mardi 13 mai 2014

Joli mois de mai.

Joli mois de mai.

Voici venir le joli mois des fleurs. Autrefois, dans l'ancienne France, on fêtait le retour du soleil. Toutes les corporations, les marchands, les bourgeois étaient en liesse le 1er mai. A Paris, les clercs de la Basoche (commis d'huissiers, d'avocats, de procureurs au Châtelet) allaient en grande cérémonie planter un arbre (un mai, comme on disait alors) dans la cour du Palais de Justice. Dès le matin, les clercs montaient à cheval; précédés de leur porte-bannière, des trompettes et des fifres, ils parcouraient en caracolant et en pourchassant les servantes tout le faubourg Saint-Germain, puis se rendaient au Châtelet, défilaient devant le lieutenant de police (l'ancêtre de M. Lépine) et enfin arrivaient au Palais de Justice où toute la Basoche, en robes à larges manches, les attendait. L'arbre planté et béni, c'étaient fêtes et ripailles: on dansait à la Courtille, on buvait aux Porcherons et plus d'un brillant clerc ne paraissait pas le lendemain à l'étude de son patron.
Aujourd'hui, bien qu'avec moins d'éclat, on fête encore le mois de mai, dans quelques coins de France. En Lorraine, car, pour nous, c'est toujours la France, n'est-ce pas?, il s'est conservé, dans certains villages, une coutume charmante, d'une poésie très fraîche et vraiment printanière. La veille du 1er mai, les jeunes gens désertent le village, ils battent les bois. On les rencontre, au plus profond des taillis, affairés, courbés, faisant récolte de quelque merveilleuse plante. Ils ne rentrent qu'à la nuit noire. Le lendemain, lorsque les jeunes filles ouvrent leurs fenêtres, elles aperçoivent accrochée à la clenche de la porte, une couronne de feuillage tout frais, faite de jeunes branches d'un vert clair, encore mouillée de rosée. 


En guise de fleurons, des clochettes de muguet, piquées parmi les feuilles, se dressent, toute blanches et embaumées, tandis que de minces bouquets de violettes forment les améthystes de cette couronne  fleurie. Qui a mis là ce délicieux ornement? La couronne ne porte pas, épinglée à ses branches, de carte de visite, mais la jeune fille devine bien, à peu près, elle a quelquefois des surprises!, le nom de celui qui l'a tressée. Elle sait qu'une vieille tradition lorraine affirme que "couronne de feuillage vaut bague de fiançailles" et qu'une jeune fille qui l'à reçue le 1er mai sera demandée en mariage dans l'année! Et la voilà toute heureuse pour aller danser le soir!
Aux jeunes personnes sur qui circulent de fâcheux bruits ou dont l'inconduite est notoire, on accroche à la porte une couronne d'orties, qui fait couler le lendemain bien des larmes de colère.
Les bateliers et les tonneliers bourguignons et francs-comtois célèbrent, eux-aussi, le 1er mai et le plus souvent, ils le fêtent par une bonne "biture". A Gray, pendant le mois d'avril, on fait des économies, on se cotise, on achète un petit fût de vin et on loue une grande barque. Le matin du 1er mai, on embarque le petit fût, on s'installe sur le "bachot" et, bon voyage! Voilà nos tonneliers partis, descendant la Saône, sans même ramer, car le courant les porte; et chantant! et hurlant! et buvant! vingt fois la barque manque de chavirer, et c'est arrivé même à plusieurs reprises; enfin, on atteint les bois de la Vaivre, un bois feuillu, épais, remplis de sources... où l'on met rafraîchir les bouteilles, car les tonneliers ne mouillent que le vin de leurs clients. On tire les provisions, on s'installe sur l'herbe et jusqu'au soir, on fait ripaille. Le soir venu, il s'agit de rentrer. Çà, c'est le revers de la médaille. Le bachot attend, pavoisé de feuillage, de drapeaux tricolores, d'une grande pancarte: "Vive la flotte!" On le détache de la rive; oui, mais le courant, lui, ne rentre pas à Gray, il faut le remonter, lutter contre lui. On attrape les rames, et han! han! on fait de larges brassées. Va te faire fiche! Les bras amollis par l'ivresse n'ont plus de vigueur, le bateau et toute sa cargaison d'ivrognes s'en vont à la dérive! Alors, on regagne le bord, on attache la barque à la longue corde de halage et tout le joyeux équipage s'attelle à la queue leu leu, remorquant son navire. 


On chante à gorge déployée, on s'arrête tous les dix mètres, parce que dame! c'est dur à tirer un bachot chargé d'un tonneau... vide et que la corde fait des ampoules aux mains! Et toute la nuit, pour faire six kilomètres!, les bons tonneliers gris tirent sur le bateau, buttant, jurant, criant. A l'aube, ils arrivent au port et, tout heureux, s'en vont se coucher, disant à leurs épouses furieuses: "Ben quoi! c'est pas tous les jours le 1er mai!"

Mon Dimanche, revue populaire illustrée,  3 mai 1903.

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