vendredi 29 août 2014

Expérience faite à Paris sur la Seine en 1785.

Expérience faite à Paris sur la Seine en 1785.

En 1783, le Journal de Paris annonça qu'un horloger avait inventé des sabots élastiques, "à l'aide desquels il traversait la rivière, comme un ricochet, cinquante fois par heure". Il demandait, pour faire son expérience, qu'on lui assurât par souscription une somme de 200 louis, s'engageant à ne toucher cet argent que lorsqu'il aurait traversé la Seine aux yeux du public. Le journal, en publiant la lettre de cet inventeur, se portait garant de la réalité de la découverte. 
Monsieur, frère du roi, ouvrit la souscription, et envoya 45 louis au bureau du journal. Beaucoup de gens imitèrent cet exemple: le prévôt des marchands donna 10 louis, et fit préparer une enceinte pour les souscripteurs. Bientôt le Journal de Paris annonça que l'on avait atteint la somme de 200 louis; ses rédacteurs en informèrent un habitant de Lyon, né de Combles, qui leur avait communiqué les promesses de l'horloger; mais une lettre de l'intendant de Lyon, M. de Flesselles, révéla bientôt que la prétendue expérience n'était qu'une plaisanterie.
Les journalistes, les souscripteurs, la cour, la ville, se trouvèrent étrangement mystifiés et mécontents. Cependant on était encore sous l'impression de la surprise et de l'admiration que venaient de produire les premières expériences de l'aérostation: tout paraissait possible; jamais il n'avait été plus permis de s'abandonner un peu à la crédulité.
Deux ans après, l'opinion publique eut sa revanche. Voici ce que nous lisons dans la correspondance de Grimm, à la date du mois de septembre 1785 (1)
"Vers la fin de 1783, nous étions bien honteux, je ne sais pourquoi, d'avoir été mystifiés par un mauvais plaisant de Lyon, qui, pour éprouver notre crédulité, avait fait annoncer avec beaucoup de pompe la découverte prétendue de sabots élastiques, avec lesquels on pouvait marcher sur l'eau sans crainte même d'avoir les pieds mouillés. Nous avons vu ce miracle il y a plus de deux mois, et le prodige a fait si peu de sensation, que nous sommes presque excusables de n'en avoir pas encore parlé.
Un mécanicien espagnol a fait cette expérience le lundi 5 septembre dans l'enceinte de la Râpée, où se font les joutes (2)


Il s'est placé sur l'eau sans autre secours que ses sabots; on l'a vu avancer sur la rivière, tantôt suivant le courant, tantôt contre le courant; il s'est arrêté plusieurs fois, s'est baissé pour prendre de l'eau dans le creux de sa main, et dans ces deux situations il n'a pas paru dériver. Sa marche, lourde et lente, avait l'air d'être pénible par la difficulté qu'il paraissait avoir pour garder son équilibre; il glissait plutôt qu'il ne marchait... Il resta sur l'eau de quinze à vingt minutes; et, avant de gagner le bord, il a quitté ses sabots, qu'il a laissés dans une espèce de boite qui était à flot, afin d'en cacher la forme aux spectateurs. L'administration avait eu soin de faire tenir à quelque distance de lui un bateau qui fût à portée de le secourir en cas d'accident.
On conçoit que, pour assurer le succès de ce nouveau prodige, il suffit de déplacer une masse d'eau égale au poids du marcheur. Le pied cube d'eau pèse 70 livres; en sorte que le déplacement de 2 pieds doit nécessairement soutenir à la surface de l'eau un homme du poids de 140 livres. Ces sabots ne sont donc réellement qu'un bateau divisé en deux parties; ainsi, en supposant que le hasard eût fait faire la découverte de ces sabots espagnols avant celle d'un esquif ou d'un canot quelconque, un trait de génie plus heureux eût été de les réunir, et, sous ce rapport, on peut dire que la découverte en question est plutôt un pas en arrière qu'un pas en avant. Quant à la difficulté très-réelle de conserver l'équilibre dans cette position, c'est sans doute un talent qui demande autant d'adresse et d'exercice que la danse de corde et tous les autres tours de ce genre. Nous n'avons pu savoir ni le nom du mécanicien espagnol, ni celui de son élève, car ce n'est pas l'inventeur de la machine lui-même qui en a fait publiquement l'essai; nous savons seulement qu'il s'est donné le titre d'académicien de Barcelone et de pensionnaire de Sa Majesté catholique, et que ces deux titres lui ont été disputés d'une manière assez humiliante par M. l'abbé Ximènes, dans une lettre envoyée au Journal de Paris."


(1) Tome III de la troisième partie, p. 370.
(2) La gravure représente un autre endroit de la Seine. Peut-être une autre expérience eut-elle lieu postérieurement au récit de Grimm.

Magasin pittoresque, 1851

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