Chez les bourgeois du temps jadis.
Qui ne serait curieux de se trouver tout à coup reporté à plus d'un siècle en arrière dans la bourgeoisie d'autrefois, pour y vivre de la vie de chaque jour, s'asseoir à la table de famille, écouter les récits des grands-parents, assister au manège des tout petits? Les mémoires, les correspondances, les livres de raison* que tenaient les ménagères nous permettent de reconstituer dans les moindres détails l'histoire au jour le jour de ces mœurs familiales, tandis que les divers aspects en revivent dans les tableaux et les gravures des plus charmants artistes du XVIIIe siècle. En les évoquant, nos lecteurs ne goûteront pas seulement la douceur de réveiller pour un temps le souvenir d'images disparues, ils auront aussi cette sensation délicieuse de respirer une atmosphère de santé et de bonhomie, de simplicité et de bonne humeur vraiment française.
Frivolité, sécheresse, élégance railleuse, hardiesse, spirituelle, voilà les traits sous lesquels nous nous représentons volontiers, les mœurs du XVIIIe siècle. La société d'alors, telle qu'on l'imagine, tombe en ruines sous les festons et les guirlandes qui la décorent. De la famille, il ne reste, dit-on, que le mot: le mariage est l'association de deux indifférences, Monsieur et Madame vivent en étrangers; les enfants poussent comme ils peuvent; bientôt ils deviennent gênants, les parents s'en débarrassent. Où sont les filles? au couvent. Les garçons? au collège, ou pis encore, au donjon de Vincennes, s'il plait à un père, comme il plut au marquis de Mirabeau d'y faire enfermer son fils...
Tel est bien, en effet, le spectacle que présentait à la fin de l'Ancien Régime un petit monde spécial de privilégiés; mais il y avait, au-dessous de la brillante corruption de la Cour, dans les profondeurs de la nation, tout un peuple honnête, laborieux, force et grandeur véritables du pays. Chez le bourgeois et l'artisan, à Paris et dans les provinces, d'inépuisables trésors de vertus roturières et de ressources cachées se conservaient intacts à l'abri du foyer domestique.
En nourrice. -Pour vingt-cinq francs.
- La tante aux quatre cents neveux.
Sur un seul point les familles bourgeoises ressemblent à celles de l'aristocratie: elles aussi se conforment à un usage aussi universel qu'impitoyable: jamais la mère ne nourrit son enfant.
La conséquence est une effrayante mortalité des petits: il en périt un sur deux, dans les premiers mois, faute de soins. Les parents de Mme Roland avaient perdu cinq enfants en nourrice: ce qui n'empêcha pas la dernière née d'y être à son tour expédiée car on était convaincu que l'air de la campagne, aspiré dans ce bas âge, rendait les constitutions de bronze. La vérité est que ceux qui résistaient à ce régime étaient à l'épreuve de tout. On sait au surplus que les familles d'autrefois étaient d'une fécondité grandiose: la mère de Blaise Pascal, qui mourut à l'âge de quatre-vingts ans, après avoir perdu plus de mille enfants, petits-enfants, neveux et arrières neveux, en conservait encore quatre cent neuf vivants.
Naissance et baptême ont lieu le même jour; le même jour aussi, la nourrice emporte son nourrisson: c'est quelque femme alliée ou connue de la famille. Elle élève le marmot en vrai paysan: il est sevré avant l'âge, bourré de légumes et de racines sans nul apprêt, suçant des os et grignotant des croûtes sous prétexte que cela fait les dents.
Mme de Genlis nous conte que sa nourrice n'avait pas de lait et n'eut donc garde de lui en donner. Elle l'éleva avec du vin trempé d'eau, où l'on délayait de la mie de pain de seigle passée au tamis: cette étrange soupe s'appelle, en Bourgogne, de la miaulée. Ce système d'ailleurs réussit à merveille: la petite était délicate, sa santé devint robuste.
Il va sans dire que les nourrices de ce temps-là n'étaient pas toutes consciencieuses. Un jour, un avocat de Troyes reçoit la visite d'un paysan à large carrure, qui, afin de l'intéresser à son affaire, lui apprend qu'il est son frère de lait." C'est donc toi, s'écria l'avocat, qui avalais le pain, le vin, les pot-au-feu et les biscuits que mes parents m'envoyaient chaque semaine! Allons je vois qu'ils t'ont profité: fais-moi donc le plaisir d'aller les digérer dehors!"
Mais le plus souvent on garde un bon souvenir des mois de nourrice et c'est la coutume de rester en rapports avec la paysanne qui vous a élevé. Elle ne manque jamais d'apporter à Pâques le pain rond qu'on appelle coignot. Dans les malheurs de la maison, elle accourt. On va la voir dans la chaumière où elle vous a allaité, on écoute ses contes de bonne femme, elle vous montre vos endroits préférés de jadis, elle vous fait par le menu l'historique de vos petites espiègleries et l'on s'égaye avec elle de ces doux enfantillages.
Aussi bien les honoraires d'une bonne nourrice ne sont pas ruineux. Il en coûte 25 francs par an... et un mouchoir.
Vielles maisons, vieux habits.
Après deux années, au plus, passées chez la nourrice, l'enfant rentre dans sa famille: nous allons pénétrer avec lui dans cette maison où il vivra toute sa vie, comme y ont vécu ses parents et ses grands parents.
Aujourd'hui encore, même à Paris, dans les vieux quartiers des abords du Pont-Neuf, rue Dauphine, rue Séguier, rue de Buci, sur le quai de Gesvres ou le quai de la Mégisserie, on aperçoit des maisons aux façades jaunies, hautes de deux ou trois étages, et qui n'ont qu'une ou deux fenêtres à chaque étage; il y a une boutique au rez-de-chaussée, pas de porte cochère, mais une entrée par la boutique ou par le couloir, faite seulement pour les gens de connaissance. Ces maisons, d'aspect suranné, paraissent dépaysées en face du spectacle de la vie moderne qui passe devant leurs vieux visages. En effet, elles sont d'un temps où chaque famille, si modeste soit-elle, habite dans une maison qui est sa maison. Demeure incommode et de pauvre mine, n'importe, c'est la maison de famille, c'est le toit paternel. Avoir sa maison à soi, ce sera, depuis le XIXe siècle, le luxe des grosses fortunes; c'est alors un bien commun à beaucoup de Français de la plus mince condition.
Ces demeures, faites à la taille des gens, passent de père en fils, et s'enrichissent à mesure des souvenirs des générations. Elles vivent, vieillissent, rajeunissent avec les habitants; on change une aile, on ajoute un étage ou un pignon. A ces embellissements s'attachent la mémoire de leur auteur. On dit: "Mon fils Pierre naquit, ma fille Fanchon se maria l'année que mon aïeul perça cette fenêtre, établit ce balcon". Il y a quelques années seulement s'éteignit, au n° 16 de la rue Beautreillis, dans le quartier Saint-Paul, M. D. de Hansy, âgé de quatre-vingt-onze ans, et dont la famille, véritable doyenne de l'habitation dans la même demeure, y était fixée depuis 1555.
Aussi bien dans cette époque où la vie est sans fièvre, où la société est stable, tout semble participer de l'immutabilité de la maison. Les charges, les métiers, ne sortent pas d'une famille: dans celle de Diderot, on était coutelier depuis deux cents ans. La famille célèbre des Varin, qui s'est perpétuée jusqu'à nos jours, a produit des graveurs sans interruption depuis le temps de Louis XIII.
Les meubles eux-mêmes ne se renouvellent pas: la coquetterie n'est pas d'avoir les plus nouveaux, mais les plus anciens. Une description de Limoges, faite en 1809, nous apprend que, dans chaque maison, le mobilier existait depuis deux ou trois siècles. "M. La Fosse père, ajoute l'auteur, quoique mort centenaire, n'avait de toute sa vie acheté aucun meuble nouveau. Aujourd'hui, son fils, âgé de quatre-vingt-trois ans, se contente de ceux de son père et n'en a pas d'autres."
Bien mieux: on ne grandit pas seulement dans la maison et dans les meubles, mais aussi dans les habits paternels! Il y a d'abord les vêtements d'apparat, de pompeux vêtements de noces, qu'on met une fois dans la vie et qui se lèguent de père au fils, de la mère à la fille; ce sont ensuite les menus bijoux, la montre en or de Monsieur, ou celle en or de Madame, une bague, une tabatière, des boucles de culotte et de souliers. Mais elles-mêmes, les nippes de tous les jours servaient à deux générations! Voici comment.
Un bourgeois n'a que deux habits, l'un d'hiver, l'autre d'été, plus l'habit noir, en réserve pour les deuils. L'habit d'hiver sort le matin de la Toussaint, rentre à Pâques, où c'est le tour du vêtement d'été: toute la France change à dates fixes de saison et de costume. Au bout de sept à huit campagnes, voilà l'habit râpé: on le retourne. Quand cet envers est lui-même défraîchi, est-ce une raison pour le perdre? Le tailleur trouvera bien le moyen d'en faire de beaux costumes pour les enfants, qui grandissent ainsi, étranglés ou flottants, dans la défroque paternelle.
Un seul feu pour tous.
Sous le manteau de la cheminée.
Comme elle habite une seule maison, la famille se réunit dans une seule pièce, qui est la pièce par excellence et, comme on dit d'un mot: la salle. Cette salle, située au rez-de-chaussée ou au premier étage, est en réalité la cuisine. C'est ainsi que les Thouin, qui reçoivent la compagnie la plus illustre de Paris, font "salon" l'hiver dans leur fumeuse cuisine: on y entend Jean-Jacques*, qui lui- même vit chez lui entre un fourneau et une fenêtre garnie de pots de fleurs et d'une cage à serins, et aussi M. de Malesherbes, garde des sceaux du Roy, qui y vient converser des soirées entières, philosophiquement assis sur une huche.
Un seul feu pour tous et une seule lumière, lumière bien économe, lampe à huile de chènevis, chandelle de résine et, plus rarement, de suif; enfants et domestiques iront se coucher à l'aveuglette, de peur du feu, et pour aguerrir les petits.
Aux quatre murs de la salle, des portraits d'ancêtres qui pour le prix ne valent pas grand chose et pour l'art ne valent rien; mais ils complètent la famille assemblée par la continuelle présence des parents morts. On distingue dans l'ombre d'un angle le grand lit à rideaux où couche la servante; dans l'angle opposé, un vaisselier massif étincelle vaguement d'un bel ordre de plats, d'assiettes et d'écuelles d'étain. La faïence est alors presque inconnue, et la servante paye tout ce qu'elle a le malheur de casser.
La cheminée, comme l'autel dans la maison antique, est l'âme de la pièce. Son vaste manteau abrite deux bancs où quatre personnes peuvent se faire face en carré. La crémaillère noircie offre au feu de l'âtre le ventre d'une marmite. Le rôti se dore sur les chenets; le tournebroche est représenté par une cage en forme de roue, qu'un chien* ou quelque autre bête est chargé de faire tourner. Hélas! tristes retours de la destinée! c'est parfois une oie, qui fait rôtir le dindon, en attendant son tour d'être mise elle-même à la broche.
Pères et fils.
Celle qui est l'âme de la maison.
Dans un tel milieu, on respire une atmosphère d'affection et de cordialité. Que le beau monde raille, s'il lui plait, les vertus bourgeoises; qu'il s'égaie aux dépens de ces honnêtes époux qui ne font pas mystères de se chérir, se promènent le dimanche au bras l'un de l'autre en beaux atours, et n'ont pas honte de s'appeler en public "mon trésor" ou "mon mouton".
Le fait est que cette vertu n'est ni guindée, ni grondeuse. Le père de famille, si austère soit-il, s'égaie volontiers au contact des gaietés juvéniles. Voyez le portrait charmant que le président Grosley nous fait de son père, un homme de loi, occupé à de difficiles travaux de jurisprudence.
"Son cabinet prenait jour sur un courette fort étroite, qui servaient à nos jeux. Nous étions une douzaine de gamins; je laisse à penser quel tintamarre! Pourtant jamais une plainte. Il nous encourageait plutôt; au jeu de volant, il prenait la raquette, quand il avait la cour à traverser. Mais c'est à colin-maillard qu'il fallait voir son cabinet envahi, et des nichées de gamins se cacher dans tous les coins, sous les meubles, et jusque entre ses jambes, se blottir à trois ou quatre dans sa robe de chambre. Rien de tout cela n'apportait de distraction à son travail.
"Ce cabinet n'avait ni cheminée ni poêle. En hiver il y tenait tant qu'il pouvait, avec le secours d'une chaufferette sous les pieds. Les grands froids le chassaient à la cuisine qui devenait son cabinet au milieu du bavardages des enfants et des femmes.
"Devant le feu de cette cuisine, la mère réchauffait le marmot au maillot; avant que de rhabiller l'enfant essuyé, elle ne manquait jamais d'en apporter le derrière à baiser à mon père qui, au baiser, ajoutait une petite claque."
On croira peut-être qu'un pareil tableau fait exception dans le siècle? Ecoutez donc ce morceau où un homme qui a été élevé aux premières dignités, La Reveillère- Lepeaux, membre de la Convention, l'un des chefs du gouvernement du Directoire, soupire après le temps de ces douces joies de famille. "Combien de fois, dans ma plus grande élévation, j'ai pensé aux heureux moments que je passais à Faye avec mes petites filles! Que d'amers regrets quand, au milieu des somptueux repas qu'il fallait donner ou recevoir, je me souvenais de ces déjeuners inoubliables où, lorsque la maman leur avait mis la tartine à la main, les deux petites accouraient pour me suivre au jardin! Là, pour compléter le régal, je montais sur un cerisier de Montmorency et, me tendant leurs petits paniers, elles riaient aux éclats en recevant ces belles cerises rouges..."
Ce sont de braves gens que ces pères qui jouent au papa avec leur fillettes. Et pourtant ils disposent d'une autorité presque égale à celle du vieil Horace. Tant que vit le père, son fils, fût-il lui même grand-père, est toujours petit garçon. L'âge, l'esprit, la dignité n'y font rien; dans la famille, le chef seul est majeur.
On n'est relevé de cette dépendance que par une investiture spéciale conférée par le père. C'est ainsi que le 12 juin 1792, en pleine Révolution, nous assistons à Limoges, à cette scène étrange entre Pierre Chapoulaud fils, curé de Bazoches en Gatinais, et son père, Pierre Chapoulaud, imprimeur, par-devant un juge au tribunal du district, lequel en considération des infirmités du vieillard, s'est déplacé à son domicile.
Le fils a quarante-cinq ans, l'expérience et la force de l'âge, le caractère sacré du prêtre; mais il n'est, en présence de son père, qu'un enfant qui lui doit respect et soumission. Il s'agenouille devant lui et, les mains jointes dans ses mains, dans l'attitude des suppliants, le prie solennellement de vouloir bien l'émanciper, "afin qu'il puisse traiter ses affaires en personne libre et indépendante". Et le vieillard consent. "En signe de quoi il releva son fils de terre, et lui disjoignit les mains."
Mais il y a à côté de ces maîtres en apparence tout puissants, une personne qui, avec beaucoup moins de droits, n'a en réalité guère moins de pouvoir: c'est la maîtresse de maison.
On la voit sans cesse, allant, venant, distribuant des ordres, mettant la main à la pâte, ayant l'œil à tout, ne sortant guère que pour la messe et le marché, dehors en "capote" de taffetas, d'étamine et de camelot, chez elle, en bonnet à coques et tablier immaculé. Elle tient toutes les provisions sous clef, dont elle porte un trousseau d'une douzaine pendu à sa ceinture.
Quoique son domaine se borne au soin du ménage et des enfants, sans s'occuper directement des affaires de son mari, elle en fait la prospérité. C'est le cas, par exemple, chez M. Phlipon, le père de Mme Roland: quand il perdit sa femme, il se dérangea, son petit commerce de boîtes de montres gravées diminua, les apprentis désertèrent l'atelier; tout alla de mal en pis.
A la place d'honneur.
Aïeules vénérées, marraines chéries.
Mais ce qui fait le caractère unique de ces maisons du vieux temps, c'est la présence continuelle des vieilles gens au milieu de la jeunesse; il y avait des figures qui depuis ont presque disparu du tableau de la famille et qui donnaient à celle d'autrefois un aspect patriarcal trop rare dans la notre.
C'était alors une loi que les grands-parents, veufs ou incapables de se suffire, soient recueillis dans les jeunes ménages. Ils y occupent la place d'honneur. Marmontel, dans une page charmante, nous décrit l'intérieur de son père, pauvre tailleur d'habits d'un pauvre bourg du Limousin: il y a là deux bisaïeules, une grand mère, trois grand'tantes, une tante, sœur de la maman et au milieu de ces ancêtres, six enfants, quatre fils et deux filles. A force d'ordre et d'économie, tout cela subsiste avec très peu de bien. Et l'on sent, au ton dont l'écrivain en parle, quelle force de sagesse et de sécurité lui venait d'avoir vu, dans son enfance, "les deux bonnes vieilles qui, à l'âge de quatre-vingts ans, buvaient encore au coin du feu, le petit coup de vin."
Et que de fois le président Grosley dut entendre l'histoire de sa trisaïeule Mme Bourbon! Cette femme d'un autre âge, après avoir eu le bonheur de célébrer ses noces d'or, vint à perdre son mari. Elle continua de réunir chaque dimanche ses soixante-douze enfants et petits enfants à sa table, faisant après le repas une lecture pieuse, avertissant les uns de leurs défauts, écoutant les plaintes des autres, jugeant sans appel, et réconciliant les parties qui étaient tenues de s'embrasser devant elle. Elle terminait par un discours où elle exhortait ses enfants à demeurer unis.
Un jour, après une exhortation plus touchante que de coutume, on lui vit appuyer sa tête dans sa main. On crut qu'elle se recueillait: elle venait d'expirer. Elle avait plus de quatre-vingts ans, et n'avait perdu ni cheveu ni une dent.
Grand'mères, grand'tantes, marraines en cheveux blancs au fond de leur bergères, types exquis d'un temps où l'on avait l'art de vieillir! "Bonne-maman Phlipon, écrit Mme Roland était une petite femme de bonne grâce et de belle humeur, dont les manières agréables, le langage poli, le rire gracieux et le coup d'œil malin annonçaient encore quelques prétentions à plaire, ou à faire souvenir qu'elle avait plu. Elle avait soixante-cinq ou six ans, donnait des soins à sa toilette, appropriée d'ailleurs à son âge, car elle se piquait par dessus tout de bien sentir et d'observer les convenances. Beaucoup d'embonpoint, une marche assez légère, une contenance fort droite, une petite main dont elle faisait jouer les doigts avec grâce. Elle était aimable pour les jeunes personnes dont la société lui plaisait beaucoup, et de qui elle mettait quelque orgueil à être recherchée."
Sa sœur Angélique n'était pas un moins joli personnage. "Cette bonne fille, asthmatique et dévote, pure comme un ange, simple comme un enfant, était la très humble servante de son aînée: les soins de leur petit ménage roulaient uniquement sur elle. Une domestique, ambulante, qui venait deux fois le jour, était chargée des plus grossiers; mais Angélique suffisait au reste, et habillait sa sœur avec révérence. Elle devint tout naturellement ma gouvernante, en même temps que Mme Phlipon se faisait mon institutrice."
Il y a du reste presque dans chaque famille, de ces tantes non mariées, personnes sans âge et qui toujours semblent rajeunir à force de s'empresser au service des enfants des autres. Mère sans être mère, la vieille fille a dans les familles nombreuses la fonction exquise et mainte fois renouvelée de marraine.
Leprince-d'Ardenay, négociant du Mans, en avait une dans son enfance, dont il écrit des choses doucement émouvantes. Le caractère de la bonne vieille était si affable, qu'on l'appelait la tante Mignonne. Sa part dans l'éducation de son filleul, c'étaient les gâteries; elle se donnait le plaisir de lui procurer tous les petits jeux de son âge. Elle se laissait doucement tyranniser. C'est elle qui lui faisait des contes de fées, qu'il écoutait avec un sien brigand de cousin, à l'âge bienheureux de quatre ou cinq ans.
Un jour, elle leur fait le conte d'une fée qui avait des perles dans les cheveux. Il n'en fallait pas tant: car une marraine pour un enfant, n'est-ce pas une fée? "Mignonne, est-ce que vous avez, vous aussi, des perles dans les cheveux?" Mignonne permet d'y regarder. Et voilà les deux bourreaux, chacun s'armant d'un peigne, et grimpés sur un petit tabouret, qui décoiffent Mignonne avec précaution et, tirant chacun de son côté, cherchent avec la plus scrupuleuse attention les perles qu'ils espéraient trouver. Ils en étaient là, lorsque entra Jeanneton, la vieille gouvernante. Ciel! quelle algarade! "Eh bien, mademoiselle, y pensez-vous? perdez-vous la tête? a-t-on jamais vu?... - Eh paix! ma bonne Jeanneton. Ne faut-il pas être complaisant à tous, et enfant avec les enfants?" répondit simplement Mignonne.
Ces grand'mères, ces tantes Mignonnes ont pour office de présider aux jeux des enfants, d'enseigner à lire aux garçons, de leur commencer l'écriture et la grammaire, jusqu'à ce qu'ils soient d'âge à passer au collège. Quant aux petites filles, elles ne bougent de la maison, et dès l'âge de six ans, instruites aux soins du ménage, elles portent une paire de ciseaux attachée à la ceinture par un nœud de rubans.
Un plat pour chaque jour.
Ordonnance invariable des repas.
Tout le monde se retrouvera réuni, autour de la table de famille, à des heures fixées de temps immémorial et qui, elles non plus, ne varient pas. Libre aux grands seigneurs, après des nuits blanches au Palais-Royal, de dîner à quatre heures et de souper à dix: ces dérèglements marquent assez, aux yeux du bourgeois, le scandale de leur vie. Pour lui, il reste attaché, comme un moine à la règle de son ordre, à un horaire sacré, formulé dans ce proverbe:
Lever à six, dîner à dix,Souper à six, coucher à dix,Fait vivre l'homme dix fois dix.
Un coup de vin au saut du lit, la soupe avalée sur le pouce entre sept et huit heures, le goûter entre trois et quatre complètent le programme. Honni qui y eût rien changé!
Le menu même des repas était fixé presque sans variante, jour par jour, pour tout le royaume. Tous les Français, le même jour, à la même heure, mangent le même plat.
Dimanche à dîner, le bouilli; le soir, la longe de veau.Lundi, bouilli fricassé; blanquette.Mardi, fraise de veau; volaille.Mercredi, carré de mouton; omelette au lard.Jeudi, gigot rôti; hachis.Vendredi, morue; haricots.Samedi, purée; soupe aux choux.
Le vin se tire à la pièce et se boit au gobelet: on en achète un à la naissance de chaque enfant: celui du chef de famille se reconnait à sa taille imposante. C'est le père qui, avant chaque repas, descend à la cave.
On ne prend du café que par remède. Quatre livres de sucre suffisent pour un an. Il n'est pas rare qu'un voisin emprunte le pain de sucre* pour figurer sur sa table, quand il a des hôtes; au reste, c'est pour lui un point d'honneur que de le rendre intact, comme s'il se fût agi d'une pièce d'argenterie. Il y a sur toutes les tables une boîte en fer blanc appelée la cuisinière, divisée en quatre parties contenant divers épices dont chacun se sert à son gré. Au milieu, dans une case ronde se loge la noix muscade avec la petite râpe.
Le souper du soir est le repas important de la journée. C'est pour celui-là que se font les invitations. Le jour des Rois, le jeudi Gras, Pâques, les fêtes patronales sont jours de banquets de famille. Alors on fait grande chère, on débouche le vin vieux, on trinque, et l'explosion du premier bouchon est le signal des chansons: chacun y va de la sienne. Depuis toujours, il est d'usage que chacun apporte son plat; chacun a voulu faire une surprise; d'où il résulte qu'on voit souvent sur la table cinq ou six cochons de lait et une vingtaine de chapons.
Du reste, si simples que soient les repas aux jours ordinaires, un cérémonial précis, aussi méticuleux qu'à Versailles, préside à table. Il est inouï que l'assemblée se soit assise avant la récitation du Bénédicité, ou levée avant celle des Grâces. Si un ecclésiastique est présent, c'est à lui que revient l'honneur de bénir la table. Cet office à l'ordinaire est délégué par le père à l'ainé des fils. Mais il est contraire à toutes les règles qu'une femme ose prononcer ces propos.
Le maitre de maison découpe lui-même les viandes, et sert les convives dans un ordre invariable. On trouverait fort étrange qu'un enfant demandât quelque chose à table. S'il avait le malheur de montrer de l'aversion pour un des comestibles communs, c'est alors qu'on lui apprenait à vivre! Plutôt que d'en passer par ses goûts, on lui fera apprêter un immense plat du mets qu'il ne saurait souffrir et, pendant huit jours, soir et matin, froid ou réchauffé, il n'aura à manger autre chose. On l'instruit d'ailleurs avec soin des règles de la civilité puérile et honnête; il ne tarde pas à savoir qu'on brise la coque d'un œuf après l'avoir gobé, que le fromage se mange à la pointe du couteau, et que c'est une incongruité grave de se gratter la tête à table avec ses ongles, ou de se moucher dans sa serviette.
Dimanche en famille.
Villégiatures de citadins.
"Où irons-nous demain s'il fait beau? demande le père, le soir des samedis d'été.
Et regardant sa fille en souriant:
"A Saint-Cloud? Les eaux joueront, il y aura du monde.
- Ah! papa, si vous vouliez aller à Meudon, je serais bien plus contente."
A cinq heures du matin, le dimanche, chacun est debout: une robe légère, fraîche, bien simple, une voilette de tulle, c'est tout l'ajustement. Les voila partis, père, mère et fille. On prend le bateau au Pont-Royal, un batelet qui dans le silence d'un navigation douce les conduit aux rivages de Bellevue non loin de la verrerie dont on aperçoit de loin le panache de fumée. Par des sentiers escarpés, on gagne les côteaux de Meudon: on découvre une maisonnette dans les bois; c'est le logis d'une laitière, une veuve qui vit là avec quelques poules et deux vaches. Ah! les délicieux goûters chez la bonne vieille, avec un peu de pain bis et beaucoup d'appétit! Et puis en route pour rêver ou courir sous les hautes futaies, dont l'ombre s'étoile de lumières sur le sable du chemin! On soupe gaîment chez le suisse du parc; le soir tombe, on rentre à Paris, et l'on recommence le dimanche suivant.
Deux jours de fête se suivent-ils, faisant ainsi de véritables loisirs: alors c'est le grand jeu; on ne rentre pas, on couche à la Reine de France, et ce sont parfois des aventures plaisantes qui font scintiller l'éclat de rire charmant de la jeune fille mise en gaité par le grand air. Car ils n'occupent qu'une chambre à eux trois: la fille couche avec sa mère, le père prend l'autre lit; il veut tirer les rideaux, le ciel de lit se détache et tombe si exactement qu'il lui fait une couverture. Après le premier moment de frayeur, fusée de rire du trio, lesquels redoublent quand l'hôtesse accourue, stupéfaite de voir son lit ainsi décoiffé, s'écrie en levant les bras:
"Ah! mon Dieu! comment est-il possible que ce ciel de lit soit tombé! Voilà dix-sept ans qu'il était là, et jamais il n'a bougé!"
Souvent, les soirs d'été, il y a bal dans les guinguettes, les arbres sont des lustres illuminés de lampions, l'orchestre est composé d'un crincrin et d'une clarinette. Rien de plus honnête alors que ces bals de barrière, à Sceaux ou à Saint-Cloud. Mlle de Corancez qui devait être un jour la mère du général Cavaignac y valse sur l'herbe avec ses sœurs. Tels sont les plaisirs des petites bourses. Mais les bourgeois à leur aise sont partis dès la veille, la boutique fermée, pour la modeste maison de campagne qu'ils possèdent près de la barrière. Ils y ont mené leur femme, leur grande fille et leur garçon de boutique, quand on est content de lui, et qu'il a su plaire à ces dames.
"On a porté la veille, dans un fiacre bien plein, toute la provision et un pâté de Le Sage. Le père fera des contes, la mère rira aux larmes; la grande fille s'émancipera un peu et se tiendra moins droite; le garçon de boutique, qui aura acheté des bas de soie blancs et des boucles toutes neuves, honoré du titre de joli garçon, fera des gentillesses et déploiera tous ses moyens de plaire, attendu qu'il aspire de loin à la main de Mademoiselle; car elle aura en dot 10 000 à 12 000 fr."
Et ce sont des plaisirs sans luxe, mais non sans art. Quel joli croquis nous fait Mme Roland de "ces concerts boiteux d'après souper, où, sur la table qu'on venait de desservir, des étuis de manchon servaient de pupitre au bon chanoine Bareux, en lunette, faisant ronfler sa basse tandis que j'égratignais un violon, et tandis que mon oncle détonait sur la flute!"
Cette simplicité de mœurs, cette santé, cette bonhomie, voilà ce que l'on trouvait dans la France et à Paris même, dans la majeure partie de la nation, à la veille de la Révolution.
N'en est-ce pas assez pour expliquer quel trésor de forces intactes, quelles réserves d'énergie et de vertu longtemps accumulées allaient apporter au service de la France tous ces humbles de la roture! Ce sont ces mœurs bourgeoises qui ont sauvé la France des convulsions de la Terreur, où croula le faite de sa société légère et artificielle; ce sont leurs traditions qui se perpétuent dans la France d'aujourd'hui et lui font une vigueur profonde et durable.
Lectures pour tous, novembre 1903.
* Nota de Célestin Mira:
* Livre de raison: Le livre de raison, tenu par le père ou la mère, contenait les comptes du ménage, mais aussi les faits marquants de la famille. Il servait d'aide-mémoire et était transmis de générations en générations afin de constituer un lien familial historique.
* Chien tournebroche ou turnspit dog: il n'est pas impossible que cette pratique hasardeuse soit à l'origine de l'expression "dog's life": une vie de chien.
* Pain de sucre: jusqu'à la fin du XIXe siècle, le sucre blanc raffiné était fabriqué et vendu sous forme de cône à la pointe arrondie.