dimanche 13 juillet 2014

La mappemonde de Ranulphe de Hyggeden.

La mappemonde de Ranulphe de Hyggeden.


Nous avons publié, en 1840,  une mappemonde saxonne du dixième siècle; celle que nous donnons aujourd'hui est du quatorzième. Plus de quatre cents ans s'étaient écoulés entre le dessin de l'une et de l'autre; toutefois les idées n'avaient presque point changé. Les connaissances de celui qui traça la seconde n'étaient guère supérieures à celles du premier. Cette mappemonde est, comme la précédente, un informe dessin dans lequel les masses principales ont leur situation respective, où beaucoup de détails ne l'ont pas; c'est une sorte d'esquisse dans laquelle on semble ne s'être proposé d'autres buts que de rattacher une nomenclature à une sorte de trame imparfaite, mais suffisante pour guider dans la lecture d'un récit historique.
Cette nomenclature a encore ici pour base la nomenclature vulgaire d'un des géographes latins de l'antiquité, au milieu de laquelle l'écrivain a enchâssé celle qui lui était plus particulièrement connue. Ainsi les noms qui se rattachent à la géographie du Nord y sont nombreux, parce que le dessinateur était lui-même un homme du Nord. 



Comme chrétien, pénétré des récits bibliques, il étend la géographie sacrée sur un espace démesurément grand et qui n'est aucunement en rapport avec les régions voisines. A elle seule elle occupe la moitié de l'Asie. Le Jourdain (Jordanus)  descend bien du Liban pour aller verser ses eaux dans la mer morte (mare Mortuum). Mais la Phénicie (Fenicia) est au sud du lac Maudit, dans les terres; Madian est voisin de la Chaldée (Chaldea); l'Euphrate, unissant le Taurus au Liban, n'a pas d'embouchure, et la Mésopotamie est sur sa rive droite, au lieu d'être placée à sa gauche. Les territoires d'Effraym et de Gallad, appuyés sur l'Euphrate, viennent mourir au pied du Sinaï (mons Sina). Au pied de la sainte montagne, une bande jetée sur la mer rouge (mare Rubrum) indique le lieu de passage des Hébreux (transitus Hebreorum). A l'extrémité de l'Arabie, Saba, le royaume de la reine Malkhis, si célèbre dans la légende de Salomon, tient une large place. Jérusalem, encore orthographiée par abréviation Ilm, est la seule ville des régions orientales que l'on ait désignée par une indication graphique particulière.
L'Afrique ne présente rien de bien particulier. L'Ethiopie orientale et occidentale, qui en marque les bornes au midi, s'étend le long des rives de l'Océan (Oceanus Egypti, l'Océan d'Egypte, expression particulière à cette carte) , comme dans la mappemonde homérique. Par suite du peu de largeur du continent, le Nil (flumen Nilus) a décrit ces contours bizarres et rapprochés, déjà dessinés dans le planisphère saxon; mais ici le fleuve arrive nettement jusqu'à la Méditérannée, ce qui est difficile à déterminer dans le dessin de Ranulphe. L'existence du Sahara est indiquée par une mer aréneuse ou de sable (mare Arcnosum) que touche le grand fleuve.
Le soin avec lequel les îles britanniques sont traitées dans la carte de la bibliothèque Cottonienne montre suffisamment quel a été le lieu où elle a été rédigée, tandis que dans celle que nous examinons aujourd'hui, on est amené infailliblement à la considérer comme ayant été dessinée sur le continent, à Paris peut être. En effet, Parisius, objet d'une désignation particulière, s'élève au centre d'un territoire autour duquel viennent se grouper les noms des différentes provinces de France: la Picardie, la Normandie, la Pictavie (le Poitou), l'Aquitaine, la Vasconie (la Gascogne), la Navarre, la Burgundie (la Bourgogne) . Du reste, près de là, même désordre dans les régions sacrées. L'Aragon et la Catalogne ne sont pas en Espagne, et la Campanie, franchissant la mer, vient se placer près de la Provence. Le Rhône meurt au milieu de cette étrange confusion, après être venu des mêmes lieux que le Rhin. Malgré les connaissances de l'auteur sur les pays germaniques, connaissances démontrées par l'abondance des noms (Belgique, Brabant, Flandre, Séland, Frisons, Allemagne, Rhétique, Franconie, Thuringe, Westphalie, Saxonie, Alanie, Boémie) , il place le Hainaut et la Hollande côte à côte sur la rive gauche du Rhin; La Dacie et la Norvège sont pour lui deux îles, dont l'une, la dernière est voisine de l'Irlande. En s'avançant plus au nord, ses idées sont tellement confuses que la Gothie est voisine des monts Riphées, et que la Scandinavie, s'avançant vers l'Asie mineure, se trouve limitrophe des Amazones, entre la mer de l'Hircanie et l'Hibérie. Il nous faudrait trop de temps et d'espace pour relever toutes les autres erreurs. Cependant, reconnaissons que pour l'Europe continentale, la carte de Ranulphe est bien supérieure à la mappemonde saxonne.
Cette idée systématique des anciens que les principales mers intérieures de l'ancien monde étaient des golfes formés par l'Océan aux limites du monde, se retrouve dans l'un et l'autre de ces monuments géographiques. La Méditerranée, la mer Caspienne et la mer Rouge, ont toutes la même origine; mais ce qu'il y a de singulier, c'est qu'il en est de même des Palus Méotides (mer d'Azof) qui sont séparés de la mer Noire. Dans la Méditerranée, les îles se suivent, pour ainsi dire régulièrement, depuis Gadès (l'île de Cadix), qui est l'entrée, jusqu'à Pathmos, le lieu d'exil de saint Jean, l'endroit où fut écrit l'Apocalypse, qui est l'extrémité opposée. Comment Pathmos, île de l'Archipel, qui eût été mieux placée près de Candie, est-elle venue se placer si loin de son emplacement? Cela n'est pas trop explicable. Quant à Colchos, qui s'étale au milieu d'une mer dans laquelle il faut reconnaître la mer Noire, c'est un très lointain souvenir des poésies du chantre divin d'Ilion.
L'Océan, le grand Océan, l'infranchissable limite, est ici un large fleuve qui enceint dans sa course lointaine le Paradis, le lieu où se passe cette scène que les Grecs ont si gracieusement représentée par la fable de Pandore. Au milieu de ce courant éternel, qui prend le nom d'océan Scythique, là celui d'océan d'Egypte, surnagent quelques terres isolées, appendice des continents voisins: l'île d'Apollon, que les anciens faisaient voisines des bouches de l'Ister, et d'où Luculius avait apporté l'Apollon du Capitole; la Vinland, témoignage des découvertes américaines et anté-colombiennes des navigateurs du Nord; Tilé, la vieille Thulé des Grecs; les îles Salie et Malie, Canaria, et l'île Fortunée, qui a pour pendants l'Anglie (l'Angleterre), la Walha (Galles), l'Hibernie (l'Irlande), la Scotie (l'Ecosse) et Man, autant d'îles. Evidemment, ce dessinateur n'était pas anglais.
La carte est coloriée. L'Océan, la Méditerranée et les fleuves y sont peints en vert noir uni. Les limites des contrées entre-elles sont représentées par des petites lignes vermillonnées.
Comme dans la carte saxonne, l'orientation est telle que le sud est à droite, le nord à gauche, le couchant au bas de la carte.
On attribue cette mappemonde curieuse à Ranulphe de Hyggeden (on écrit aussi Ralphe Hyggeden, Higden ou Hykeden). C'était un savant bénédictin de Saint-Werberg, dans le comté de Chester en Aquitaine, où il mourut vers 1360. Il est l'auteur d'un ouvrage historique, intitulé Polychronicon, la Multiple chronique, divisé en sept livres, dont le premier contient une description de toutes les contrées. Il importe, au reste, de faire observer que le Polychronicon a été plusieurs fois transcrit, et que chacun des copistes peut avoir modifié la carte primitive selon ses connaissances personnelles.

Magasin Pittoresque, 1849.

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