Des repas horribles aux cuisines bizarres.
Il n'est aucun aliment devant lequel l'humanité ait reculé pour assouvir sa faim, et pareillement il n'est aucune invention saugrenue dont ne se soit avisée la gourmandise en quête de raffinements pervers ou morbides. Qu'on songe à l'extraordinaire variétés de mets qui ont composé à travers les temps le menu de l'humanité! Après avoir parcouru ce musée des horreurs et des excentricités culinaires, on aura une singulière satisfaction à s'asseoir devant une table chargées de mets simples et sains.
Chacun sait qu'on peut classer les différents êtres de la création en les distinguant par le genre de nourriture animale, végétale, etc. L'homme, déclare la science, l'homme seul est "omnivore": il mange de tout...
De tout! c'est beaucoup, direz-vous... Eh bien, non; le terme est rigoureusement exact. La nature des aliments devant lesquels l'espèce humaine n'a pas reculé est vraiment "à faire frémir" et l'on ne peut imaginer tous les mets extraordinaires dont l'homme s'accommode, encore aujourd'hui, dans les différentes parties du monde.
Certes, il faut bien admettre que la nécessité impose aux peuplades barbares certaines de ces nourritures étranges; mais que dire d'autres cuisines, non moins bizarres et qui sont au contraire l'effet des caprices du luxe et de la perversion du goût, l'excentricité suprême d'une civilisation excessive?
Or, il est l'heure de dîner! Invitons-nous à la grande table de l'humanité... et armons-nous de courage!
Un festin dans une baleine- Viande fraîche morte depuis dix mille ans.
Nous voici dans la tribu australienne des Nogarnooks dont le grand chef, qui répond au nom élégant de Pupperrimbul, a daigné nous accueillir et a frotté son nez contre le nôtre en signe d'amitié. Il est dans la joie. Depuis trois jours un ouragan formidable a bouleversé la mer, qui s'est ruée sur la côte en vagues géantes; ce matin le calme s'est fait, la mer s'est retirée, laissant le rivage couvert d'un épais tapis de varechs arrachés à ses profondeurs. Et, au milieu de cet amas d'algues vertes, est couchée, comme une poularde sur son lit de cresson, une baleine gigantesque que le flot de la nuit y a jetée!
Comprenez-vous maintenant pourquoi Pupperrimbul est en proie à une agitation désordonnée? Il court çà et là, comme affolé, il remue ses bras, appelle ses femmes, examine sa baleine, la tâte, la caresse des deux mains, et chasse à grands coups de cailloux les oiseaux qui tourbillonnent à l'entour; car une odeur nauséabonde sort du corps du cétacé monstrueux qui, blessé sans doute par quelque harpon, doit être mort depuis assez longtemps et commence à se décomposer sous les rayons ardents du soleil. Ce n'en est pas moins le régal le plus complet, la plus douce des friandises, le plus grand "bonheur de bouche" que le ciel offre à un Australien. Aussi Pupperrimbul qui, malgré le désir qu'il en aurait, ne saurait pourtant dévorer à lui tout seul cette colline de chair, se hâte-t-il d'allumer devant son palais et de faire allumer sur toutes les cimes environnantes de grands feux, afin de convier généreusement au festin tous ses sujets.
Ils arrivent au galop de tous côtés, les sujets de Pupperrimbul; car ils connaissent le signal: ils dévalent des montagnes, débouchent des vallées. Les yeux brillants de gourmandise, ils vont droit au monstre, l'escaladent, l'entaillent à coups de hache et de lance, s'assoient dans sa graisse et commencent à le dévorer tout cru.
"Six jours après, raconte le voyageur témoin de la scène, le festin durait encore; durant six jours, les Nogarnooks ne firent que chanter, manger et dormir, sans interruption, sans quitter la place un seul instant, jusqu'à ce qu'enfin, ayant entièrement dévoré l'intérieur de la baleine, je les vis encore grimper le long de ses côtes énormes à la recherche de quelques morceaux oubliés. Enduits de la tête aux talons d'une graisse infecte, de plus en plus putréfiée, ils en étaient, la nuit, tout phosphorescents, et projetaient autour d'eux, dans l'ombre, des lueurs blafardes. Et quand ils se décidèrent enfin d'abandonner cette horrible carcasse, ils se chargèrent sur les épaules d'autant de kilogrammes de cette chair immonde qu'ils purent en détacher, afin, disaient-ils, que leurs amis, qui n'étaient pas venus eussent aussi une part de leurs plaisirs gastronomiques".
Le même genre de régal se retrouve chez les Hottentots du Cap; seulement, là, ce ne sont pas les baleines qui en font les frais, c'est l'hippopotame, ou bien encore quelque éléphant.
La graisse et le lard de l'animal ont en outre pour les indigènes l'immense avantage de leur servir de pommade; de temps à autre ils s'arrêtent de manger et, avec le quartier de viande qu'ils dévorent se frottent mutuellement la tête ou le corps, non sans de grands éclats de rire et des marques de la plus vive satisfaction.
A l'autre extrémité du globe, il est un autre peuple, mangeur aussi de bêtes mortes, à qui la nature en sert, de temps à autre, de plus monstrueuses encore: ce sont les Esquimaux et les Lapons. Ceux-ci retrouvent parfois dans les glaces des mammouths antédiluviens tout entiers. Mais, par un phénomène bien frappant, cette viande pour être morte depuis des milliers et des milliers d'années n'en est pas moins dans un état de conservation parfaite. La chair dépecée du monstre est d'aussi bonne qualité que s'il avait été abattu la veille; nous-mêmes, nous ne trouverions rien à redire à l'un de ces beefsteaks contemporains des premiers âges du monde.
Des peuples mangeurs de terre.
Si la chair crue et pourrie est une horrible nourriture, il en est une qui semblera pour le moins assez primitive: c'est la terre. De la terre! vous écriez-vous; se peut-il qu'on mange de la terre?
Allez plutôt voir ce qui se passe chez les Ottomacs, peuplade des bords de l'Orénoque. L'Ottomac rentre dans la catégorie des sauvages mangeant tout ce qu'ils trouvent: il fait bombance une fois par an, c'est à l'époque de la ponte des œufs de tortue; alors des milliers de tortues sortent du fleuve et viennent déposer sur le sable de ses rives des milliards d'œufs, grâce auxquels l'Ottomac se livre, durant quinze jours de suite, à des omelettes formidables, devant lesquelles l'imagination recule étonnée. Comme ces œufs ne se garderont pas, il faut se dépêcher d'en manger le plus qu'on peut, et en absorber pour un an! bientôt en effet les tortues disparaissent; l'Ottomac se rejette alors sur les crocodiles dont la chair musquée est détestable, mais qu'il avale tout de même; car, pour quelque temps, les grillades de queues d'alligator vont devenir impossible; notre Indien n'aura plus rien à se mettre sous la dent. C'est alors qu'il se résignera au régime de la terre.
Cette terre nommée "poya" est une espèce d'argile d'un gris jaunâtre et devient rouge quand on la fait cuire. Les Ottomacs en composent des boules de plusieurs pouces de diamètre, qu'ils font légèrement durcir au feu, et dont ils forment des pyramides pareilles au tas de boulets qu'on voit dans un arsenal. Lorsqu'ils veulent manger, ils en prennent une, l'amollissent avec un peu d'eau, en râpent avec une quantité suffisante pour un repas, et remettent la boule à sa place. Ils en absorbent un demi-kilo par jour. Aucune assimilation nutritive ne se produit, d'ailleurs, que celle du fer et du sodium qui y sont contenus; mais cela calme l'appétit.
On retrouve cette coutume chez les sauvages de la Nouvelle-Calédonie, à la Guyane, en Sibérie, au Vénézuéla, au Cameroun et au Siam, à Java et à Sumatra, en Chine enfin.
A Java et à Sumatra, on étale cette terre en plaques minces qu'on grille en galettes. Les Javanais en font également des figurines qui rappellent nos bonshommes en pain d'épice. La terre "comestible" se paie au Congo 5 centimes le kilogramme, elle se vend au Tonkin 18 sapèques la demi-livre, et les Annamites la considère comme une friandise!
Où l'on se lèche les doigts. Fritures inédites et puddings assortis.
Arrivons maintenant à certains raffinements de cuisine, aux "petits plats" et aux délicatesses. Que diriez-vous, par exemple, d'une bonne friture de vers de terre? c'est le mets préféré de certaines tribus australiennes. La faune entomologique de l'Australie est d'une richesse incalculable; impossible d'énumérer le nombre de cigales, de grillons, de libellules, de scarabées bleus, rouges, jaunes, qui courent dans l'herbe ou se jouent au soleil. Mais tous ces insectes que l'indigène regarde à peine lorsqu'il les rencontre arrivés à leur état parfait, attirent ardemment sa convoitise lorsque, dans la terre ou la vase, ils sont encore à l'état de larves ou de vers.
On peut être gourmet en vers de terre comme en toute chose: la larve la plus aimée de l'Australien est celle qui élit domicile dans une grande fougère arborescente, laquelle atteint quinze ou vingt pieds de haut, et dont l'intérieur est tout rempli d'une résine noirâtre fortement odorante. Cette belle fougère, lorsqu'on en a coupé la tête, ne tarde pas à mourir et son tronc se décompose; l'Australien repasse quelques semaines après. D'un coup de pierre ou de tomahawk appliqué sur l'arbre qui se pourrit, il fait alors sortir tout un monde grouillant de vers et de larves, se poussant, se bousculant: il n'y a plus qu'à les racler avec les coquilles qui lui servent de cuiller. Il les fera frire ensuite dans de la graisse de kangourou, s'il en reste un peu en réserve, et y ajouter quelques araignées; on doit servir brûlant, et c'est, paraît-il, un régal de roi.
Les Yamparicos, l'une de ces peuplades primitives d'Amérique du Nord refoulées dans l'intérieur du continent par l'envahissement de la civilisation, s'abattent avec avidité, sur une certaine punaise qui abonde dans la région. Un plat de ces coléoptères bouillis leur est fort agréable; ils le préfèrent même aux lézards et aux crapauds qu'ils trouvent en explorant le creux des rochers avec un petit bâton crochu qui ne les quitte jamais... Toute la journée le Yamparico va fouillant, fouillant, pour déterrer un insecte, un batracien ou un saurien quelconque.
Mais ce n'est pas tout; il a sa manne céleste: les sauterelles qui lui tombent du ciel. Lorsque les criquets bienheureux s'abattent sur le sol, en si grand nombre qu'ils le couvrent littéralement d'une nappe vivante, le Yamparico s'apprête à faire bombance. Tandis que d'autres se désolent à l'idée que leurs récoltes vont être dévorées, lui, qui n'a ni récoltes ni moissons, s'apprête au contraire à manger les criquets. Pour cela, il creuse dans la terre de grands trous où il les pousse pêle-mêle, jusqu'à ce que la fosse en soit pleine; après quoi, il les recouvre d'herbes sèches qu'il allume. Les sauterelles cuisent à l'étouffée et forment ainsi de gigantesques puddings qui ont l'avantage de pouvoir être mangés tout se suite ou de se conserver fort longtemps pour l'hiver, le temps de la disette, celui où il n'y a plus ni lézards, ni criquets, ni punaises. Proche parent du pudding aux sauterelles est enfin le fameux gâteau de fourmis si cher aux nègres de l'Afrique; ils entourent de branchages et de menus bois le petit tumulus conique que forme la fourmilière, y mettent le feu, et l'attisent en soufflant, à plat ventre par terre; les fourmis veulent se sauver dès qu'elles sentent la chaleur, mais, ne pouvant franchir le cercle de braises qui les entoure, elles rentrent chez elles et y cuisent comme un gâteau au four. L'opération dure une demi-heure; il reste à ouvrir la croûte, et l'on y trouve une pâte gluante et noire, une sorte de caramel mou, dans lequel on n'a plus qu'à plonger les doigts pour les lécher ensuite.
Des ragouts, qui ne sont pas ragoûtants.
Rien ne vaut un bon ragout, soigneusement mijoté... c'est l'avis de beaucoup d'entre nous; c'est aussi celui des Hottentots. Chez ces derniers, chacun arrive à l'heure du dîner avec le produit de sa chasse: rats, canards, porc-épic. Sur le feu, il y a un grand vase de terre qui chauffe; on y jette tout ce qu'on a trouvé, avec le poil, les os, les intestins; on y mêle quelques racines hachées, du gazon pilé; on imbibe d'eau le tout, et on tasse avec les pieds; cela fait, on met à cuire. Quand on juge que la cuisson est à point, on brise le vase, et il en sort une grosse boule, quelque chose comme une purée ayant la consistance du mastic. Alors, le chef qui préside au repas compte les convives et partage la boule en autant de parts qu'il y a de bouches; si la tribu possède un peu de graisse d'hippopotame pour rendre la "macédoine" plus onctueuse, le plus gourmet se déclare satisfait.
Voici maintenant pour les amoureux de conserves qui, par hasard n'auraient jamais goûté au Nuoc-man cochinchinois. Savez-vous ce que c'est que le Nuoc-man?- Vous choisissez de petits poissons que vous enfermez, après les avoir broyé au mortier, au fond d'un pot de grès. "Ce pot de grès est alors, dit M. Gaston Donnet, enfoui dans le sol; il y reste six mois. Au bout de ce temps, on le retire de terre, on le débouche; une huile limpide surnage; c'est le fameux Nuoc-man. Cela ne sent pas très bon, cela sent à la fois la sardine pourrie et la morue très avancée, et le goût rappelle celui du hareng saur. La première semaine, on se sauve en se bouchant le nez; la deuxième on fait la grimace; la troisième on la fait un peu moins; enfin, on mange gaillardement sa platée, et vient le jour où on ne peut plus s'en passer!"
Les habitants des îles Sandwich préfèrent la viande cuite à l'étouffée; ils construisent pour cela des fours de pierre et de terre qu'ils commencent à chauffer à la température voulue; après quoi, ils y introduisent vivant un cochon, un mouton ou un chien, et murent la porte du four derrière la malheureuse bête qui y cuira deux jours entiers. Quand on la sort de là, elle est moelleuse comme une pomme de terre "en robe de chambre", et le président du festin vous en sert une portion dans la calebasse qui fait office d'assiette.
D'ailleurs, est-il besoin d'aller chercher si loin des exemples? En France, en Sologne, les vieux pêcheurs se régalent de rats d'eaux, auxquels ils tendent toutes sortes de pièges et qu'ils rapportent, le soir, forts satisfaits, au logis; plus d'une paysanne, tout en gardant ses vaches, gobe de temps à autre une grenouille crue. La tête de bécasse à la chandelle* n'est-elle pas n'est-elle pas aussi fort en honneur parmi les chasseurs du département du centre de la France?
Enfin, au banquet officiel qui lui fut offert lors de son voyage en Algérie, M. Loubet lui-même ne dut-il pas goûter au "chamelon" rôti, solennellement présenté à la table d'honneur, embroché sur une pique en bois dur?
Quelques menus de Paris assiégé.- Souris,
métamorphosées en éléphants.
Hélas! il n'est nourriture si horribles auxquelles ne retombent l'humanité civilisée en de douloureuses occurrences; le cas se présente, par exemple, lorsqu'un siège affame une ville tout entière, comme on l'a vu à Paris durant l'Année Terrible.
Les provisions commençant à s'épuiser, il fallut s'ingénier et faire cuisine de tout. Il est vraiment impossible de lire sans stupeur les recettes que contiennent les journaux de l'époque. Nous en copions quelques-unes pour l'édification de nos lecteurs.
"Chat au chasseur" Dépecez le chat en portions égales, émincez 150 grammes de lard, faites les sauter avec deux oignons, ajoutez un peu d'ail, puis mettez le chat; faites cuire vingt minutes à feu vif, dessus et dessous; ajoutez deux cuillerées de sauce et un verre de vin blanc.
"Chat en gibelotte" Faites un roux, passez-y le chat avec addition de champignons et de petits oignons, épicez fortement, cuisez à feu doux.
Après le chat, le chien; car ces deux espèces sont réconciliées par cette étrange officine culinaire.
"Gigot de chien rôti"- Piquez de lard fin votre gigot, faites-le mariner cinq ou six heures avec huile et sel pour l'attendrir, mettez à la broche et arrosez avec la marinade. Faites cuire une heure. Si la bête est spécialement dure (sic), faire mariner pendant deux jours. Certains amateurs vantent fort les côtelettes de chien. On les prépare exactement comme les côtelettes de mouton.*
Et maintenant, arrivons au rat. Ici, il ne suffit pas de vaincre une répugnance de gastronomes, ce sont les lois les plus élémentaires de l'hygiène qui protestent.
"Rat"- Les hommes de science se sont occupés dans ces derniers temps de la consommation des viandes de chien, de chat et de rat, et se sont accordés à reconnaître que la chair de ces animaux, convenablement préparée, peut être mangée sans le moindre inconvénient (sic). Toutefois, en ce qui concerne la viande de rat, ils recommandent de la soumettre à une cuisson maintenue pendant un certain temps à la température de l'eau bouillante, pour détruire les germes de trichine qui s'y rencontrent souvent par suite de leur habitude de manger tout ce qu'ils rencontrent dans les égouts.
Pour ce qui est de la graisse de cheval, elle remplace "très avantageusement" le beurre et l'huile; la bouillie d'avoine préparée avec cette graisse est qualifiée de "mets excellent pour l'estomac et fort en honneur dans les plus nobles familles de l'Ecosse."
Dans les premiers temps du siège, des marchands de victuailles mettaient en montre du "bœuf de rempart" ? à 3 fr 50 la tranche, et du plat d'éléphant* à 25 francs. " J'achète un de ces pâtés, raconte un contemporain, et l'attaque à mon dîner avec appétit et curiosité. Je n'ai jamais mangé d'éléphant de ma vie; quel goût cela peut-il avoir? Je vais devoir au siège cette nouvelle sensation gastronomique. Ce n'est point mauvais; la saveur en est fort particulière... Quel dommage de n'en avoir pas tous les jours ainsi! Mais qu'est-ceci? quel est ce petit os que je rencontre au fond de mon pâté? Un os de patte minuscule... Il ne peut vraiment avoir appartenu à cet énorme pachyderme. Je l'examine de plus près, et vois immédiatement de quoi il s'agit: mon éléphant était de la souris!" *
Chez les Romains de la décadence- La mise en scène
dans le service de table.
Si l'on prend en pitié les tristes expédients auxquels l'homme se résigne lorsqu'il est aux prises avec la faim, peut-on songer sans révolte aux extravagances culinaires qu'invente la gourmandise dans les temps d'extrême civilisation? Chez les Romains de la décadence, on ne sait ce qui est le plus bizarre, des mets eux-mêmes ou de la façon dont on les présente; car on s'est avisé d'une espèce de comédie et de mise en scène pour réveiller chez les convives l'appétit languissant.
" Nous nous mettons à table, raconte un des invités du fameux banquet de Trimalcion*, et l'on nous sert d'abord, sur un plateau, une poule qui, les ailes ouvertes et étendues en cercle, semblait réellement couver ses œufs; aussitôt deux esclaves s'en approchent et, au son d'une symphonie, fouillant dans la paille sur laquelle elle repose, en retirent les œufs de paon qu'ils distribuent aux convives. Je brise le mien, et j'étais sur le point de le jeter, car il me semblait gâté à ce point que je croyais y voir remuer un poulet; mais, après y avoir regardé de plus près, j'y trouve un becfigue bien gras, enseveli dans des jaunes d'œufs poivrés. Après quoi, deux Ethiopiens nous apportent du vin qu'ils nous versent sur les mains pour nous les laver.
"Le second service était un "surtout" en forme de globe, autour duquel était représenté les douze signes du Zodiaque, et sur chacun d'eux le servant avait placé des mets se rapportant aux constellations correspondantes: sur le Taureau un rôti de bœuf, sur le Sagittaire un lièvre, une langouste sur le Capricorne etc. Mais voici bientôt arriver un énorme plateau entouré de chiens hurlants, et sur lequel était un sanglier tout entier; à ses défenses étaient suspendues des corbeilles remplies de dattes; des marcassins, faits de pâte cuite au four, entouraient l'animal, comme s'ils eussent voulu se suspendre à ses mamelles. Un grand estafier arrive et, tirant son couteau de chasse, en donne un coup dans le ventre du sanglier; soudain, de son flanc entr'ouvert s'échappe une volée de grives. Les pauvres oiseaux cherchent à s'échapper de la salle, mais des oiseleurs armés de roseaux enduits de glu les attrapent et en offre un à chacun des convives pour qu'il l'emporte."
Et le festin se poursuit de la sorte, de plus en plus étonnant. Trois cochons vivants font irruption soudain dans la salle, trois cochons blancs muselés et ornés de clochettes. "Lequel des trois voulait-vous manger?" dit Trimalcion; et comme les convives se regardaient étonnés: "Rassurez-vous, ajoute-t-il, on va vous l'apprêter. Des cuisiniers de campagne font cuire un poulet, un faisan, ou autres bagatelles, mais les miens sont capables de cuire sur-le-champ, un veau tout entier. Cuisinier! fais en sorte de me servir promptement le plus gros de ces cochons." Et le cuisinier part, entraînant la bête, tandis que l'on apporte sur la table un squelette d'homme en argent, si bien ouvragé que les vertèbres et les articulations s'en meuvent en tout sens; un des esclaves les fait jouer, tandis qu'un autre, debout contre l'horloge de la salle, souffle dans une trompette et avertit les convives de la fuite du temps, et de se dépêcher de bien manger tandis qu'ils sont encore en vie.
Cet intermède macabre était à peine terminé que le cuisinier rentrait en apportant le cochon, et chacun de s'extasier en jurant qu'il aurait fallu plus de temps à un autre pour faire cuire une perdrix; mais déjà d'autres valets le suivent apportant, sur un plat immense, un veau bouilli, un veau tout entier avec un casque sur la tête. Derrière venait Ajax qui, l'épée nue, et imitant les gestes d'un furieux, le découpe, puis avec la pointe de son épée en distribue tous les morceaux aux convives émerveillés. Il n'y avait plus après cela qu'à passer au dessert, composé de pâtés de grives, ce coings bardés de clous de girofle et ressemblant à des hérissons, et d'un plat d'huîtres.
Au-dessus de l'abîme. Une récolte périlleuse.
Nous ne pouvons guère songer à énumérer tous les caprices que le raffinement, l'ennui, la perversion ont pu inspirer, soit dans l'ordonnance du service de table, soit dans le choix des mets. Ils sont trop!
Contentons-nous de citer quelques exemples de mets exotiques.
Lors de la dernière Exposition universelle de 1900, parmi les menus les plus suggestifs qu'offraient à la curiosité des gourmets les restaurants étrangers, on pouvait lire sur la petite pancarte du restaurant chinois, entre autres mets bizarres, l'annonce de celui-ci: Nids d'hirondelles. Si l'on se décidait à l'inscrire à son menu, en dépit du prix fort élevé auquel il était marqué, l'homme jaune vous apportait, au bout d'un assez long moment, une petite soupière d'argent dans laquelle flottait, au milieu d'un bouillon de mouton ou de poulet, une sorte de masse gélatineuse en forme de coupe*.
La composition naturelle du nid de l'hirondelle appelée salangane était encore un mystère il y a quelque quarante ans. Il est aujourd'hui reconnu que c'est simplement une salive particulière que sécrète le bec de cette espèce d'hirondelle; elle la colle, en tournant, à une aspérité de rocher où elle sèche presque aussitôt; au fur et à mesure, elle l'amasse ainsi jusqu'à former une poche, qui sera son nid.
C'est à Java et dans les îles de la Sonde qu'habitent les salanganes, dans des cavernes creusées à l'intérieur des falaises qui bordent la mer, et dont l'accès est des plus périlleux.
"A Java, raconte un voyageur, il y a un énorme rocher qui plonge à pic dans les flots; sur son sommet est bâti un fort avec une garnison de vingt-cinq hommes chargée d'empêcher toute contrebande de cette chasse, réservée entre toutes.
Sur le bord du rocher croît un arbre vigoureux dont les branches s'étendent au-dessus de l'abîme; en se cramponnant à l'une d'elles, et en regardant en-dessous de soi, on voir les salanganes voler tout autour du rocher; elles ne paraissent pas plus grosses que des abeilles. Les chasseurs se laissent descendre l'un après l'autre le long d'une corde d'environ quatre-vingt-dix brasses; celui qui la lâche roule dans l'abîme et est perdu. les cavernes sont au nombre de neuf; plus de quinze cents hommes, exempts de tout impôt et de toute corvée, sont occupés à ce travail périlleux, trois fois par an. Avant de descendre dans les cavernes ou il faut entrer avec le flot, entre deux vagues, comme le font les oiseaux eux-mêmes les chasseurs font un repas solennel, fument un peu d'opium, invoquent la déesse Njaïkidal et lui font de ferventes prières afin qu'elle veille sur eux."
Tout le produit de la récolte va en Chine; une seule de ces cavernes fournit annuellement trois cent mille nids qui valent plus d'un million de francs.
Bien préparé, bien cuit, et servi à point, le nid doit être onctueux, compact, légèrement parfumé, et rappelle en somme par son aspect celui d'un fond d'artichaut.
Toutefois on eût cherché vainement au restaurant chinois un des mets qui font les délices des Fils du Ciel: un plat de tripangs*. Les tripangs sont une espèce de grande limace qu'il faut aller chercher jusqu'aux îles Andaman, dans le golfe du Bengale; Le restaurateur d'un plat de limaces ferait, à Paris, fuir beaucoup plus de clients qu'il ne lui en amènerait.
Et pourtant avons-nous bien le droit de faire les dégoûtés? Par une plaisante réciprocité, telle peuplade, dont la nourriture nous fait horreur, ne peut, à son tour, sans nous prendre en pitié, nous voir manger certains mollusques pour lequel elle a le plus insurmontable dégoût. L'Australien, mangeur de chenilles, met au ban de l'humanité, l'européen mangeur d'huîtres!
Lectures pour tous, octobre 1903.
* Nota de Célestin Mira:
* Tête de bécasse à la chandelle: Dans ses "Contes de la bécasse" parus en 1883, Maupassant évoque la coutume qui consistait à conserver après cuisson à la ficelle dans une cheminée les têtes de bécasse, puis de les enduire de suif et en suite de les croquer après les avoir fait rôtir à la flamme d'une chandelle.
*Boucheries canine et féline pendant le siège de Paris en 1870.
* Abattage de l'éléphant en 1870 (imagerie d'Epinal).
* Contraste entre les riches et les pauvres sous le siège de Paris.
*Le festin de Trimalcion:
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Le festin de Trimalcion, esclave affranchi, devenu très riche , symbole du parvenu, fait partie du Satyricon de Pétrone |
* Nid d'hirondelle.
* Le tripang est une grosse holothurie comestible considérée comme aphrodisiaque.
















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