samedi 3 mai 2014

La vie mondaine.

La vie mondaine.

L'échéance des vacances scolaires précipite les départs. L'Exposition n'a pu réaliser le rêve de Paris-Villégiature, et ceux qu'aucun devoir ne retient au foyer, s'en vont au loin jouir des mille douceurs de la vie champêtre.



Les femmes d'aujourd'hui passent volontiers la moitié de l'année loin de Paris. En juillet, elles font une cure dans les stations thermales ou sur les bords de l'Océan, puis, elles vont en leurs villas ou leurs châteaux attendre l'époque joyeuse des rendez-vous de chasse. Elles s'y créent des relations de bon voisinage, qui suffisent à leur faire apprécier le calme des champs et la fraîcheur des bois. De temps à autre, elles réunissent leurs amis en des agapes intimes. 
Les invitations pour les plages ou les lacs de la Suisse sont, cette année, très à la mode. 



Les billets illustrés ou les cartes ornées de dessins spirituels que l'on envoie, portent les indications précises sur les voies les plus directes que l'on doit prendre. Quelques humoristes "fin de siècle" les ont ainsi libellés: "A M. ou Mme de X..., bon pour un déjeuner à prendre le 20 août prochain, chez M. et Mme... , en leur villa d'E... " Si l'invitation est pour plusieurs jours ou quelques semaines, on envoie un billet de logement, qui spécifie la date pour laquelle on est convié. C'est original et fort bien accueilli. Il est rare, en effet, qu'une semblable invitation, qui apporte dans son enveloppe, comme un parfum de liberté joyeuse, soit refusée; on devine que l'étiquette  et le cérémonial seront mis à l'index, et que, sans gêne, on pourra paresser et jouir de tous les agréments de la villégiature, plaisir d'autant plus apprécié qu'il est rare.
Quant aux toilettes, elles doivent être simples, de bon goût, mais d'une coupe irréprochable. Outre le costume de voyage, les élégantes se font faire pour les promenades matinales des jupes de flanelle de ton écru ou crème, rayée de filets de la teinte assortie aux corsages-vestes, qui sont en lainage uni. Elles choisissent également un costume à damier minuscule, taillé d'une seule pièce, comme les robes princesse de jadis; cela a beaucoup de cachet, accompagné de la grande capeline de dentelle ou de batiste, légère comme un nuage, qui abrite si coquettement le visage de nos jolies femmes. 



Les toilettes pour l'après-midi ressemblent à des rêves réalisés, elles sont faites d'étoffes vaporeuses aux teintes claires: batiste, mohair, foulard ou linon semé de fleurs, brodé de pois avec mancherons et guimpe de guipure ou fichu menteur, fixé par une fleur en émail. Les excursions en voiture étant une des principales distinctions de la campagne, il est bon de se munir de la grande mante en surah changeant, froncée à l'encolure de la taille, avec vaste capuchon bonne-femme et manches très amples ruchées de dentelle aux poignets. Pour les jours frais, on emporte une grande cape, de forme toute nouvelle, faite en vigogne, froncée autour des épaules sur un empiècement de ton clair, brodé en camaïeu. Les chapeaux à larges visières sont jonchés d'iris, de pois de senteur ou de roses. Les ombrelles varient avec large toilette, les cannes sont très simples, en bois naturel renfermant un éventail artistique et un flacon à parfum.




Le high-life parisien a mis à la mode les plaisirs exotiques, rue Pergolèse, ce sont les courses de taureaux qui se préparent; au Cirque d'Hiver, c'est la représentation de scènes de la vie espagnole, qui donnent la véritable couleur des mœurs locales. Enfin, le Vaudeville a inauguré ses soirées d'Espagne devant un parterre de jolies femmes; on pouvait se croire en plein hiver, à un de ces galas artistiques et mondains pour lesquelles la coquetterie féminine met toutes voiles dehors. Les charmantes femmes de la colonie espagnole étaient venues applaudir la voie chaude et puissante de Mme Elena Sanz. Leurs toilettes claires et neigeuses répandaient comme un parfum de fraîcheur dans la salle. L'une d'elles, la plus jolie peut-être, était vêtue d'un petit chef-d'oeuvre parisien; il nous a rappelé cette gracieuse définition d'un aimable écrivain qui a dit que la robe est la poésie du corps. Un poème, en effet, que cette toilette faite en linon crème, à rayures vert Nil, souligné d'un volant d'Alençon. Sur le corsage était artistiquement disposé un fichu de même point, fixé de côté par un papillon en émail, et brillant; il se perdait à la taille sous une ceinture de surah Nil, pour reparaître et se continuer en cascade jusqu'au bas de la jupe. Le vaste chapeau à la Watteau était rehaussé de point d'Alençon que nouait un ruban de velours vieux rose et vert pâle.
Bien pittoresque et plein de contraste le tableau qu'offre, en ce moment, le petite salle du Conservatoire. Chaque jour, on y peut entendre des cris de joie et des grincements de dents. C'est l'époque des concours, concours dits publics, auquel le public n'assiste jamais, la salle pouvant à peine contenir les intéressés. Chacune de ces séances a son public spécial, toujours le même, composé de critiques, auteurs et compositeurs, parent et amis des concurrents, auxquels peuvent à grand peine se joindre quelques femmes du monde attardées à Paris. Tout ce public est attentif, quelquefois bruyant, mais toujours anxieux et vibrant d'enthousiasme. De-ci, de-là, on aperçoit au parterre et dans les loges, des personnalités connues, quelques jolis minois de femmes artistes, anciennes concurrentes, aujourd'hui arrivées à la réalisation de leur rêve, et dont les toilettes excentriques, mais toujours seyantes, allument bien des convoitises dans le cœur des aspirantes, Alboni ou Rachel de demain.

                                                                                                          Le Masque de Velours.

Revue Illustrée, Juin 1889 - Décembre 1889.

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