mardi 1 juillet 2014

L'alchimiste.

L'alchimiste.

Daniel Defoe raconte qu'au commencement de la grande peste de Londres, en 1665, on vit s'établir dans tous les quartiers de la ville un nombre incroyable d'astrologues, alchimistes, devins et sorciers, avides d'exploiter la terreur des gens crédules. Les portes de ces charlatans étaient surmontées des bustes des frères Bacon, de Merlin, de la mère Shipton, et d'inscriptions menteuses de toute espèce. Une foule d'hommes et de femmes de différentes conditions assiégeaient ces portes  du matin au soir. Chacun voulait savoir s'il périrait de la peste et s'il devait sortir de Londres ou y rester. Les astrologues ne manquaient pas de répondre qu'il fallait bien se garder de s'éloigner de Londres, et que l'on serait certainement préservé de la contagion si l'on venait les consulter souvent, surtout si l'on achetait beaucoup de leurs drogues, de leurs amulettes, triangles magiques, lettres mystérieuses, etc. Les plus habiles de ces fripons firent en peu de temps des fortunes considérables.
Ces scandales s'étaient déjà produits à l'occasion des pestes précédentes. L'Alchimiste, l'une des meilleurs comédies de Ben Jonson, jouée pour la première fois à Londres en 1610, a pour sujet la peinture de quelques-unes des scènes singulières qui se passaient dans les cabinets des astrologues ou alchimistes. Voici le plan général de cette comédie.
Un bourgeois de Londres s'est réfugié à la campagne en jurant bien de ne point revenir à la ville tant qu'un seul homme y mourra de la peste. Il a laissé à son domestique Jérémie la garde de sa maison. Ce Jérémie, fieffé coquin, fait rencontre dans la rue d'un pauvre hère aussi fripon que lui, et qui a servi chez quelques vieux savants. Les deux drôles s'associent pour duper les sots. La maison du bourgeois est par eux transformée en laboratoire de chimie et en cabinet de consultations. Jérémie change d'habits, prend le titre et le nom de capitaine Face, et va recruter de côtés et d'autres des pratiques pour son rusé compagnon qui, ayant revêtu le costume consacré d'alchimiste, se fait appeler le docteur Subtil. La peste approche de sa fin lorsque la pièce commence, en sorte que les individus que l'on voit défiler devant le docteur sont attirés moins par la crainte du mal que par le désir de faire fortune et de connaître l'avenir. C'était un cadre favorable pour peindre des caractères originaux et variés.
Le plus remarquable de ces personnages est un certain chevalier, sir Épicure Mammon, qui veut avoir la pierre philosophale. Dans son fol espoir de posséder le secret de la transmutation des métaux, il forme les projets les plus gigantesques et les plus merveilleux. "Cette nuit, je changerai dans ma maison tout ce qui est en métal en or. Et demain au lever du jour, j'enverrai acheter chez tous les plombiers et tous les potiers de Londres leur plomb et leur étain. J'achèterai le cuivre de tous les marchands de Lothbury (1) . j'achèterai Devonshire et Cornwall, et je les métamorphoserai en Pérou Qui ose douter de la puissance de cet élixir sublime dont quelques gouttes jetées sur une centaine, sur un millier de planètes, les changeraient aussitôt en autant de soleils? Celui qui possède cette fleur du soleil, le rubis parfait, donne à qui lui plait les honneurs, la santé, la valeur, la victoire, une longue vie; d'un jeune homme il peut faire un vieillard, d'un vieillard un enfant... Je chasserai la peste du royaume! etc."
Au commencement du dix-septième siècle, cette satire comique n'était pas sans portée.. Il y avait encore un grand nombre de personnes, même parmi les plus instruites, qui croyait à ces chimères.
Le personnage le plus comique de la pièce est un jeune débitant de tabac, Abel Drugger. Le pauvre garçon, très simple d'esprit, fait construire une boutique au coin d'une rue, et veut apprendre du sorcier de quel côté il doit ouvrir la porte, de quel côté placer ses tablettes, quelles précautions il doit prendre pour défendre ses boites, ses pots à tabac et à produits chimiques. Jérémie le recommande au docteur Subtil: "C'est mon ami Abel, un honnête garçon.Il me donne de bon tabac qu'il ne sophistique point avec l'huile ou la lie de vin d'Espagne; qu'il ne lave point dans le muscat ou dans le marc; qu'il n'enfouit pas sous le sable dans un cuir graisseux ou quelque sale torchon. Au contraire, il l'enferme précieusement dans de jolis pots blancs comme le lis, et qui, lorsqu'on les ouvre, laissent exhaler une odeur parfumée comme celle des roses ou des pois français (2). Il a un comptoir d'érable, des pipes de Winchester, des pinces d'argent et un feu de genévrier (3) ... Le docteur Subtil examine avec complaisance la figure d'Abel, son front, ses dents et surtout son petit doigt qui, placé, d'après l'art du chiromancien, sous l'influence de Mercure, doit décider, par sa forme et ses signes, de sa destinée. Il lui prédit une grande fortune. Un vaisseau qui vient d'Ormus vogue à pleines voiles sur l'Océan, et lui apporte les drogues les plus précieuses de l'Orient. Il faut, du reste, qu'il ouvre sa porte du côté du midi, la devanture à l'Ouest, et qu'il écrive sur le côté Est de sa boutique ces trois mots: Mathlai, Tarmiel et Baraborat; sur le côté Nord:  Rael, Velel, Thiel. Ce sont les noms d'esprits mercuriels qui mettront en fuite les mouches et tous les ennemis de ses marchandises. Sous le seuil de sa porte, il enterrera un aimant pour attirer les galants qui portent des éperons. Ceux-là, une fois entrés, la foule suivra. Il importe aussi qu'il y ait sur son étalage un bonhomme de bois figurant le Vice (4), et du fard de cour pour attirer les dames.
Abel est émerveillé. Il voulait ne donner au docteur qu'une pièce d'argent; le capitaine Face lui reproche tous bas sa lésinerie; il fait le sacrifice d'une pièce d'or (portague) qu'il tenait en réserve depuis six mois; de plus, il promet au docteur une provision de bon tabac et une pièce de Damas, s'il veut lui marquer sur l'almanach ses jours malheureux, ceux où il serait dangereux pour lui d'entreprendre aucune affaire. Enfin, il demande une idée pour son enseigne. Le docteur Subtil, après quelque méditation, décompose le nom du jeune garçon en rébus: une cloche (a bell), un personnage nommé Dee (d), vêtu d'une robe grossière (rug) qu'un chien veut mordre en grondant (er) : Abel Drugger (5). "Ces signes mystiques, dit le docteur, ont la vertu secrète de forcer par l'efficacité de leurs invisibles rayons  les passants à s'arrêter et à s'approcher de la boutique, comme si quelque chaîne mystérieuse les y attirait."
De si belles espérances excitent l'ambition d'Abel Drugger. Il a pour voisine une jeune veuve très-riche, et il voudrait savoir s'il pourrait aspirer à sa main. Il la connaît peu, mais il a été assez heureux pour lui vendre du fard et même quelques médecines, et il est persuadé qu'il possède sa confiance.
La gravure que nous reproduisons représente Abel  Drugger, au moment où il fait cette confidence aux deux fripons.



Subtil et Face invitent Abel à leur amener la riche veuve dont ils espèrent déjà faire leur dupe: c'est le nœud de l'intrigue. Cette veuve qui cherche un mari, son frère, gentilhomme campagnard, qui demande le secret de régler les querelles et les duels (c'était alors une science très-raffinée) (6), un clerc de procureur qui veut un talisman pour gagner toujours au jeu et dans les paris, des puritains hollandais qui cherche l'or potable pour opérer des conversions, quelques autres personnages encore viennent exposer devant le spectateur les ridicules du temps. Chacun d'eux est tour à tour exploité par le docteur et Jérémie, qui, le soir venu, et au moment où il comptent leur gain en méditant de se voler l'un l'autre, sont surpris par le retour imprévu du bourgeois et chassés.
Malgré le mérite incontestable de l'Alchimiste, plusieurs autres comédies de Ben Jonson sont plus célèbres. On a traduit en français son Volpone, son Épicène ou la femme silencieuse, et Chacun dans son caractère (Every man in his humour). Les tragédies de Ben Jonson, Sejan, Catilina, ses masques, ses pastorales, ses élégies, ses épigrammes, témoignent, aussi bien dans ses comédies, d'un esprit supérieur, d'une imagination puissante et d'une rare érudition. Il était né à Westminster en 1574. Dans sa jeunesse, il avait travaillé comme manœuvre avec son beau-père qui était maçon. Il s'était ensuite enrôlé comme soldat, et il avait servi dans les Flandres. Il s'y était signalé en provoquant un soldat ennemi dans un combat singulier, et en le frappant mortellement en présence des deux armées. Après une campagne ou deux, il était revenu à Londres pour s'y livrer à son goût pour les lettres, et en particulier pour le théâtre. Un duel, où il eut le malheur de tuer son adversaire, le fit arrêter. Un prêtre le visita dans sa prison et le convertit au catholicisme. Il se maria et eut deux enfants qui moururent jeunes. Il parvint à une renommée presque égale à celles de ses illustres contemporains Shakespeare et Fletcher (7) : Il avait été longtemps le poète favori de la cour. Toutefois sa vieillesse fut triste et misérable: il mourut en 1637, âgé de soixante-trois ans, pauvre, veuf et sans enfants. Il fut enterré à l'abbaye de Westminster, et l'on grava sur la pierre de sa tombe ces seuls mots: O rare Ben Jonson.


(1) Quartier de Londres habité alors presque exclusivement par des fondeurs,etc.
(2) Les haricots verts.
(3) Pour allumer les pipes. On prétendait qu'un charbon de genévrier couvert de ses propres cendres pouvait brûler toute une année sans se consumer.
(4) Personnage comique des anciennes moralités.
(5) Ces enseignes en rébus, dont se moque Ben Jonson, étaient à la mode dans toutes les grandes villes d'Europe.
(6) Les écrits satyriques de ce temps témoignent des règles étranges et minutieuses que l'on était convenu d'observer dans les affaires d'honneur. Si la cause du duel, par exemple, était un démenti, les témoins devaient examiner si le démenti était direct ou circonstanciel (Shaksp. As you like it, acr. V, sc.VI), ou, en d'autres termes, s'il avait été circulaire, ou oblique, ou demi-circulaire, ou parallèle (Fletcher, queen of Corinth, act. IV, sc.I)
(7) Shakespeare est mort en 1616, à l'âge de cinquante-trois ans, et Fletcher en 1625, à l'âge de quarante-neuf.

Magasin Pittoresque, 1849.

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