samedi 1 février 2014

Au pays des Plougastels.


Au pays des Plougastels.

On devine avec quelle anxiété nos confrères dépêchés à Brest, pour surveiller l'arrivée de Dreyfus, scrutaient la coulée d'horizon gris que l'île de Roscanvel et sa parallèle, Sainte-Anne du Portzic, abandonnent aux lunettes marines...La plus petite voile, yacht ou homardier, était signalée par des guetteurs volontaires.
Or, il advint qu'un reporter qui venait de passer quarante-huit heures accoudé mélancoliquement sur le parapet du cours d'Ajot, à attendre le Sfax et son chargement, aperçut un panache de fumée s'échappant de la cheminée d'un coquet vapeur qui entrait en rade.
Plus de doute, pensa in petto notre reporter. C'est un bâtiment qui n'est pas signalé, ce doit être le Sfax... Ah! gros malins! ajouta-t-il en pointant son index dans la direction de la Préfecture maritime... On ne nous la fait pas à nous!
Dix minutes après, le télégraphe disait aux Parisiens que Dreyfus allait débarquer... Vingt minutes plus tard les mêmes Parisiens apprenaient que le bâtiment pris pour le Sfax, était un petit vapeur, qui faisait le service entre Brest et les côtes d'Angleterre, pour vendre à nos voisins d'outre-manche, les fraises de Plougastel.
Prendre un bâtiment de commerce pour le Sfax, est une erreur possible, surtout pour un Parisien qui est plus familiarisé avec les écoles de natation et les bateaux-lavoirs qu'avec notre flotte de guerre.
Cette histoire, qui fut le plat de résistance de nos veillées, m'a engagé à aller voir pour la Vie Illustrée, non seulement le petit bâtiment incriminé, mais encore les Plougastels, que d'aucuns croient descendus des Phéniciens... et la récolte des fraises.
C'est en Bretagne que la délicieuse reine des primeurs fut importée vers 1690, par un voyageur qui se nommait lui-même Freizier. On ne pouvait trouver meilleur parrain! C'est là, par les coteaux ensoleillés et tempérés de Plougastel, que la fraise est cultivée sur "plateau".
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La cueillette des fraises, par ces paysans, revêtus de costumes bariolés, l'arrangement de ces fruits en rayons pourpres, dans des paniers pareils à des petits cercueils, enfin leur chargement dans le cargo-boat, constituant un spectacle des plus attrayants.
Lauberlach, un des coins privilégiés du plateau de Plougastel, est le centre de la culture et du commerce des fraises bretonnes, la fraise de Mayenne et la fraise du Chili. Ses pentes abruptes, exposées au midi, garanties du vent froid du nord et de l'ouest, semblent disposées tous exprès pour la production hâtive et intense des primeurs.
Chaque matin, pendant la saison des fraises, les expéditeurs syndiqués plougastelliens se réunissent au bourg de Plougastel et s'entendent, d'après les demandes, pour le prix d'achat de la fraise pendant la journée. Il est vrai que la plupart sont cultivateurs eux-mêmes. Ils se rendent ensuite dans les différents villages du "plateau aux fraises" et s'installent dans une aire à battre. C'est là que l'on apporte la "cueillette".



La cueillette est un spectacle digne d'un Millet. C'est une vendange bien intéressante. A tous les coins de route, dans tous les chemins, devant toutes les maisons, des boites sont amoncelées, attendant le fruit délicieux. Alors que, courbés sur la glèbe, les cultivateurs et leurs familles vont, un à un, entre les rangs des fraisiers, recueillir les fruits arrivés à maturité; les paniers ou les hottes pleines sont apportés dans les endroits fixés pour le triage, le pesage, la mise en boites, les empaquetages et les expéditions.
L'opération est la même partout. on met les fraises triées dans de petites boites en bois blanc. Celles-ci ont comme dimensions: 30 centimètres de longueur, 15 de largeur et 12 de hauteur, contiennent 1 kilo et demi à 2 kilos de fraises et se vendent en moyenne 1,25 fr. à 1,85 fr. (de 1 shilling à 1 shilling  6 d.). C'est le prix des primeurs, mais celui-ci diminue à mesure que la saison s'avance, pour tomber souvent à 10 et même à 5 centimes le kilo. Mais en ce moment, où le temps des expéditions va cesser pour l'Angleterre, les cultivateurs de Plougastel vendent leurs fraises en gros aux confiseurs réalisant de ce côté encore de beaux bénéfices. Ces boites uniformes arrivent découpées et préparées de Morlaix, Vannes et Nantes. A Plougastel, on ne fait que les remplir, les monter et les clouer.



Les boites sont ensuite estampillées d'une marque anglaise, puis entassées dans des charrettes, à raison de 200 par chacune et pour 0,15 fr. à 0,18 fr. La douane perçoit encore 1 centime par boite. Les charrettes les amènent, dévalant les pentes du plateau granitique et embaumant l'atmosphère, à la cale d'embarquement, au "Passage" de Plougastel sur la rivière l'Elorn. Au large, le vapeur aux fraises reste à l'ancre.



Là, des chalands, des plates, attendent la précieuse cargaison. Les boites de fraises y sont empilées, puis transbordées sur le vapeur spécial, mouillé dans la rivière de Landerneau.
Tous les jours, de la mi-avril à la fin de juin, cette foire fraisière a lieu. Car, sur les trois navires affrétés spécialement à ce sujet, il y en a toujours un au "Passage" près de la gare de Kerhuon.



Nous allions oublier de noter que chacun emporte 30.000 caisses de fraises à chaque voyage. Celles-ci sont arrimées à bord d'une manière résultant encore de leur forme, qui assure la circulation de l'air et, par suite, la conservation du fruit délicieux qui se gâte vite.

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C'est en 1865 que quelques commerçants, voyant dans l'expédition des fraises plougastelliennes sur Paris une source de revenus rémunérateurs, s'organisèrent dans ce but. Vers 1870, les tâtonnements finirent et l'expédition prit une certaine extension; on ne se contentait plus d'expédier à Brest ou dans la région, on envoyait à Paris et à Saint-Malo par Landerneau. L'expédition en Angleterre remonte à 1872, mais n'a pris une importance considérable que ces années dernières.
D'abord l'exportation avait lieu par Saint-Malo et Southampton dans les steamers du "South-Western and C° ". Chaque paquebot en emportait 70 tonneaux, environ 80.000 kilos dans les trois premiers jours des primeurs.
Devant le succès de ce commerce fructueux, les expéditeurs et les cultivateurs des fraises de Plougastel se sont syndiqués pour leur propre compte, et sont devenus expéditeurs en affrétant des steamers à aménagement spécial et à marche rapide, qui font des voyages continuels entre Brest-Plymouth et Manchester. Les trois grandes sociétés actuelles sont: la Famers-Union, la Schippers-Union et la New-Union, cette dernière comptant exclusivement 50 cultivateurs plougastelliens.
Il fallait arriver à ce grand problème: cueillir les fraises, les trier, les mettre en boites, les embarquer et les faire partir pour l'Angleterre, le même jour, car la fraise se conserve peu, et la récolte abondante n'attend pas sur place.



Les trois vapeurs sont: Gypsy, Killowen et Ville de Rochefort. L'an dernier, ils ont emporté en Angleterre environ 2.500.000 kilos de fraises; et il faut en compter encore 100.000 kilos vendus à Brest, dans les environs ou à Paris. Comme il n'y avait que deux sociétés, chacune a réalisé environ 200.000 francs de bénéfices. On a vu des cultivateurs réaliser chacun jusqu'à 16.000 francs de bénéfice net. Ce qui nous donne, par ces chiffres énormes, une idée approximative de l'extension de la culture des fraises et le colossal commerce que ce petit fruit de peu de durée occasionne pendant la saison.



Dès 1897, le syndicat des "fraisiers" a dépensé 3.000 francs de ficelle pour l'arrimage des bottes à fraises, 10.000 fr. de pourboire et 48.000 fr. d'achat de boites (à raison de 0,15 fr.). Aujourd'hui, plus de 300 hectares de la région sont réservés à la culture des fraises, c'est-à-dire presque tous les champs, produisant 70 quintaux à l'hectare avec un revenu moyen de 2.100 fr., pour cette même superficie.

Les Plougastels sont, je vous l'assure, aussi ignorants de l'affaire Dreyfus, et mêmes des autres événements de la France que le plus obscur des Groënlandais.
Ils vivent dans leurs fraises, et rien que dans leurs fraises. J'ai visité, en compagnie d'un ami connaissant admirablement le pays, une vieille famille de Plougastels.
Sur le seul de la chaumine se tenait, assis et immobile comme une statue, un vieillard âgé de quatre-vingt-dix ans pour le moins, dont le visage était un vieux parchemin terminé par un bouc de barbe blanche. Ce vieillard était une femme, la bisaïeule.
Dans la pièce, une rangée d'enfants était attablée devant une grande jatte de lait; dans le jardin, les parents et la grand-mère des petits cueillaient leurs fraises.
A mon approche, les enfants s'étaient instinctivement réfugiés contre leur bisaïeule, toujours immobile. Les parents étaient accourus, et lorsque mon ami, en quelques mots de breton, m'eut présenté et eut assuré aux enfants  "que je ne mordais pas", je pus caresser les petits, m'asseoir à côté d'eux, et manger ma tartine de pain bis trempée dans le lait.
Je dois dire, d'ailleurs, qu'une heure après, j'étais devenu pour tout le monde un vieux camarade, et que je cueillais, moi aussi, les fraises du jardin.
A la fin de la journée, j'avais une forte courbature dans les reins, mais je ne m'en suis pas plaint.

                                                                                                             Théophile Janvrais.

La Vie Illustrée, 20 juin 1899.

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