vendredi 16 mai 2014

La politesse en chemin de fer.

La politesse en chemin de fer.

La politesse à observer vis-à-vis des inconnus qui sont pour quelques heures nos compagnons de voyage est faite toute entière de réserve et de discrétion.
La tenue correcte de l'homme poli affirme qu'il ne veut en rien gêner les autres; mais elle laisse entendre en même temps qu'il prétend ne pas se mêler à leur vie ni leur permettre de s'introduire dans la sienne. Il ne s'agit pas, dans un wagon, de donner aux indifférents qui vous entourent l'impression d'un homme aimable, gai, profond ou savant, il suffit qu'on ne les incommode pas.
Cette attitude irréprochable et froide, indique immédiatement l'homme bien élevé, celui qui ne sera ni opportun, ni grincheux, ni querelleur, ni obséquieux, ni indiscret.
Lorsqu'on a la chance de rencontrer de semblables voyageurs, on ne saurait trop les apprécier; ils sont rares; mais ceux qui manquent aux règles du savoir-vivre en voyage le font moins par mauvaise volonté que par ignorance.

Comment on entre dans un wagon.

Après avoir ouvert la portière sans violence, on jette un coup d’œil discret à l'intérieur; inutile de prendre l'air bourru et sévère d'un inspecteur en tournée; si le compartiment ne vous convient pas, on referme la portière sans faire la moindre remarque désobligeante. Si des paquets répandus sur les banquettes font deviner le subterfuge des places indûment retenues, on demande simplement aux personnes présentes si elles sont réellement gardées; sur leur réponse négative, on peut s'installer.
Un voyageur seul s'arrangera de façon à réduire son bagage à main au poids qu'il peut supporter lui-même dans réclamer l'aide des voyageurs déjà installés; quand plusieurs personnes voyagent ensemble, l'une d'elle monte sans paquet et prend successivement les colis des autres, afin de leur permettre de monter plus facilement. En entrant les messieurs soulèvent leur chapeau.

Quelle place choisir?

Parmi les places libres, on peut choisir celle qui plaît le mieux; de préférence on s'éloigne des voyageurs déjà installés, surtout s'ils causent entre eux, afin de ne les gêner en rien dans leur conversation. Quand une famille s'installe dans un compartiment, elle doit se masser à une extrémité; il ne faut pas, à moins d'une nécessité absolue, placer un des membres de la famille à l'écart: si on a un objet à lui donner, une parole à lui adresser, on dérange tous les voyageurs par un va-et-vient fatigant; placées les unes à côté des autres, les personnes qui se connaissent forment un cercle dans lequel on peut parler, manger, jouer sans déranger les autres.

Comment on s'installe.

On place ses paquets à main dans les filets , au dessus de soi, ou sous la banquette quand ils risquent de rouler; on garde sur les genoux un châle, un sac à main ou un livre; on ne met pas entre soi et un voisin tout proche un colis qui peut gêner celui-ci.

Le dîner.

Le repas est, pour les gens qui ne mangent pas, un spectacle peu agréable; il faut le prendre discrètement, sans étalage de victuailles, sans déballage encombrant; sur ses genoux, on étend une serviette, on mange chaque service séparément, faisant disparaître les restes aussitôt; on évitera d'emporter des viandes avec sauces, des os, des mets gras, toutes choses qui exigent un service plus soigné  et des assiettes nombreuses: œufs durs, sandwichs au jambon ou à la viande blanche se mangent aisément.
On boit dans une timbale, jamais à la bouteille.
Le repas terminé, on range ce qui n'a pas été mangé, on jette discrètement les épluchures, on s'essuie les mains, on peut même les parfumer avec une goutte d'eau de rose ou d'eau de Cologne.

Les instruments dangereux en voyage.

Si l'on se sert pour le repas d'une fourchette, d'un couteau, il faut les manier avec précaution; le moindre choc du train pourrait occasionner un accident, et si l'on méprise le danger pour soi, il faut songer que nos voisins peuvent le redouter. Pour la même raison, il n'est pas prudent de travailler à l'aiguille ou au crochet en wagon, de couper les feuillets de son livre avec un canif, etc.

Comment on se met à l'aise.

Lorsque le voyage est long, surtout quand la température est élevée, on éprouve le besoin de se mettre à l'aise; un homme remplace son chapeau par la casquette anglaise; une femme enlève sa voilette, ses gants, son chapeau, son manteau; il n'y a pas d'autres libertés permises, à moins qu'on ne se sente souffrant; il n'est pas d'usage de retirer, en première et en seconde classe, ni son col, ni sa ceinture.

Comment on dort.

On peut dormir en wagon pourvu qu'on ait un sommeil discret; on place un coussin derrière sa tête, on ferme les yeux et, si le sommeil vient, on en profite; mais il faut être assuré que pendant son sommeil on n'étendra pas les jambes, les bras, que la tête ne roulera pas sur l'épaule du voisin et qu'on ne ronflera pas; un sommeil aussi pesant devient encombrant, on ne peut s'y livrer que dans la solitude; après deux ou trois expériences, on sait à quoi s'en tenir; si l'on s'est réveillé dans une pose abandonnée, si on surprend les sourires humiliants de ses compagnons de route, on est fixé. On se contente alors de somnoler; pour plus de sûreté même, certains ne se permettent pas de fermer les paupières.

Peut-on fumer?

Quand on se trouve dans un compartiment de fumeurs, on peut fumer, toutes les personnes qui y sont montées acceptent tacitement qu'on y fume. Dans tout autre compartiment, on ne fume qu'après avoir demandé l'autorisation aux voyageurs présents, encore ne doit-on pas abuser de la permission; on se place de préférence à côté de la portière ouverte et on s'arrange sans affectation pour que la fumée n'arrive sur personne.

Services échangés entre compagnons de route.

En principe, il faut éviter de réclamer le moindre service de ceux qui voyagent avec vous et leur rendre les services qu'ils sollicitent avec empressement et discrétion; ce qu'on demande le plus souvent, ce sont les renseignements sur les heures d'arrivée, sur l'itinéraire, les prix de transports, etc.
On emprunte fort bien un indicateur, des jumelles, un journal; on n'emprunte pas un livre, un verre.
Si un voyageur est malade, on peut offrir des sels, des pastilles de menthe, de l'eau de mélisse; on peut de même, sans en être prié, aider une dame à mettre un lourd colis sur le filet, à l'en descendre, etc.
Le voyageur qui est au coin et qui va dans le sens du train a la libre disposition de la vitre, il peut l'ouvrir ou la fermer à son gré, parce que c'est lui qui souffre directement du courant d'air, des poussières, des escarbilles; mais il doit tenir compte du désir général et s'y prêter de bonne grâce. Si l'on est incommodé par le soleil, on peut prier un voyageur de tirer le rideau, etc.

Comment on quitte le wagon.

On se prépare à descendre du train assez à temps pour ne pas avoir à précipiter ses mouvements et ses emballages à la dernière minute; on peut se lever avant l'arrêt, mais on doit se tenir solidement au filet afin de ne pas tomber sur un voyageur au choc de l'arrêt; en partant, on soulève son chapeau; on adresse un salut plus direct et plus accentué aux personnes à qui l'on a eu l'occasion de parler.

Avec ceux qui ne se gênent pas.

Il y a des voyageurs, comme les Anglais, par exemple, qui voyagent toujours en s'imaginant qu'ils sont tout seuls; leur sans-gêne frise la grossièreté. Avec ceux-là, on n'est tenu à aucun égard, et si l'on ne hurle pas avec les loups, on risque d'être mangé. 
Soyons donc très polis avec les gens  polis, et oublions que nous somme Français avec les Anglais.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 26 juillet 1903.



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