samedi 1 février 2014

A New-York: types de la rue.


A New-York: types de la rue.

Independance Day. La fête de l'Indépendance des Etats-Unis a été célébrée avec le bruit... et les accidents accoutumés dans toutes les villes des Etats de l'Union.
A New-York, surtout, les réjouissances ont été des petites saturnales et les Ruggieri et autres artificiers venus du pays du Dante, ont réalisé d'honnêtes bénéfices.
C'est que chez l'oncle Sam, on ne s'amuse que si la poudre parle, histoire de se faire la main, en attendant d'autres Philippines...
De bonne heure, le Dust Sweeper, balayeur, en l'honneur de Washington, a donné un coup de balai à rendre jaloux les peintres de la Renaissance. 



Il faut bien préparer la rue "pour les réjouissances", c'est-à-dire pour les canons minuscules qui éclatent dans les jambes des passants, et autres engins destinés à chauffer l'enthousiasme.




Le balayeur américain n'a rien de commun avec son congénère français, électeur et éligible, enrégimenté dans l'armée de fonctionnaires que les Patagons même ne nous envient plus. c'est un businessman, un homme d'affaire, délégué d'une administration qui spécule sur les ordures et les boues publiques. Il a pour égal l'enleveur de neige dont l'uniforme russe est d'un symbolisme saisissant.



Les rues droites, soigneusement pavées, sont maintenant débarrassées des détritus qui les déshonoraient; alors émergent comme des oiseaux piailleurs, les boot-cleaners, jeunes cireurs de bottes dont les brosses savantes sont à la disposition du public, moyennant quelques cents.



Ceux-là sont encore des hommes d'affaires; ils achètent leur cirage en gros et le débitent ensuite, en se tenant de préférence près des plaques de boues qu'ils entretiennent pieusement.
La rue s'anime, les stripes and stars, c'est-à-dire les bandes et les étoiles qui constituent le drapeau américain, claquent au vent.
Les postmen, facteurs yankees, ouvrent mélancoliquement les boites où les lettres d'affaires, naturellement, ne chôment malgré la date sainte.



Voici le policeman, moins gourmé que le booby londonien, mais aussi moins empressé, moins complaisant.



C'est lui qui répond du désordre, c'est lui qui, tout à l'heure, ramassera les bras, les jambes, les troncs dispersés par les boites à mitraille et autres jouets offensifs utilisés pendant l'Independance Day. C'est lui, enfin, qui renseignera complaisamment les reporters sur le nombre d'yeux crevés, et qui le lendemain, en énumérant les catastrophes dira avec conviction: Very nice! very nice! c'était bien beau.
Quelques voyageurs superficiels ont pu dire légèrement qu'une rue de New-York ressemble à une rue de Londres ou à une rue de Paris.
Pour juger d'un peuple, il faut assister à toutes ses manifestations de joie et de tristesse, à ses deuils et à ses fêtes; et une rue de New-York un jour de fête patriotique ne ressemble à rien de ce que nous Latins, nous pouvons imaginer quelquefois.
C'est que le peuple américain sort d'un creuset où le grand chimiste qu'est Dieu, a allié le sang bleu des anglo-saxons et des germains aux globules violettes des Sioux et des Hurons, et que ce mélange, à la moindre irritation, détonne.
L'émigrant, en posant le pied sur le sol américain sent une énergie nouvelle lui venir avec l'air ambiant, et, en se rappelant que Grant et Garfields, avant d'arriver à la première magistrature du pays traînaient des bateaux sur les chemins de halage, il se dit superbement: "pourquoi pas?"



Aussi il est de la fête, cet émigrant loqueteux qui marchande quelques bretzels, il est de la fête parce qu'il salue son propre avenir, la réalisation d'un rêve entrevu entre deux douleurs.
Dans quelques années il troquera ses haillons sordides contre un complet respectable et, l'on dira de lui: C'est un gentleman qui est digne de (ici le montant de sa fortune). En Amérique la dignité est en raison directe de la dimension du portefeuille et des banknotes qu'il renferme.
Il sera Jay Gould, Vanderbilt ou Mackay, c'est-à-dire un milliardaire audacieux, entreprenant, directeur d'un trust, sorte de syndicat où la fameuse loi d'airain brise des milliers d'êtres.
Découvrez-vous devant l'émigrant car sa fille pourra redorer les blasons qui s'étiolent dans l'armorial de la vieille Europe et il est la souche d'une aristocratie nouvelle.

                                                                                                                  J. Carmant.

La Vie Illustrée, 13 juillet 1899.

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