jeudi 15 mai 2014

Chronique du Journal du Dimanche.

Chronique.

C'est bien cette année qu'on peut dire à juste titre, après les beaux jours dont on a joui ces derniers mois, que le printemps est venu passer son hiver à Paris pour y goûter les plaisirs de la ville. La mauvaise saison, avec la douceur dont il lui a plus de se parer, n'a interrompu ni les travaux de construction, ni les travaux champêtres, ni les voyages. Et c'est de là qu'est survenue la bizarre aventure que nous allons rapporter.
M. et madame de B... , unis le 1er février à l'église de Saint-Thomas-d'Aquin, ont voulu s'emparer à la fois de tous les plaisirs que leur offraient leurs vingt ans, leur amour, leur belle position de fortune. Les fêtes de Paris ont été bientôt épuisées, et, un voyage étant presque toujours dans le programme des nouveaux mariés, le beau soleil qui brillait les a engagés à n'en pas différer l'exécution vivement désirée.
Ils choisissent les bords du Rhin. Arrivés dans une de ces villes où le jeu est en permanence, ils entrent par curiosité dans l'un de ces célèbres tripots.
Monsieur et madame risquent d'abord, pour la forme et seulement pour avoir eu le plaisir de jouer, un billet  de cinq cents francs. L'ayant perdu, ils veulent naïvement le regagner; et, en une nuit, la roulette leur emporte deux cent cinquante mille francs. C'étaient tout ce qu'ils possédaient.
La stupéfaction de cette ruine subite les retenait tous les deux immobiles, pétrifiés dans leur hôtel, n'ayant pas l'idée de ce qu'ils pouvaient désormais devenir, et attendant ce que le sort déciderait d'eux.
Mais l'hôtelier, homme très-peu patient, au bout de quelques jours, pendant lesquels aucune de ses notes n'étaient acquittée, met brusquement le jeune et malheureux couple à la porte de sa maison.
Les voilà donc sans pain, sans asile, errant dans une ville étrangère. C'était là que devait aboutir, au bout de quelques semaines, une destinée qui se présentait sous de si brillants auspices. Et pour comble d'amertume, dans cette nuit où ils étaient jetés sur la pavé, une lune limpide parcourait le ciel, représentant pour eux, par la plus cruelle ironie, leur lune de miel.
Si nous apprenons ce que M. et madame de B... sont devenus, nous nous empresserons d'en instruire le lecteur.
En attendant, les abonnés du Dimanche, voyant souvent dans cette feuille le nom de Pierre Dupont, nous pensons leur être agréable en rapportant un trait de la vie du célèbre chansonnier. D'autant mieux que nous empruntons cette anecdote au Courrier du palais de M. Frédéric Thomas, dont l'esprit et la délicatesse de style ajoutent toujours du charme au sujet qu'il traite.
Les événements de décembre venaient de s'accomplir, et Pierre Dupont figurait sur la liste des proscrits. Le chansonnier pensa à son ami Gudin, le peintre de marines, et alla lui demander asile.
Il s'agissait de cacher le réfugié aux cent yeux de la police.
Madame Gudin eut une idée merveilleuse; elle donna un dîner, et à ce dîner elle invita MM. de Morny, Baroche, le maréchal de Saint-Arnaud, enfin les maîtres et ministres de la situation nouvelle. Puis elle fit habiller Pierre Dupont en gentleman, frisure aux cheveux, fine cravate au cou, gants jaunes aux doigts, le tout relevé par l'élégance d'un habit tout battant neuf, et elle le présenta comme un de ses cousins récemment débarqué d'Angleterre.
On se mit à table. Tant que dura le dîner, le cousin fut aussi préoccupé que taciturne. On n'y prit pas trop garde, et ceux qui le remarquèrent mirent l'attitude gênée et le silence du cousin sur le compte de son extranéité et de son ignorance de la langue française.
Le dîner se termina sans encombre, et on passa au salon. Peu d'instants après, madame Gudin alla prendre son cousin, le conduisit tout ému au piano et le pria de chanter. 
Pierre Dupont chanta; il charma les oreilles, il remua les âmes. Les convives s'entre-regardaient, enchantés, ravis, mais stupéfaits, et murmurèrent le nom de Pierre Dupont.
- Pierre Dupont, interrompit madame Gudin, vous l'avez vu, c'est lui-même.
Dupont avait enthousiasmé son auditoire, et les oreilles encore émues ne pouvaient être que reconnaissantes. Madame Gudin ne laissa pas refroidir ce triomphe.
- Messieurs, dit-elle, ce n'est pas tout d'avoir applaudi mon cousin, il faut encore le sauver, et j'ai compté sur vous tous. Je place sous votre protection mon hôte et votre convive. Je ne m'en inquiète plus maintenant car vous m'en répondez.
Tant de témérité devait réussir. Pierre Dupont fut arrêté le lendemain, mais il ne resta que deux jours sous les verrous. M. de Morny le fit rendre à la liberté en disant:
- N'est-il pas bien naturel que la captivité d'un chansonnier finisse par des chansons?

                                                                                                                Paul de Couder.

Journal du Dimanche, 12 avril 1857.

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