mercredi 30 juillet 2014

L'agioteur.

L'agioteur.


Il en est de certains mots comme de certains hommes: démentant une honnête origine, un jour il leur arrive de faire fausse route; puis, pervertis peu à peu, en se mêlant aux intérêts et aux intrigues du monde, ils finissent par tomber au plus bas dans le mépris commun. C'est ce qui advint, par exemple, aux mots agio, agiotage, que nous devons au pays où la science moderne du commerce international fut créée. Détournés de leur sens originel, ils n'évoquent plus dans notre esprit que les idées d'usure, de jeu déloyal, et voire même de manœuvres coupables, pour s'assurer les chances d'un gain frauduleux. Autre était jadis la signification exacte de ces mots que la spéculation immorale a si abusivement compromis.
"Il ne faut que se parler pour s'entendre l'un l'autre" disent les bonnes gens. Nous ajouterons que pour s'entendre sur la valeur morale des faits, il faut d'abord se mettre d'accord sur les termes qui les caractérisent précisément.
L'agio, qui nous vient de l'italien aggio (droit de change), ou littéralement agio (aise, aide), était la légitime rémunération du banquier qui facilitait, d'un pays à un autre, le transport ou le change des espèces métalliques. Le taux se l'agio avait et a encore pour base la différence entre la valeur nominale ou de convention de ces espèces, et leur valeur réelle. Cette différence varie non seulement selon le pays de provenance et celui d'importation, mais encore dans le pays d'origine lui-même, soit que la valeur conventionnelle de la monnaie s'y modifie au gré du caprice de la souveraineté absolue, soit qu'elle suive naturellement les fluctuations d'abondance ou de rareté  des métaux précieux dans ce pays.
On nomme change l'agio qui s'exerce sur les espèces métalliques; escompte, celui qui résulte de l'échange du papier contre la monnaie d'or ou d'argent.
L'escompte a une limite fixée par la loi; celui qui l'outre-passe, commet le délit d'usure que la loi punit.
Ainsi, dans l'origine, la profession de l'agioteur n'était autre que celle du banquier d'aujourd'hui. La crise financière de 1720 à 1721 (système de Law), en poussant par la soif de l'or à toutes les mauvaises actions qui la surexcite au lieu de la satisfaire, a fait du nom d'agioteur l'équivalent de joueur scandaleux et de fauteur de la misère publique. Des exemples fameux n'ont que trop bien justifié la synonymie.



Soit, réservons au mot agiotage son sens infamant, puisqu'il ne tend qu'à fonder la fortune d'un seul sur le mépris du besoin de tous; mais alors gardons-nous de le confondre avec celui de spéculation; car la spéculation exactement dite, c'est à dire honnêtement calculée, s'élève quelquefois jusqu'à une vue d'intérêt général. Ainsi, le spéculateur achète une marchandise au lieu où elle vaut le moins, pour la revendre au lieu où elle vaut le plus; la rendant plus abondante, il en fait baisser le prix et la met à la portée d'un plus grand nombre de consommateurs ou bien il retire telle marchandise de la circulation quand elle y surabonde, pour l'y verser de nouveau quand elle est devenue trop rare, et de cette façon le spéculateur rétablit l'équilibre entre l'offre et la demande.
Spéculer, c'est voir et prévoir.
Celui qui applique son intelligence à la prévision des besoins généraux est un citoyen utile; il faut respecter les fortunes qui s'accroissent en raison des services rendus: il n'en est pas de plus légitimes que celles-là.
L'image qui a donné lieu aux précédentes réflexions rappelle une époque dont le Magasin Pittoresque a plus d'une fois entretenu ses lecteurs. Elle montre comment, de simples valets qu'ils étaient la veille, tant de faquins sont devenus maîtres le lendemain. On peut encore aujourd'hui se railler de ces hasards de la fortune, mais sans oublier, toutefois, qu'il n'y a plus chez nous de castes retranchées dans leurs privilèges, mais une échelle sociale accessible à tous. Il suffit, pour en gravir les échelons, d'être soutenu par l'amour du travail, par le mérite personnel et la conscience de son devoir.
Courage donc à qui veut s'élever! honneur à qui s'élève!

Magasin Pittoresque, 1866.

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