samedi 8 février 2014

Marengo.

Marengo.

Près de Saint-Omer s'élève un délicieux et frais village qui a nom Blaudèque.
Là vivaient, au commencement de 1832, dans une simple cabane, une vénérable grand mère, sa fille la veuve François, un jeune enfant, deux vaches nommées Brune et Blonde, et Marengo, le héros de cette histoire.
Le produit de la vente du lait de Brune et Blonde suffisait aux besoins de la modeste famille.

Chaque matin, la veuve François venait à Saint-Omer distribuer sa marchandise à ses pratiques, qui étaient nombreuses, car le lait de Brune et Blonde était justement apprécié: ce n'était pas, comme la crème de Paris, un composé de cervelle de mouton délayée dans l'eau et saupoudrée de quelques grains de blanc d'Espagne: c'était du lait excellent parce que c'était du lait.
Marengo était toujours du voyage. Il traînait une petite charrette sur laquelle était placé les différents pots disposés à l'avance pour chacun des habitués de la ville; le bon caniche s'acquittait de sa tâche avec zèle et intelligence; il savait où commençait et où se terminait sa tournée, et son instinct lui disait assez devant quelles maisons il devait s'arrêter. Aussi Marengo, le chien de la veuve François, faisait-il l'admiration de tous.
Le calme dont jouissait le ménage de Blaudèque ne devait pas durer, le choléra vint porter le deuil dans la pauvre famille. La veuve François fut la première victime, et son fils, pauvre orphelin de dix ans, ayant une vieille grand mère à soutenir, continua les courses matinales à Saint-Omer pour la vente du lait de ses vaches. L'intelligence de Marengo semblait grandir à mesure que le malheur venait accabler ses pauvres maîtres.

Un matin, la petite voiture était attelée, les pots de lait mis à leur place, et Marengo attendait la venue de son jeune maître; mais celui-ci éprouvait les premières atteintes du mal qui devait le conduire au tombeau. Le bon chien, pressentant qu'il devait dès lors se passer de conducteur, se mit seul en route pour Saint-Omer.
Arrivé à la porte de la première pratique, Marengo se mit à aboyer, et il donna à entendre, par ses gémissements, que lui seul représentait la pauvre famille de Blaudèque; il alla ainsi de maison en maison sans en oublier une seule. Chacun prit son pot de lait comme d'habitude, et le remplaça, sur la petite voiture, par le pot vide de la veille.
De retour au logis, Marengo reconnut, par la désolation qui y régnait, qu'il avait bien fait de ne pas attendre le malheureux orphelin.
Depuis ce temps, et pendant plusieurs mois, Marengo, guidé par son admirable instinct, fit seul, chaque jour, sa tournée habituelle. Enfin la vieille grand mère succomba à ses chagrins, et les deux vaches furent vendues par ses héritiers.
Le pauvre Marengo refusa de reconnaître d'autres maîtres; fidèle à ses habitudes, il venait chaque matin aboyer tout seul à la porte de ses anciennes pratiques.
Un soir d'hiver, on le trouva roide et glacé sur le seuil de la cabane de Blandèque.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 7 janvier 1906.


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