samedi 9 novembre 2013

Au Maroc.

Un empire à partager.


La question marocaine, quoi qu'on en dise, n'est pas close. Les succès momentanés de tel ou tel des belligérants, du sultan Abdul-Aziz ou du prétendu Bou-Amara, peuvent momentanément arrêter les hostilités. Il est à craindre que cette question du Maroc, comme une "question d'Orient" africaine, ne devienne pour l'Europe et principalement pour la France, une cause de vives préoccupations.

De Paris à Tanger.

On peut, pour faire ce trajet, prendre le bateau à Marseille jusqu'à Oran, et de là longer les côtes jusqu'à Tanger. Mais la voie la plus rapide, qui ne nécessite que 72 heures de voyage environ, est celle de Madrid-Gibraltar; 234, 60 francs en 1re classe, 200 francs en 2e classe. Dans ce dernier port, on trouve des bateaux espagnols qui, moyennant la somme de 10 francs, vous transportent en 3 heures sur la côte marocaine.






L'arrivée à Tanger est merveilleuse. Cette ville s'étale doucement au fond d'une baie demi-circulaire à l'abri des vents d'ouest; comme Alger, elle est bâtie en amphithéâtre. Outre les maisons arabes, grands cubes éblouissants de blancheur, des villas élégantes bâties à l'européenne, surgissent entre les palmiers et les cactus, toutes dominées d'ailleurs par une haute casbah aux murs crénelés, aux minarets recouverts de faïences multicolores. Sur la place du grand marché grouille une foule bigarrée: Juifs, Bédouins, Arabes, aux cafetans blancs, roses, ou bleus; des Espagnols, aussi quelques Anglais, des Français. C'est la seule ville marocaine où il y a une colonie étrangère, celle où tous les ministres européens ont leurs légations. Le mouvement du port, le plus important de ces parages, est environ de 564 navires, jaugeant 97.028 tonnes.

Fez.

De Tanger à Fez, il y a 200 kilomètres, que les caravanes mettent environ 14 jours à parcourir. Fez, c'est la capitale de l'empire, en partie juchée sur les contreforts de l'Atlas, en partie dévalant en cascades, comme la rivière l'Oued jusqu'au fond d'un ravin sombre. Cette situation bizarre, des murailles à l'aspect formidable, coupées de haute portes ogivales, tout cela donne un aspect fantastique à cette Mecque de l'ouest, qui possède 130 mosquées, qui est un des centres de l'Islam, où, d'après les purs, réside le vrai chef des croyants, le sultan au parasol rouge, celui de Constantinople n'étant u'un vulgaire usurpateur! Si l'on pénètre à l'intérieur de la ville, on est frappé de l'aspect sordide des maisons, de l'étroitesse des rues, dont certaines n'ont guère plus de 1 mètre de largeur. 





Dans le vieux Fez, on chemine au milieu de fondrières, de coubas ou tombeaux, et ce n'est que dans Fez-el-Djedid (quartier neuf) que l'on respire un peu. Là, se trouve le palais du Sultan, entouré de hautes murailles, entre lesquelles s'étalent d'immenses cours. 





C'est à Fez aussi qu'est la fameuse université musulmane, dont les cours, suivis par plus de 2.000 tholbas ou étudiants, ont lieu dans la mosquée de Karaouïn. Ce vaste édifice peut contenir plus de 20.000 fidèles; il est orné d'un nombre incalculable de lampes et de riches tapis; on y accède par 20 portes différentes. Là, se prêche continuellement la guerre contre les infidèles et aussi dans une mosquée voisine, non moins célèbre, celle de Mouby-Driss.


Tetuan et Ceuta.

Si nous quittons le versant de l'Atlantique, pour revenir à la côte méditerranéenne, nous nous arrêtons à Tetouan, tout proche de notre province d'Oran. Cette cité a de particulier qu'elle est toute située sur un plateau à 60 mètres au-dessus du niveau de la mer, dont il n'est cependant éloigné que de 6 kilomètres. Tetouan est un grand centre commerçant, surtout peuplé de juifs, qui sont les inévitables intermédiaires dans toutes les transactions au Maroc.
Plus au nord, c'est Ceuta, colonie espagnole, véritable Gibraltar africain, situé presque en face de l'autre; et comme lui, haute péninsule couronnée d'un fort, et presque entourée partout par les flots. La ville tire son nom des sept cimes qui se profilent derrière elle.

L'armée marocaine.

Quant à cette armée du sultan, qui vient de subir le désastre de Taza, voici en quelques mots ce qu'elle peut être.
Un principe chez celles des tribus dont l'ensemble forme le Marhzen ou caste militaire, est de fournir un combattant par foyer; mais il arrive trop souvent que les recruteurs se contente de s'emparer des hommes valides à leur portée, et les enrôlent incontinent. On arrive ainsi à former tant bien que mal une armée de 25.000 hommes en temps ordinaire, sur lequel il faut compter 7.000 fantassins.




Mais en annonçant la guerre sainte, le sultan lèverait un contingent beaucoup plus considérable, qui pourrait aller jusqu'à 80.000 hommes, fantassins et cavaliers.
Le noyau de l'armée, c'est le guich, composé d'environ 9.000 hommes qui servent de gendarmes, de gardes; parmi eux, les plus redoutés sont les Borhari, tous nègres solides, qui se réservent les hauts emplois militaires.
Longtemps l'armée marocaine s'est composé de soldats mal vêtus, mal armés, mal commandés; mais aujourd'hui ce serait une erreur de la considérer comme quantité négligeable.
D'abord, le Marocain possède de grandes vertus militaires; il est brave au feu, bon marcheur ou excellent cavalier, sobre, patient; et puis il y a depuis plus de vingt ans, certains officiers européens, des instructeurs allemands, qui organisent le service militaire, pendant qu'auprès de sultan, un Européen aussi s'agite et conseille, un Anglais, le correspondant du Times.

La population et les mœurs.

La population de Maroc est assez mélangée. Elle est formée, pour les deux tiers environ, de Berbères, les véritables indigènes, chez lesquels, détail curieux, on retrouve des restants de pratiques chrétiennes, des tatouages par exemple en forme de croix. L'invasion arabe n'a pu noyer cette race berbère, dont les représentants habitent principalement les montagnes, groupés en village ou ksours et parlant un idiome propre, le chleuh. Le restant de la population est formé par les Arabes, les Juifs, les nègres, plutôt établis dans les villes. L'une des plaies du pays, c'est le pillage et les impôts. La zetala, en particulier, pèse lourdement sur les marchands qui voyagent, ils sont contraints de payer cette rançon dans chaque localité qu'ils traversent; cela finit par décupler la valeur de la marchandise.
Les Marocains, en général, comme tous les Arabes, portent le traditionnel burnous blanc. Quant aux femmes, leur costume est des plus variés. Voici, par exemple, une esquisse de celui que peut porter une dame riche: tunique de soie brochée d'or sous des tulles brodés, large ceinture de soie soutenant la taille, sur la tête des sequins, et l'hantouse, sorte de petit mitre entourée de gaze d'or. Une élégante s'allonge les yeux avec de l'antimoine et trouve très gracieux de se peindre en vermillon et de se faire sur le front des tatouages bleus symboliques.

A qui le Maroc?

L'avenir de cet empire barbaresque n'est qu'à demi douteux; il semble assez évident que la France en sera la principale, sinon l'unique héritière.
On admet généralement que l'Angleterre n'y recherche que des avantages commerciaux et la propriété de Tanger; maîtresse également de Gibraltar, sur la rive espagnole du détroit, elle fermerait ainsi à son gré l'entrée et la sortie de la Méditerranée; certes, c'est beaucoup, mais son ambition territoriale ne paraît pas aller plus loin, et, en ce cas, les Anglais ne régneraient pas plus au Maroc qu'ils ne règnent en Espagne.
L'Espagne réclame ouvertement tout l'empire d'outre-détroit, elle ne manque jamais l'occasion de proclamer ses droits évidents et sa destinée manifeste. Mais ceux qui croient à ces droits (ils se bornent en tout et pour tout, ces droits, au voisinage du Maroc et à la possession de quelques rochers littoraux), ceux-là même reconnaissent qu'elle n'est pas de force à reconquérir le pays toute seule, qu'au plus, elle ne peut que le partager avec la France.
Celle-ci a le privilège d'être plus que voisine du Maroc, elle lui est continue, et comme la Maroc ne forme qu'un avec l'Algérie et la Tunisie, elle a jusqu'à un certain point, de par la géographie, l'ethnographie, l'histoire, l'économie politique, le droit de dire: "Ceci est à moi, je me complète suivant la nature!"
De plus, nous avons ici la force irrésistible; en trois semaines, une armée peut aller de la province d'Oran à Fez, la capitale et la ville sainte de l'empire; entreprise très difficile et presque impossible à qui part de l'Atlantique, et surtout de la Méditerranée.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 1er mars 1903.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire