samedi 12 juillet 2014

Ceux dont on parle.

La femme du lecteur du "Temps".

Le lecteur du Temps est toujours marié. Il a donc une femme. Elle est à plaindre.

Ils voyagent quelquefois côte à côte, quand madame va à Paris ou en revient pour cause d'emplettes ou tout autre prétexte; car la qualité du lecteur du Temps n'est pas un préservatif.
La présence de la femme du lecteur du Temps n'a aucune influence sur lui. Il est plus absorbé que jamais. Elle essaye parfois une timide question; elle risque un sourire, elle tente un regard. Il riposte par un geste de mauvaise humeur et, si elle persiste, ouvre le journal tout grand, ce qui crée une sorte de banquette irlandaise entre sa femme et lui.
La femme du lecteur du Temps n'a jamais son tour. Elle a essayé de lire ce journal, mais elle n'est pas à la hauteur. Les faits divers sont académiques, le feuilleton scientifique et les tribunaux amphigouriques. Elle connaît Deschamps, mais elle a peur de ne pas le comprendre.
Chez elle, la femme du lecteur du Temps n'échappe pas au fléau.
Le mari dîne et, à peine au café, reprend sa lecture. Le jour baisse, on allume la lampe. Il lit toujours. Elle boit un petit verre d'anisette. Il lit toujours. Elle quitte sa broderie et fait une réussite. Il lit toujours. Elle joue avec sa levrette ou sa chatte. Il lit toujours. Elle se met au piano. Il lit toujours.



La femme du lecteur du Temps se venge par des sarcasmes.
- Quand tu auras fini, tu me le réciteras, dit-elle.
Non, il ne récite pas son journal. Il le mastique, l'avale, le digère, se l'assimile et ne le rend pas. La femme du lecteur du Temps, de guerre lasse, se couche. Son mari la rejoint bientôt. Le Temps couche avec eux. Elle le sent près d'elle comme un mur, comme un glacier.
Néanmoins, la femme du lecteur du Temps aime son mari. Elle le considère comme atteint d'un rhumatisme incurable, d'une espèce d'asthme chronique.
Aussi le Temps n'a-t-il jamais été cause d'une séparation judiciaire et ne mérite-t-il pas d'être inscrit dans la loi Naquet parmi les motifs qui peuvent amener le divorce.
Il est, au contraire, un dérivatif puissant à la mauvaise humeur de madame. On se taquine, on se querelle un peu. L'occasion revient chaque jour à la même heure; c'est un virus cultivé. Il vaccine et ne tue pas.
La femme du lecteur du Temps a des enfants. Elle ne peut s'empêcher de pleurer en leur apprenant à lire. Elle craint de propager l'espèce, et elle pense aux femmes de l'avenir.

                                                                                                                   Albert Millaud.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 13 septembre 1903.



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