mercredi 15 janvier 2014

Les chinois aux philippines.

Les chinois aux philippines.


On répute le Chinois d'humeur casanière. Or, il n'existe pas de peuple plus remuant, plus affairé. La moindre ville du Céleste-Empire apparaît aux yeux du voyageur comme le centre d'un commerce dévorant. On dirait une ruche d'abeilles. Ici des cultivateurs labourant les champs, semant et récoltant les moissons; là, des artisans tissant la soie, pétrissant le kaolin ou l'argile; de ce côté des portefaix transportant des marchandises à dos; de cet autre, des mariniers charriant des denrées multiples empilées dans les flancs de leurs larges jonques. Tous travaillent d'un incessant labeur. Par tempérament? Peut être non. Par amour du lucre? Bien certainement. Le Chinois reste, avant tout, un avide de fortune, et, à tout prendre, c'est à cette soif du gain, innée chez lui, qu'on doit de le voir émigrer vers toutes les parties du globe.
Les Chinois immigrés en 1828, dans l'archipel des Philippines, s'élevaient au nombre de cinq mille sept cent huit. Décuplez ce nombre et vous obtiendrez, à fort peu près, le chiffre de l'immigration actuelle. En effet, avec leurs qualités positives, les Célestials atteignent de prompts résultats au milieu des populations imprévoyantes habitant les îles océaniennes. Non seulement, grâce à leur tempérament glacial, à leur esprit circonspect et patient, ils remplacent vite les indigènes dans tous les métiers d'intérieur, mais encore, ils se trouvent merveilleusement secondés, par l'espèce de franc-maçonnerie qui les unit à l'étranger. Il faut qu'un Chinois soit bien déshérité de Bouddha pour ne pas trouver, là où il va, un compatriote susceptible de le guider.
Au dire des plus récents voyageurs, l'immigration chinoise menace de submerger, à courte échéance, la population indigène des Philippines. Certes, cette immigration comprend bien quelques mauvais sujets, échouant tôt ou tard dans les bagnes. Mais le meilleur vin n'est-il pas sa lie?
Lorsque l'émigré chinois débarque à Manille, à Albay, à Dagra ou sur tout autre point, on peut affirmer, que quatre vingt-dix-neuf fois sur cent, il se trouve à peu près nu. Excellente condition pour se mettre à l'oeuvre, en ce sens qu'elle permet d'accepter, sans vergogne, le travail le plus vil.
Le nouveau colon se fait débardeur, balayeur, commissionnaire, cuisinier, blanchisseur... que sais-je! Il se plie à tout. Il nargue les brûlures du soleil ou les flagellations de la pluie. Son tempérament, du reste, l'aide puissamment. Que réclame son estomac, en somme? Pour dîner, quelques chiques de bétel ou une modeste camote; pour souper, la fumée d'une simple cigarette. Quant à son corps, il se contente d'une garde-robe tout à fait rudimentaire, composée au plus d'un chapeau de paille et d'un caleçon! mais dans la ceinture de ce caleçon se trouve une bourse, réceptacle de la fortune présente et de l'avenir de l'émigré.
Hélas! cette malheureuse bourse subit bien des vicissitudes. Gonflée par l'économie des gains, elle se voit souvent redevenir d'une platitude navrante, sucée par la sangsue du jeu, vice éminemment chinois. Un Célestial ne sait pas résister aux irritants plaisirs de courir les chances d'un combat de coqs, d'une loterie, ou des cartes. Néanmoins l'économie l'emporte toujours sur le jeu. Le crasseux immigré de la première heure parvient à se nipper. Il chausse ses pieds de sandales, enveloppe ses jambes d'une jupe de soie, vêt son torse d'une fine camisole, enroule sa précieuse natte de cheveux sur sa nuque, et le voilà trottinant de par la ville en qualité de courtier, ou trônant avec majesté derrière le comptoir d'une boutique.
L'eau va à la rivière, dit le proverbe. L'aisance amène la fortune. Alors deux voies se présentent au Célestial parvenu; retourner dans sa patrie ou s'implanter définitivement aux Philippines. Ceux que le spleen étreint, s'engagent dans la première. Leur nombre décroit chaque année. Presque tous restent sur la terre étrangère. Ils s'y font baptiser, choisissent pour parrain un Européen de grand crédit, surmontent, moyennant finance, les répugnances des jeunes filles indigènes et se marient. Car, remarquons-le en passant, la femme honnête du Céleste Empire n'émigre pas. Ainsi en règle avec les convenances sociales, le négociant chinois se loge grandement et reçoit. Plusieurs voyageurs, le Dr Montano entre autres, nous ont laissé à ce sujet, de précieux documents.
Le "home" d'un Chinois des Philippines se recommande par une propriété exquise. Le rez-de-chaussée, bâti en pierre, est réservé aux magasins. L'étage supérieur, posé comme une cage sur cette maçonnerie, présente de nombreux panneaux à lames de nacre semi-opaques, pouvant glisser les uns derrière les autres et laisser ainsi tout l'intérieur communiquer librement avec l'air extérieur. Une toiture de tôle galvanisée recouvre le tout. Architecture fort simple, mais bien appropriée à ce pays trop ensoleillé et fréquemment sujet aux tremblements de terre ou aux incendies. Un large escalier en bois de camagnon, sorte d'ébène, conduit du rez-de-chaussée à l'étage supérieur.
Lorsque le Chinois transplanté a décidé de recevoir, c'est au bas de cet escalier qu'il vient attendre ses invités.. Il se tient sur la dernière marche, entouré de ses associés, en tenue de gala, la tresse déroulée et, détail typique, la serviette sur le bras. Comme l'étiquette chinoise interdit aux femmes de la maison de se présenter devant des étrangers, l'amphitryon, qui se pique de belles manières, a eu soin d'inviter plusieurs métisses. Ces dames encombrent le salon, inondé de lumière. Elles sont vêtues de sayas, ou jupes de soie très raide, aux couleurs éblouissantes. A leurs oreilles tremblent et étincellent d'énormes diamants. Leurs éventails, diaprés de couleurs vives, battent l'air avec rapidité. Dans leurs cheveux noirs, abondamment huilés, se nichent des fleurs de l'ylang-ylang et du calachuchi, dont les blancheurs relèvent singulièrement les teints bronzés. Bien à portée de la main, un peu partout, se dressent des guéridons chargés de pâtisseries et de bonbons.
Quand tinte l'heure du repas, les invités passent dans la salle à manger où s'allonge une table couverte de mets oranges, lilas, rouge, vert, bleu, mêlant leurs couleurs d'arc-en ciel aux scintillements de l'argenterie. Les plats réputés défilent: nids d'hirondelles, oreilles de jeunes rats à la gelée, serpent boa sauce gingembre... tous mets forts colorés, mais d'une odeur un tantinet nauséabonde, d'une saveur âpre, pimentés au delà du possible.
Le Célestial, né aussi malin que le créateur du vaudeville, rit sous cape.Toutefois, comme il tient à sa réputation d'homme bien élevé, il ordonne de servir du chocolat, des jambons et autres victuailles moins chinoises et qu'il a soin de faire arroser de tous les breuvages connus, depuis le gin jusqu'au champagne.
Après le repas les convives allument des cigares de Cagayan, une province de Luçon qui produit le tabac le plus estimé. Puis, l'orchestre, qui a joué pendant le festin, s'installe au fond du salon et attaquent des valses, des jotas, des ragoneses et en avant la dance!
C'est ainsi que les Chinois deviennent petit à petit seigneurs et maîtres aux Philippines. Dans un temps fort prochain ils remplaceront complètement les indigènes, donneront à l'archipel une vie tout autre et la mourante colonie espagnole pourrait bien revivre en un état florissant.

                                                                                            Frédéric Dillaye.

Journal des Voyages, dimanche 5 mai 1889.

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