dont nous nous occupons ici est tout empreint du style hellénique, style d'un grand caractère, emprunté, sans aucun doute, aux chefs d’œuvres de l'antiquité. (2)
Disons bien vite que, dans aucune oeuvre du moyen âge, l'arche de Noé n'a été dépeinte avec des détails aussi naïfs que dans ce vieux livre ayant sans doute appartenu à l'Espagne, mais dont l'origine nous est en réalité inconnue.



L'agonie du genre humain a cessé; le symbole de l'espérance vient d'être apporté par la colombe, Noé le recueille au sommet de l'arche. Une tranquillité parfaite se peint dans les regards de ceux qui ont assisté à la terrible catastrophe, et le monde va renaître! (3)
Préoccupé avant tout du texte biblique, le naïf interprète des textes de saint Beatus a conservé dans sa construction idéale de l'arche le système suivi plus tard par tous les zoologistes du moyen âge; les êtres vivants qui planent sous la voûte céleste et semblent descendre de l'empyrée pour se reposer sur la terre, occupent le premier rang. Cette série zoologique commence par l'anas ou le canard, la colombe et son colombier, le coq et la poule, les perroquets sur leur perchoir; l'illuminateur semble s'être assez heureusement rappelé la forme des oiseaux aquatiques et en général des échassiers. Viennent ensuite les mammifères qui sont l'honneur de la vie pastorale, ou que l'homme emploie d'ordinaire pour faire fleurir l'agriculture: le porc et la truie, le bœuf et la vache, le bélier et la brebis, l'âne et l'ânesse, le cheval et la jument, etc., etc. En homme avisé, le peintre s'est abstenu de faire figurer dans la section de l'arche consacrée aux animaux paisibles les bêtes féroces dont les instincts carnassiers pourraient troubler la tranquillité des ruminants ou des quadrupèdes paisibles.

                                               Hôtes de l'univers, sous le nom d'animaux,

a dit la Fontaine.
Les monstres de l'Océan sont trop nombreux pour qu'on les ait fait figurer avec quelques détails; l'illuminateur a symbolisé leur présence par deux êtres amphibies qui habitent apparemment un aquarium improvisé. Mais à partir de ces figures étranges, tout est donné au fantastique, et comme nous nous trouvons en plein Apocalypse dans ce monde merveilleux, le dessinateur essaie de se montrer terrible. Le cheval pâle ne s'y trouve pas, mais on y remarque des variétés de la bête à sept têtes, des nains, des hommes des bois, des renards qui se sont glissés dans cette étrange compagnie, des oiseaux à tête humaine, qu'on retrouvera dans tous les voyageurs du moyen âge.
En l'année 1700, un savant mathématicien, Jean le Pellletier, qui aime à se glorifier d'être né dans la cité qui nous à donné le grand Corneille, a composé un beau livre d'architecture où l'arche est représenté dans tous ses détails et où il précise, sans être arrêté par aucun calcul, les vraies dimensions  et les plus secrets compartiments. (4)
Selon le docte écrivain, l'arche avait plus de 502 pieds de hauteur et plus de 85 pieds de large; son élévation allait au-delà de 51 pieds par dehors, "mesure de Paris" bien entendu. Elle était plus grande qu'aucun temple qui se voie en France. Malgré son unique ouverture, il y faisait fort clair. Sans doute, dans un lieu aussi vaste que celui-là, une fenêtre d'une coudée en carré "n'auroit pas donné assez de jour pour voir et aller et venir partout." On n'eût su en même temps "comment nettoyer les animaux." Faire toutes ces actions à tâtons, comme le veut Buteo (5), eût donné lieu à d'étranges maladresses; mais il n'en était rien. On avait su, "sans péril construire une fenêtre assez grande circulant tout autour de l'arche, pour en éclairer le dedans".
Mais combien d'années avaient été nécessaires pour l'édification d'une pareille machine, et quel bois résistant avait-il été indispensable d'employer pour l'amener à sa perfection? Ces difficultés n'arrêtaient pas jean le Pelletier. Il a ses autorités.
Bérose (mais pour que son témoignage fût accepté, il ne faudrait pas que la critique moderne fût aussi exigeante sur l'authenticité de son texte), Bérose rapporte que Noé commença à bâtir l'arche soixante-dix-huit ans avant le déluge. Salomon Jarchi veut qu'on ait été cent vingt ans à la construire; mais Tunchitona, en alléguant les petits chapitres de l'ancien Eliézer, diminue sensiblement la durée de sa construction, car il n'admet qu'un peu plus d'un demi-siècle, soit cinquante-deux ans, pour son entier achèvement.

(1) Ce précieux in-folio parut en 1493, en l'année où Christophe Colomb rapportait au monde ancien la nouvelle que l'univers avait décuplé son étendue.
(2) Voy., à ce sujet, un savant travail de M. Léopold Delisle, présenté à l'Académie des inscriptions et belles-lettres en 1879.
(3) La figure reproduite est tirée d'une brochure publiée en 1869 à la librairie Bachelin Deflorenne, et intitulée: "Description d'un commentaire de l'Apocalypse, manuscrit du douzième siècle, compris dans la publication de Son Excellence le marquis d'Astorga, comte d'Altamira, duc de Sesa, etc." Avec fig. noires et en couleur par A. Bachelin; gr. in-8.
(4) Nous donnons ici in extenso le titre de ce livre, assez peu connu: "Jean le Pelletier, Dissertations sur l'arche de Noé et sur l'hémine et la livre de S. Benoit.Dans l'une on examine plusieurs questions curieuses, dont la décision prouve la matière, la capacité, la figure ou disposition de cette arche, le nombre des animaux et la quantité de provisions qu'on y enferma, la durée et la vérité du déluge universel; et dans l'autre, on démontre par des raisonnements solides et par d'excellentes autorités que cette hémine et cette livre ont été de la capacité et la pesanteur de 20 onces romaines. A Rouen, chez Jean Bessingueren, au Soleil royal." 1700, in-12.
(5) De Arcâ Noe. Cet auteur du seizième siècle était l'élève et l'ami d'Oronce Finé.

Magasin pittoresque, 1879.

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