lundi 24 mars 2014

L'écrevisse mangeuse de coton.

L'écrevisse mangeuse de coton.


Nos gourmets auront peine à imaginer cela: les Américains se plaignent d'avoir trop d'écrevisses! En fait, l'écrevisse joue, dans certains Etats du Sud, le rôle désastreux du lapin australien. Elle détruit les cultures, et la plus intéressante de toute, pour les planteurs, à savoir le coton. A tel point que, pour se défendre, contre elle et pour encourager son extermination, au même titre qu'ailleurs, on tue les vipères, les mulots ou les fouines, certains agriculteurs offrent un sac de farine à quiconque leur apporte un sac d'écrevisses mises à mort.
Le Livre annuel du département de l'Agriculture des Etats-Unis a récemment annoncé que, sur une portion de territoire estimée à un millier de milles carrés, les écrevisses constituent un obstacle considérable à la production normale du coton et du blé. Habitantes des rivières et des ruisseaux, elles envahissent les terrains de culture et mangent les récoltes. L'examen d'un champ de coton, après le passage des écrevisses, qui l'envahissent "comme une nuée de sauterelles", montre qu'elles détachent les jeunes feuilles terminales et qu'elles les emportent ensuite dans leurs retraites, pour les manger. On n'a pu déterminer exactement quel était le pouvoir destructeur d'un seul crustacé, mais on s'est assuré que les écrevisses ne "se mettent à table" qu'une fois leur récolte faite, et qu'elle préfèrent, comme salle à manger, leurs demeures invisibles au ciel ouvert.
Comme elles s'avancent très loin dans les terres, à la recherche de leur nourriture, elles ne sauraient aisément retourner à leurs cours d'eau; elles se nichent donc dans des trous creusés dans le sol. Et l'on peut se représenter à quel point certaines régions sont infectées d'écrevisses, lorsqu'on saura que dans quelques endroits, l'on a pu compter de huit à douze mille trous d'écrevisses par acre. Sur une plantation, vingt-sept grands barils d'écrevisses ont été ramassés dans une saison. Si ce nombre paraît peu de chose, pour le nombre de trous signalé plus haut dans un champ, c'est qu'il faut tenir compte que l'écrevisse est, par nature, un animal solitaire, et que, sauf à certaines périodes, on trouve rarement plus d'un crustacé par trou.
C'est surtout par les temps où les averses sont fréquentes que les ravages des écrevisses se font particulièrement sentir. Si donc il pleut quelque peu après que l'on ait planté les jeunes pousses, les chances de récolte deviennent très aléatoires.
Le département de l'Agriculture affirme que si les écrevisses étaient systématiquement combattues, elles cesseraient bientôt leurs méfaits. Au lieu d'essayer de s'en emparer quand elles sont vivantes, il serait plus expéditif de les écraser du talon ou à coups de bâton. On fait ressortir aussi qu'elle constituent un engrais de premier ordre et, surtout, qu'elles peuvent être employées à nourrir la volaille. Il suffit pour cela de les bouillir, de les mélanger à quelques graines, et de faire sécher le tout au soleil. On affirme que pareille alimentation rend les poules très bonnes pondeuses.
Les Américains, en somme, ont trouvé diverses solutions pour tirer parti de ces détestables écrevisses. Il semble bien qu'ils n'en aient oublié qu'une: c'est de les récolter avec patience et de les vendre cher aux restaurateurs. Il y a assez de cuisiniers français à New-York, pour tenter à cet égard l'éducation du public yankee, le convertir aux vertus de la bisque et de l'aspic aux écrevisses: qu'ils relisent donc un peu Brillat-Savarin.

                                                                                                          André Savignon.

Le Journal de la Jeunesse, premier semestre 1913.

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