samedi 28 décembre 2013

Victor Hugo en robe de chambre.

Victor Hugo en robe de chambre.


On inaugure à Paris le musée Victor Hugo. Dans la maison de la place des Vosges qu'habita le maître, ses amis ont réunis tous les objets qui lui appartinrent: meubles, tableaux, bibelots. Tandis que l'on célèbre le grand poète et le grand citoyen, nous allons présenter aux lecteurs de  Mon Dimanche l'homme intime, dans sa maison, à sa table, près de ses amis. C'est celui que l'on connait le moins, ce n'est pas le moins intéressant.

Victor Hugo à table.

Il y avait toujours table ouverte chez Victor Hugo, même pendant le siège de Paris. La cuisine, somptueuse d'ordinaire, se ressentit vivement du blocus, et un jour on y servit du cheval qui fit quelque impression sur l'estomac des convives. Et Victor Hugo de déclamer ces deux vers que lui inspirait la situation:

                                              Mon dîner me tracasse et même me harcèle
                                              J'ai mangé du cheval et je songe à la selle.

D'ordinaire, Victor Hugo se plaisait aux "ratatouilles" les plus invraisemblables; par exemple, assaisonner de sauce tomate des morceaux de fromage, à moins qu'il n'emplit de sucre son verre jusqu'au bord et qu'il n'y versât, par gouttes, un mélange de vin. Il mordait à même les oranges, sans les peler, et, avec ses dents admirables, jusqu'à un âge avancé, il brisa des noix et des amandes.
A table Victor Hugo ne dédaignait le calembour. Un jour, il reçut à dîner un poète qui se prénommait Adam. Celui-ci, pendant le repas, fit une réflexion quelque peu méchante sur un écrivain du temps. Immédiatement Victor Hugo improvisa ces deux vers:

                                              A ces traits un peu mordants,
                                              Reconnais la poète à dents! (Adam)

Mais quand le repas était de gala et que des dames étrangères à la maison, y assistaient, quelle solennité, quels toasts majestueux! dès le début du dîner le poète emplissait son verre de vin pur, se levait et gravement disait:
- Mesdames, je bois à votre santé ce pur vin de Médoc!
Sur quoi, la plus âgées des invitées répondait:
- Maître, je vous remercie au nom des dames!




Il n'était pas rare, d'ailleurs, de rencontrer à la table de Victor Hugo des gens du peuple, des ouvriers, des poètes faméliques. On ajoutait volontiers un couvert pour les visiteurs, et les amis du Maître se divertirent beaucoup certains soirs des poésies un peu gauches que leur lut un cocher, admirateur du grand poète.

Victor Hugo en voyage.

Courir les campagnes, cheminer à travers monts et vaux, en Espagne, en Hollande, en Italie, fut toujours une des joies de Victor Hugo. rarement il voyagea sans qu'il lui arrivât quelque aventure. La première fois qu'il s'en fut voir à Mâcon son ami Lamartine, il était parti avec Charles Nodier, tous deux bravement sur l'impériale de la diligence, car à cette époque la compagnie P-L-M n'existait pas. A mi-côte, les voyageurs mettent pied à terre pour alléger la voiture, et cheminent tranquillement. Victor Hugo, tout jeune, dans son costume d'été, fredonnait joyeux, sans remarquer deux gendarmes qui, depuis un instant, l'observaient attentivement.
Tout à coup, l'un d'eux l'interpelle:
- Eh là! jeune homme!
- Plait-il, messieurs?
- Qu'avez-vous à votre boutonnière?
- Le ruban de la Légion d'honneur, si vous le voulez bien.
- A votre âge? Ce n'est pas possible! Montrez vos papiers!
- Mes papiers, ah, ma foi, je les ai laissés à Paris!
- Très bien, vous vous expliquerez devant l'autorité.
- Comment, vous m'arrêtez?
- Mais parfaitement.
Heureusement, Charles Nodier, qui le devançait de quelques pas, se retourne et aperçoit son ami entre deux gendarmes! Il se précipite et a toutes les peines du monde à le délivrer. Il est vrai que Victor Hugo riait si fort que les deux gendarmes vexés, voulaient l'arrêter quand même pour "outrages à la force publique".
Presque jamais l'incognito sous-lequel Victor Hugo tentait de se dissimuler dans ses voyages n'était respecté, et il était rare que, dans le village le plus reculé, une fanfare et un discours ne vinssent pas le saluer...et l'ennuyer.
Une fois, cependant, il ne fut pas reconnu, et cela lui permit de s'entendre traiter de la façon la plus amusante du monde. C'était en Lorraine, vers 1830. Le grand poète qu'accompagnait une dame de ses amies, Mme Drouet, se trouvait en diligence, non loin d'un bon jeune homme à mine placide, qui vint s'asseoir auprès de la dame. Celle-ci ouvre un livre et le lit avec grande attention. Le jeune homme en voit le titre par dessus son épaule et tout aussitôt bondit:
- Ah! mon Dieu, madame, quel livre lisez-vous là?
- Mais un livre qui m'intéresse beaucoup, que je vous recommande...
- En connaissez-vous l'auteur?
- Oh! très peu, Victor Hugo, je crois?
- Savez-vous ce que c'est que ce Victor Hugo? Un homme qui se fait un jouet des choses les plus sacrées, un dévergondé, un piètre écrivain et, avec ça, laid, ah! madame, laid à faire peur!
- Vous l'avez donc vu?
- Jamais, madame, mais j'ai des amis qui l'ont vu et qui m'en ont tracé un portrait affreux! Tenez...
Et le bon jeune homme de décrire Victor Hugo avec force détails, tandis que Mme Drouet se mordait les lèvres pour ne pas éclater de rire et que le grand poète écoutait, très intéressé. Enfin, il conclut:
- Ce qu'il y a de certain, c'est que je ne voudrais pas rencontrer ce Victor Hugo la nuit au fond d'un bois.
- Ni moi, monsieur, et je vous remercie bien de tous ces renseignements.




Le bon jeune homme descendit avec force politesses, et Victor Hugo, tout joyeux, dit à Mme Drouet qui se tordait de rire sur la banquette:
- Si je lui remettais ma carte?
- Ne faites pas ça, grand Dieu! vous le tueriez d'un coup de sang!

Victor Hugo et les enfants.

Les enfants! Il est peu de ses ouvrages dans lesquels le grand poète n'ait fait une place aux enfants, et ne leur ait consacré des pages exquises.
Victor Hugo fut le plus charmant des grands-pères. Un jour, plusieurs sénateurs, gens graves et sévères, viennent chez lui en délégation pour l'entretenir de questions très sérieuses. On les conduit vers le salon. Un tapage épouvantable s'élève tout à coup: des chaises tombent avec fracas, des aboiements retentissent, des cris, des appels, des simulacres de coups de feu. On se précipite. Victor Hugo, à travers son salon, donnait une chasse à courre avec ses petits enfants. Georges faisait la bête féroce, Jeanne était le chasseur, et le grand-père, suant, soufflant, à quatre pattes sur le tapis, faisait le cheval, la petite fille sur son dos! Les meubles gisaient autour d'eux; les sénateurs en restèrent "baba".




Mlle Jeanne, du reste, leur rendit leur visite. Elle exigea d'accompagner au Sénat son "papapa" et, devant cette autorité toute puissante, le grand poète dut céder tout de suite.
- On ne te laissera pas enter!
- Mais si, papapa!
- Mais non, il viendra un huissier tout de noir habillé, avec de grandes chaînes, et qui te dira: "Mademoiselle, vous n'êtes pas sénateur!"
- Et je lui répondrai: "Monsieur, je suis sa petite fille!".
Mais plus encore que les visites au sénat et les "chasses à courre", les contes de leur grand-père amusaient Georges et Jeanne, Victor Hugo en inventa pour eux de délicieux: La Bonne Puce et le Méchant Roi, le Chien changé en Ange, mais c'était l'Ermite qui obtenait le plus grand succès:
"Il y avait une fois, dans une caverne, un ermite qui paraissait vivre très pauvrement. Il se soumettais à toutes sortes de mortifications, et pour l'empêcher de mourir de faim les gens du pays lui apportaient des vieilles croûtes de pain, des herbes et des racines. Eh bien!, pendant qu'on le croyait si marmiteux et si misérable, il mangeait du veau, le cochon!..."
Jamais Victor Hugo ne put finir l'histoire de l'ermite. Cet accouplement du veau et du cochon causait une telle joie aux auditeurs qu'il était impossible de continuer.
Mais si Victor Hugo amusait ses petits enfants avec une patience exemplaire, il avait du moins une façon originale d'interrompre ses récits quand une occupation plus sérieuse l'appelait. Son héros se trouvait pris soudain d'une grande soif. Il entrait dans un café, demandait les journaux et se mettait à les lire. Ou bien il écrivait et Victor Hugo faisait comme lui.
- Après! après!  demandaient Georges et Jeanne.
- Ah bien, vous voyez mes enfants, disait le poète, il écrit des lettres, longtemps, longtemps, il ne faut pas l'interrompre.
Et les enfants comprenaient! moyen simple et commode recommandé aux grands-papas, lecteurs de Mon Dimanche.

                                                                                                  Marcel Rouff.

Mon Dimanche, Revue populaire illustrée, 5 avril 1903.

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