jeudi 1 mai 2014

Arrivée de la flotte russe à Toulon.

Arrivée de la flotte russe à Toulon.

Il n'est pas besoin d'être déjà un homme sérieux ou une femme raisonnable, n'est-ce pas, mes chers amis, pour avoir du plaisir, beaucoup de plaisir même à entendre parler des Russes. Je suis sûr que, le mois dernier, votre cœur a battu plus vite et que vos yeux se sont même quelquefois mouillés de larmes quand on a lu devant vous les grands journaux racontant ce qui se passait là-bas, à l'autre bout de la France. Mais malgré ce que vous avez entendu dire de ces belles fêtes de Toulon, malgré ce qu'ont vu ceux d'entre vous qui habitent Paris, vous serez contents, je le sais, de trouver dans votre journal un récit fait pour vous par un heureux témoin de l'inoubliable réception de Toulon.
Venu à Cadix au-devant de la flotte russe, j'ai été reçu par l'amiral Avellan avec une bienveillance dont je garde le plus reconnaissant souvenir.



L'amiral est d'une taille un peu au-dessus de la moyenne; il porte toute sa barbe blonde à peine grisonnante. La première impression qu'il donne est celle d'une grande bonté; ses yeux sont très doux et pourtant son regard est souvent plein d'énergie et de volonté. Sa voix un peu basse est franche et bien timbrée. Il parle le français plus aisément qu'on ne le supposerait au premier abord. En effet, malgré sa réputation de vaillance, l'amiral est un timide; une fois cette timidité vaincue, il s'exprime aisément dans notre langue. Comme il s'excusait devant moi de mal parler français, il m'a dit ce mot charmant qui vous en dira long sur les sentiments qui l'animent pour notre pays: "Les Français devront être indulgents pour mes discours; c'est avec mon cœur que je parlerai, et j'espère que cela me tiendra lieu d'éloquence!"
Trois navires russes étaient à Cadix: le cuirassé Nicolas 1er, qui porte le pavillon de l'amiral Avellan, le croiseur Pamyat Azova et le croiseur de la garde impériale Rynda. L'amiral m'ayant fait le grand honneur de me donner passage jusqu'à Toulon sur son propre navire, nous sommes partis le lundi 12 octobre par un temps splendide qui a duré tout le long du voyage. Nous avons été rejoints devant Carthagène par le croiseur Nakhimoff, et devant Barcelone par la canonnière Teretz. L'escadre étant au complet, nous nous sommes alors dirigés lentement vers les côtes de France, la vitesse étant réglée de manière à n'arriver à Toulon que le 13, dans la matinée. Le cuirassé Nicolas 1er, peint tout en noir, donne une impression de grandeur et de force, avec ses deux énormes canons enfermés dans une tourelle placée à l'avant; son arrière, très élevé, est majestueux. On y voit deux vastes balcons, l'un pour l'amiral, l'autre pour le commandant. Le logement de l'amiral est fort vaste; son salon, qui sert aussi de salle à manger, peut recevoir quarante convives. Les meubles en sont de chêne clair et de velours vert. A côté du salon se trouve un cabinet de travail et une chambre à coucher. L'amiral prend ses repas à midi et à six heures et demie; il a mis le comble à l'amabilité en m'invitant à sa table. Je me suis habitué très vite à la cuisine russe et j'ai trouvé surtout très agréable un petit repas qui précède immédiatement le déjeuner et le dîner. On le sert sur une petite table, non loin de la grande; il se compose d'une foule de hors-d'oeuvre et d'un verre d'eau de vie russe. Très agréable aussi de boire sans cesse des verres de thé avec du citron.
Je ne veux pas oublier de vous parler de deux hôtes habituels du Nicolas 1er, hôtes très choyés quoique un peu bruyants, deux superbes perroquets, dont l'un appartient à l'amiral, l'autre au commandant. Celui de l'amiral est un vieux navigateur, qui a fait sur le Rynda un voyage de trois ans dans le Pacifique; celui du commandant est au contraire un novice qui en est à sa première navigation. Logés à deux étages différents du navire, ces oiseaux s'appellent sans cesse, et pendant la nuit, leurs coups de sifflet répétés dominent par moment la cadence régulière de la machine et le bruit sourd de l'hélice.



Le Pamyat Azova, dont vous voyez ici une reproduction, est un bâtiment récent et très fort. C'est un croiseur redoutable, élégant de forme, ce qui ne gâte rien. Son nom signifie littéralement Mémoire d'Azov; il perpétue le souvenir du vaisseau amiral russe de la bataille de Navarin qui s'appelait Azov et qui se couvrit de gloire dans ce combat célèbre, où les flottes russes et françaises, alliées à la flotte anglaise, détruisirent en 1827 une escadre ottomane. Le Rynda, le Nakhimoff et le Teretz sont des navires très bien tenus et qui font honneur à la marine de nos amis du Nord.
Conformément au programme indiqué, c'est le 13 octobre, dans la matinée, que nous arrivons à Toulon. Il fait un temps merveilleux, un temps à souhait pour provoquer l'enthousiasme. Le gai soleil de Provence illumine la fête. De bonne heure nous apercevons les côtes de France, les hauteurs voisines de Marseille et la Ciotat. Avec nos jumelles nous explorons l'horizon; à huit heures et demie, on signale les bâtiments français qui viennent au devant de nous. Une heure plus tard, ils nous rejoignent: le croiseur Davout marche en tête, suivi de onze torpilleurs ou aviso torpilleurs. Une première salve de treize coups de canons est tirée par le Davout . Le Nicolas 1er lui répond par un salut du même nombre de coups, pendant que la musique joue la Marseillaise et que les marins russes, montés dans la mâture, poussent des hourras enthousiastes. Comme nous ne devons entrer à Toulon qu'à onze heures, nous stoppons. Alors autour de nous viennent croiser des paquebots sur lesquels d'innombrables passagers agitent chapeaux et mouchoirs en criant: " Vive la Russie! Vive le Tsar!" Beaucoup de ces vapeurs ont des musiques qui jouent l'Hymne russe. On leur répond par la Marseillaise. l'enthousiasme va grandissant. Le spectacle est vraiment superbe.
Bientôt nous nous remettons en marche. A onze heures un quart, nous entrons dans la rade en nous frayant à grand'peine un passage au milieu d'une nuées d'embarcations à rames, à voiles, à vapeur remplies à couler bas, qui se poussent, se croisent sur notre passage. Les cris: "Vive la Russie!" redoublent. Ils viennent de partout et augmentent sans cesse. Enfin, nous arrivons au milieu des vingt-cinq ou trente navires de guerre français mouillés devant la ville dans un bel alignement parallèle. Leurs ponts sont aussi couverts de monde, d'officiers aux brillants uniformes, de dames aux toilettes claires. Quand nous approchons, les vivats redoublent plus répétés, plus vibrants encore s'il est possible. Le canon du Nicolas 1er, qui fait un salut, mêle sa grande voix aux acclamations de la foule. Puis nous passons devant le Formidable, le navire amiral de notre escadre. L' Hymne russe retentit. C'est le chef de la flotte française qui rend hommage au chef de la flotte russe. L'heure est solennelle, tous les fronts se découvrent, et devant cette manifestation de sympathie, non pas seulement d'une marine pour une autre marine, mais de toute une nation pour une autre nation, les yeux se remplissent de larmes. A midi sonnant, le Nicolas 1er est amarré à son poste de mouillage. Aussitôt les barques l'entourent de toutes parts, et de chacune d'elles montent des cris enthousiastes  qui vont droit au cœur des officiers russes. Les Etats-majors français envoient des fleurs à leurs amis de Russie, fleurs superbes entourées de magnifiques rubans bleus et blancs. Quand la foule voit cette manifestation se produire, elle laisse éclater bruyamment son allégresse et son enthousiasme.
Bientôt l'amiral va rendre à terre ses visites officielles. Il est acclamé, acclamé encore, acclamé toujours. En son absence, le Nicolas 1er est envahi par d'innombrables visiteurs qui veulent saluer les marins russes ou leur serrer la main. Sur le pont, on chante l'Hymne russe aux accents de la musique de bord; on crie: "Vive la Russie! Vive le Tsar!..."
Ces fêtes de Toulon ont été magnifiques. Nos hôtes ont été touchés et reconnaissants. C'est là qu'ils ont vu pour la première fois, comme l'a dit l'amiral Avellan, combien est grande la sympathie qui unit la France et la Russie.

                                                                                                              Maurice Loir.

Mon Journal, recueil hebdomadaire illustré pour les Enfants, 18 novembre 1893.

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