dimanche 15 juin 2014

Une hottée d'enfants.

Une hottée d'enfants.

Le Bagage de Croquemitaine, l'un des succès du Salon de 1874, rapidement popularisé par la photographie, a, dès son apparition, rappelés aux visiteurs de l'Exposition précédente une autre toile du même artiste intitulée: un Jeune criminel. Nul n'a passé indifférent devant cette saisissante image de l'une des misères de la petite enfance.



Le criminel dont il s'agit était un pauvre petit nourrisson, âgé de huit à dix mois au plus, coupable inconscient s'il en fut, qu'une terrible justicière, sa nourrice, a impitoyablement condamné au clou; c'est à dire a demeurer suspendu par les bretelles de son maillot à quelques pieds au-dessus du sol, comme un vêtement au porte-manteau.
La mise en scène de ce méfait trop fréquent dans le commerce de l'allaitement mercenaire, que la foule contemplait avec un sourire de compassion pour le supplicié, me fixa longtemps sur place; ce spectacle avait pour moi l'intérêt d'une infortune personnelle. C'était, après soixante-quinze ans et plus, le souvenir d'une époque où rien ne pouvait encore se graver dans ma mémoire. Tel M. Lobrichon nous a montré son bébé martyr, tel ma mère assurait m'avoir retrouvé à la hauteur du clou patibulaire et criant la faim dans une chaumière du village de Solognolles.
Il est des nourrices consciencieuses; mais cependant, que Dieu préserve les mères de n'avoir pas la force de nourrir leurs enfants!
A ce tableau qu'on peut supposer peint d'après nature, l'artiste a voulu donner un pendant; il l'a puisé, cette fois, dans le domaine de la fantaisie: c'est de notre vieille légende de Croquemitaine qu'il s'est inspiré. Est-il nécessaire de rappeler que, suivant quelques étymologistes, le mot de cet épouvantail des enfants constitue un parfait barbarisme? Il a été formé par l'accouplement hétérogène du mot français croqueur, et du mot flamand metjien (petite fille) : celui qui croque les petites filles.
De même que ce héros d'un roman jadis, mais depuis justement tombé du ridicule dans l'oubli, l'infatigable punisseur de marmots indociles est partout, il voit tout et il entend tout. Lorsqu'une mère se sent impuissante à vaincre l'obstination ou les emportements d'un caractère rétif, elle appelle Croquemitaine à son aide, et le hasard veut qu'il se trouve précisément en tournée du côté où l'on a besoin de son intervention: il vient aussitôt, et, de ses mains crochues comme des serres d'oiseau de proie, il enlève l'incorrigible et le fourre dans sa hotte.
La journée de Croquemitaine est finie; il a déposé à terre sa dernière récolte: encore cinq coupables à punir. Il suffit d'envisager ceux-ci pour deviner, à l'expression de la physionomie, à la vérité du geste et de l'attitude, le penchant mauvais qui a livré chacun d'eux à l'inflexible sévérité de Croquemitaine. L'artiste, qui excelle à peindre des figures d'enfant, a mis ici sous nos yeux, comme une gamme ascendante, le boudeur, la têtue impassible, l'enfant sans soin, l'enfant colère, et la petite orgueilleuse; les verges, arborées comme enseigne au sommet de la hotte, disent le sort qui les attend avant de tomber sous la dent de l'ogre légendaire.
Si l'on peut admettre, au point de vue de l'art, une tradition qui a fourni au peintre l'occasion de nous donner une nouvelle preuve de son talent, on ne saurait la répudier avec trop d'énergie comme moyen d'intimidation à l'égard des enfants. Un double danger menace, en ce cas, la solitude maternelle et la confiance filiale: ou l'enfant prendra pour vérité le mensonge, et il deviendra pusillanime, superstitieux, idiot: ou quand il aura cessé de croire, il se souviendra que sa mère a pu le tromper. L'enseignement par l'épouvante abrutit, il n'instruit pas; par le mensonge, il tue le respect dû à celui qui enseigne.

Magasin Pittoresque, 1875.

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