mardi 13 mai 2014

Ceux dont on parle.

Le Docteur Poirier.


Le Dr Paul Poirier est un homme heureux. Tout lui a réussi à souhait dans la vie, sans une peine, même légère. Ambitieux, séduisant, remuant, il fit un chemin rapide: interne, prosecteur, docteur à tente ans, agrégé à trente-trois, chirurgien des hôpitaux à tente-six, le voici, à cinquante ans, au faîte des honneurs médicaux, revêtu par la Faculté de la robe rouge tant enviée, le voici titulaire de la chaire d'anatomie, successeur de ses anciens maîtres Farabeuf et Sappey.
En qualité "d'homme heureux", le professeur Poirier ne devrait pas avoir d'histoire; cependant, il y en a pas mal qui courent sur son compte, "des histoires": Que voulez-vous? Il est si beau garçon! Il le sait, d'ailleurs, et avoue volontiers être fort satisfait de son anatomie... personnelle. (Ne pas confondre avec son Anatomie... humaine en 4 volumes, moins personnelle, celle là!).
S'il est "beau garçon", il n'est pas "bel homme"; il est un peu trop petit et il le regrette; sa tête fine et brune d'hidalgo fatigué n'émerge pas assez de la foule, malgré l'appoint de talons surélevés, malgré la cambrure voulue des hanches. Heureusement, "le rouge grandit" disent les couturières; et cette couleur "lui va" à merveille; il n'aurait pas mieux choisi pour mettre en valeur une barbe encore très noire opposée à la chevelure où l'argent domine. Quel dommage qu'il ne fasse pas son cours en robe et en toque! Du coup, les "belles madames" rempliraient les gradins. 


Quelques-unes, d'ailleurs, le guettaient déjà cet hiver dans les cours de l'hôpital Tenon, qu'il traversait chaussé d'exquises petites socques sculptées, par dessus ses "vernis", et drapé dans une... sortie de bal blanche (sic), certainement moins blanche que l'ordinaire pèlerine de ses collègues frileux!
Chirurgien habile et adroit, son service de l'hôpital est recherché des internes, et sa clientèle nombreuse; ses opérés lui gardent une reconnaissance dévouée; et les médecins qui l'appellent en consultation vénèrent son bistouri, qui coupe si bien... la poire en deux. Répandu dans le monde, boulevardier, aimable (surtout pour les journalistes), homme de sport et "chauffeur"passionné, le Dr Poirier a trouvé le temps de faire, jadis, un peu d'anatomie.
Il fut longtemps "chef des Travaux de dissection à l'Ecole pratique" et très populaire parmi les jeunes étudiants auxquels il donnait d'excellents conseils scientifiques, comme, par exemple, de fumer de préférence, en disséquant, la "pipe à couvercle" (qui met "la préparation" à l'abri des cendres), et d'acheter son Traité d'anatomie à l'exclusion de tout autre.
Ce Traité avec ses superbes planches gravées et en couleur, est du reste une oeuvre capitale à laquelle le Dr Poirier consacra de longues années: choisir les collaborateurs les plus compétents, leur distribuer le travail, les presser en cas de retard, leur sourire, leur promettre son appui, voire même plaider contre eux... Ce ne fut pas un mince labeur.
D'ailleurs c'est dans son propre Traité (qu'il n'avait pas encore lu), que le professeur étudie maintenant les matières de son cours. Quel plus bel éloge du livre?
Pendant longtemps, très aimé des étudiants, le Dr Poirier, il y a quelques années, fut en froid avec eux: on le chansonna sans pitié, sur l'air d'En revenant de la revue. Voici le refrain, digne de passer à la postérité:

" J'ai découvert
Que le biceps s'insèr'
Par deux tendons divers
A l'omoplate;
Dans mon Traité
Que j'vous ordonn' d'ach'ter
Nous les avons teintés
En écarlate.

Au récent professeur, la jeunesse médicale a rendu ses faveurs; elle lui a même fait le grand honneur, tout récemment, de choisir son cours pour "chahuter" et "conspuer" le nouveau doyen, le Professeur Debove, successeur du trop bienveillant Brouardel.
Le maître s'est depuis longtemps ménagé d'importantes et utiles amitiés politiques: ses clients peuvent contempler dans son salon une aquarelle, dédicacée S. V. P., du grand artiste qui signe: Waldeck-Rousseau.
Nous le verrons un de ces jours siéger au Sénat, à côté des médecins cumulards Labbé, Peyrot, etc, etc. Pas à la Chambre. Quelle tête ferait Deschanel s'il y avait un autre beau garçon au Palais-Bourbon.

                                                                                                             Dr P. Ritoine.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 10 mai 1903.


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire