vendredi 6 décembre 2013

Le miséreux.

Le miséreux.
Comment il peine, comment il mange, comment il dort.



En rentrant du théâtre, l'autre soir, comme il tombait une pluie glacée que la bise vous chassait au visage, je pensais que le sommeil des miséreux serait particulièrement pénible cette nuit là, car les chauds logis sont rares pour eux en cette saison cruelle.
Et brusquement, l'envie me prit de passer avec eux et comme eux cette nuit douloureuse. Le temps de changer mes vêtements présentables contre le costume du plus "purotins" des sans-logis, et me voilà parti.

Les Halles la nuit.

Sous la grande voûte du pavillon de la boucherie, bien abrités du vent du Nord, une vingtaine de miséreux sont là, battant la semelle, causant peu, car le vent glace les lèvres.
Une voix s'élève qui regrette qu'une rafle ne vienne pas les mettre au chaud et à l'abri.
Les autres protestent:
- Ah! non, alors! j'aime mieux refiler la comète (coucher à la belle étoile). Soupé de la Tour! (la prison)
- Qu'est-ce qui vient chez Fradin? demande un gros gars.
- D'abord, c'est plein. Et pis, as-tu quat'ronds?
- Sûr que j'les ai! Et même j'm'en va m'piauter (dormir) au bar des clocheurs.
Voyant s'éloigner le richard en question, je pense qu'il est de mon devoir d'aller me piauter aussi, et je lui emboîte le pas.
- Tu viens?
- Oui.
Et c'est là toute notre conversation. Rue Montorgueil nous sommes arrivés, paraît-il, car mon compagnon s'arrête devant une boutique de marchand de vin dont les volets clos laissent filtrer un rayon de lumière. Il pousse la porte et, dans la demi-clarté produite par un bec de gaz baissé, j'aperçois une trentaine d'individus, hommes et femmes, qui dorment sur des tables.
- Qu'est-ce qu'i faut pour vous servir? interroge un garçon somnolent derrière le comptoir.
- Café.
Nous donnons chacun nos quatre sous et, le verre en main, nous trouvons le moyen de nous caser tant bien que mal à une table. Mon copain avale son café d'un trait et... s'endort du sommeil non de l'innocence, mais de la brute.
Les ronflements bruyants que notre entrée discrète n'a pas interrompus, continuent de plus belle. Seul, je demeure éveillé dans la maison. Le sommeil lourd de tous ces êtres n'est dérangé de temps en temps que par un cri, un râle, un sanglot poussé par l'un d'eux en un rêve sûrement effrayant; puis, l'homme réveillé par le cauchemar lève la tête, les yeux grands ouverts, regarde, effaré, autour de lui, se rend compte, change de position et se rendort. Comme ce triste spectacle devient à la longue monotone, je m'assoupis aussi. Vers six heures, je dors si bien que le garçon est forcé de me secouer pour me faire déguerpir.

Premier déjeuner.

Autour d'une marchande de soupe à dix centimes, une quarantaine de miséreux sont debout; dix, au plus, sont assez riches pour s'offrir un bol de nourriture chaude; les autres les regardent d'un ait morne et tâchent de se chauffer à quelques pas du maigre fourneau que surmonte la marmite. 






Moi aussi, je me garnis l'estomac d'une soupe bien bouillante, et je vais à la conquête de Paris, qui appartient, dit-on, à ceux qui se lèvent tôt.
Vers huit heures, après avoir tenté vainement de gagner quelques sous en portant des paquets, je passe boulevard Montmartre. Là, les trottoirs sont encore couverts de boue glacée. Devant le magasin The Sport, j'offre au garçon de boutique qui gratte son trottoir de lui faire sa besogne, moyennant une modeste rétribution.Il paraît que ça l'arrange, car, vivement, il me remet en main sa pelle et son balai.
A l'oeuvre! D'ailleurs, je le connais, ce métier-là! Je l'ai assez fait, lorsque j'étais puni de salle de police.




Au bout d'une heure, j'ai fini et je lui rends ses instruments de travail, contre lesquels il me remet généreusement vingt sous! La fortune, quoi!

Au petit bonheur.

Rue Drouot, une voiture chargée de malles se dirige vers la rue Lafayette; je la suis en courant, mais, au bout de quelques minutes, je demande au cocher:
- Où qu'tu vas?
- Gare du Nord.
Bon, je suis volé! C'est mon apprentissage dans le métier de bagottier (déchargeur de bagages).
Il est bientôt onze heures et les affaires ne vont pas, lorsque, rue Maubeuge, en face du n° 11, une voiture s'arrête; une dame en descend. Désignant deux malles qui sont sur l'impériale:
- Voulez-vous que je vous monte vos colis, madame?
- Mettez-les seulement sous la porte.
Et allez donc! Ça y est. Elle me donne huit sous.

Le repas de résistance.

- Si j'allais déjeuner, J'ai vingt-huit sous dans ma poche et j'ai une faim de loup.
" Allons aux Arlequins".
Le marché des Arlequins se tient sous les voûtes des Halles, du côté de la rue de la Cossonerie. Là, moyennant deux, trois ou quatre ronds, on peut choisir parmi les nombreuses assiettes garnies d'aliments bizarres, "laissés pour compte des grands restaurateurs", soit un morceau de tête de veau ou une andouillette entourée de bœuf gros sel, soit une tranche de gâteau ou une portion de raie au beurre noir, quelquefois du saumon, et souvent du perdreau. Un demi-poulet cuit vaut dix sous, et on peut avoir du faisan pour quatre sous! mais quelle ratatouille!!!
Moi, je préfère le bœuf gros sel, et, me baladant tranquillement, mon cornet de papier à la main, je déjeune en plein air.
Je suis bien fatigué et je voudrais dormir, me reposer un peu. Si on allait au musée du Louvre? et, dix minutes après, bien installé sur une banquette, dans une salle surchauffée, je m'endors doucement auprès d'un camarade inconnu, que la peinture n'intéresse pas plus que moi.
Un gardien me frappe sur l'épaule.
- Dites donc, vous!C'est pas un dortoir!
Comme c'est curieux! Je m'en étais toujours un peu douté. Je quitte le Louvre pour me rendre à la rédaction de Mon Dimanche, où je dois retrouver deux porteurs de journaux qui vont continuer mon initiation à la vie du purotin à Paris

La soirée aux cabarets.

Vers sept heures, nous partons. Après avoir pris une "bleue" dans un bar, rue Montorgueil, nous allons directement aux Tonneaux, rue Aubry-le-Boucher.
Cet établissement n'a rien de bien curieux; on n'y sert qu'à boire, mais les consommateurs ont la faculté d'emprunter au comptoir une assiette et une fourchette et d'aller, dans la rue voisine, acheter leur nourriture chez les restaurateurs en plein vent, dont les étalages, quoique fort propres, ne donnent qu'une vague idée de ce que peut bien être leur bonne cuisine bourgeoise.
Nous sommes bientôt rue de Bièvres, petite rue bien propre.
Une maison, d'assez bonne apparence, porte comme enseigne:

                              Taverne anglaise, fondée en 1860.

- C'est ici, entrons.
Et bientôt, nous sommes assis tous les  trois autour d'une table en bois blanc. Le garçon nous demande fort poliment:
- Que faut-il servir à ces messieurs?
- Des soupes.
- Bon.
Et, d'une voix de stentor:
- Trois soupes, trois!
- Et comme boisson?
- Un moss! (de la bière), commande un des porteurs. 
Les trois soupes et le moss sont à peine sur la table, que le garçon réclame soixante dix centimes;
- Pourquoi?
- On paie d'avance.
- Eh bien! maintenant nous sommes servis et si on ne payait pas?
- J'enlèverais le tout, pardi!
La soupe n'était pas mauvaise, mais elle a le tort d'être servie dans des bols d'une propreté douteuse. Par contre, la bière ne vaut pas grand' chose, mais pour quatre sous le litre!...
- Après ça, pour ces messieurs?
Nos guides m'ont prévenu. Il n'y a que deux plats dans le menu: la soupe et les haricots. Jamais de viande.
- Haricots pour tout le monde!
- Bon. Trois dix à la sauce.
Nous y goûtons. C'est très mangeable, mais nous aurions préféré autre chose.
En somme, nous avons dépensé: six sous de soupe, six sous de haricots et quatre sous de bière. Nous avons pu dîner, c'est à dire nous nourrir à trois pour 0,80 fr., soit 0,25 fr par personne. Ce n'est pas trop cher.



Les consommateurs sont presque tous du même monde, débardeurs ou camelots. Dans un coin, près de notre table, un personnage, à pardessus orné d'un col de faux astrakan, m'intéresse par ses allures louches. Je demande à l'un de mes compagnons:
- Qu'est-ce que ce bonhomme là?
- Çà, c'est un pilon à la lettre.
J'avoue que je ne suis pas plus instruit qu'avant.
- Je vais vous expliquer. C'est un type de mendigot très répandu; il fait partie d'une association dans laquelle on se renseigne mutuellement sur le degré de générosité d'une centaine de particuliers. Ainsi, muni d'une lettre demandant un secours, soit pour sa mère mourante, soit pour un avenir à la veille d'être brisé, s'il ne paie pas une dette de jeu, le pilon à la lettre se présente, remet la missive aux domestiques et attend la réponse. Pour s'en débarrasser, on lui donne 2 francs, 5 francs, quelquefois 20 francs. Et le tour est joué.
En quittant la Taverne anglaise, nous allons prendre le café à la Crèmerie Nationale, rue Saint-Séverin. Oh! ce taudis! Pèle-mêle, entassés les uns sur les autres, des gens dorment. Quelques uns à la clarté d'un bec de gaz fumeux, jouent aux cartes sur un tapis fait d'un vieux sac de charbon.
Un pauvre bougre dépiaute des mégots. L'un des nôtres lui demande:
- T'as du tabac?
Avec un geste triste:
- Du tabac, mon pauv' vieux! Fait plus bon en ramasser.
Je veux m'asseoir pour prendre un vague café.
- Faites pas ça, vous pourriez remporter des mies de pains mécaniques!
- ??
- Oui, des...poux, quoi!
- Si on y allait?

Enfin dans un lit.

Après avoir traîné de boite en boite  jusqu'à dix heures, nous décidons d'aller chez Fradin, rue Saint-Denis, où, pour quatre sous, nous aurons le droit de choisir une soupe, un café ou un verre de vin et de rester coucher par terre, ou dans l'escalier, ou dans l'un des trois étages de caves qui composent l'établissement en question.
A deux heures, après avoir bien soupé en compagnie de mes camarades, je rentre chez moi, et bientôt couché, je vais enfin goûter un repos bien gagné.
Je ne sais pas ce que j'ai, je ne puis dormir, ça me chatouille un peu partout.
Après examen:
Moi aussi, j'ai des mies de pain mécaniques!

                                                                                                             Georges Daniel.


Mon Dimanche, 15 mars 1903.



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