vendredi 23 février 2024

 Le signe.


I

- Oui, messieurs, fit le peintre Maxime Aubry, en posant sur le coin d'un guéridon sa tasse de café, pour donner une plus grande liberté à sa mimique passionnée, j'estime que la beauté d'une femme vraiment belle n'est pas faite seulement d'une splendeur de lignes et de belles harmonies de tons de la chair, mais encore d'une mystérieuse relation entre ses charmes; en sorte qu'il n'est permis à l'artiste d'omettre aucun détail, même le plus insignifiant du monde pour les sots, dans l'expression d'un ensemble auquel préside une logique divine. Tous les maîtres l'ont senti comme moi, Léonard comme Rubens, inexorables interprètes des défauts apparents eux-mêmes de leurs modèles.
- Paradoxe! fit le capitaine Mistouille.
- Non, capitaine! Pas paradoxe du tout! Prenez-vous donc pour un paradoxe la loi si merveilleusement observée par Lavater* et qui établit une corrélation entre les signes qu'une même femme porte aux différentes parties de son corps? Omettre un de ces signes, monsieur, dans une figure nue, vraiment copié sur la nature, est un crime de lèse-sincérité d'abord, et, de plus, certainement, quelque chose d'aussi monstrueux qu'une faute d'orthographe.
- Vous êtes naturaliste, Aubry, continua le banquier Pigemol, en achevant un verre de Chartreuse.
- Fougueusement idéaliste, au contraire, poursuivit le peintre avec une ineffable chaleur. J'ai pris pour épigraphe cet immortel vers de Victor Hugo:

Chair de femme, argile idéale, ô merveille!

et je tiens pour si parfait, dans ce chef-d'œuvre, que je considère comme un sacrilège d'y vouloir rien changer.

Corps féminin, qui tant est tendre!

a dit le vieux Villon. Celui-là est un fou vraiment qui rêve, pour toi, des imperfections nouvelles. Tu es le dernier et le plus sublime vers du grand poème de la création, et la Bible elle-même nous apprend que Dieu ne voulut plus rien enfanter, après la femme, désespérant de faire mieux.
- Ou pire, interrompit le notaire Cornensac, qui était un sceptique.
Et s'approchant de Maxime Aubry, le tabellion continua à voix presque basse.
- Vous feriez bien mieux, mon cher, au lieu de discuter, de faire danser ma femme qui est tout à fait curieuse d'entendre un homme aussi illustre que vous lui faire des compliments. Innocente vanité de provinciale qui croit encore aux gloires parisiennes et qui s'imagine qu'elles rayonnent autour d'elles sur ceux qui les approchent!
Maxime Aubry ne se le fit pas dire deux fois.

II

Pour porter le nom ridicule de son mari, madame Cornesac n'en était pas moins d'une aristocratique beauté, et sa grâce fière eut dignement resplendi dans l'apothéose d'un armorial. Grande, avec une peau blanche que les ombres teintaient en bleu, elle promenait, au-dessus d'un sourire presque engageant, l'expression attirante et hautaine à la fois de son regard, le dédain glorieux de ses yeux clairs traversés d'étincelles. Sa chevelure, noire et profonde, avait des révoltes sculpturales à la nuque et au front, les majestueuses ondulations d'une mer qui s'apaise. Mais c'est l'ensemble de sa personne surtout qui en imposait par sa plasticité extraordinaire et visible sous l'imposture de ses vêtements. Un marbre vivant modelait délicieusement les plis de sa robe comme dans les statues antiques. Il y a comme cela, de simples officiers ministériels qui ont, pour leur malséant usage conjugal, des créatures devant lesquelles se seraient agenouillés Phidias* et Apelle*. Il est inutile de dire que Maxime Aubry éprouvait pour madame Cornesac une admiration allant jusqu'à la terreur. C'est en tremblant qu'il lui offrit le bras pour la première valse. Il se sentait mourir dans le tourbillon où il l'emportait dans ses bras, respirant les chauds parfums de la mystique fleur que toute femme porte en elle.
Puis, enhardi, et comme ayant brûlé ses derniers vaisseaux de timidité, il s'assis auprès d'elle, comme prisonnier de l'air qu'elle respirait. Et, comme il demeurait silencieux:
- A quoi pensez-vous? lui demanda-t-elle.
- Je regardais, répondit-il très simplement, la jolie mouche naturelle que vous avez à la naissance de l'épaule droite.
- Ah! mon Dieu! Ma robe est donc bien décolletée? Vous avez remarqué...
- Et je pensais à celle qui est un peu plus bas, de l'autre côté.
Elle devint rouge comme une cerise.
- Ah! par exemple, vous ne me ferez pas accroire que l'échancrure de mon corsage descende jusque là! Comment savez-vous?
- Lavater, madame, Lavater!
Et il ajoute d'un air triomphant de science et tout bas:
- Un peu au-dessus de la chute des reins, à gauche, n'est-ce pas?
Madame Cornensac avait positivement disparu derrière son éventail.
Après un moment de silence, ce fut elle encore qui reprit:
- A quoi pensez-vous encore?
- Au temps, madame, où les princesses du sang elles-mêmes ne dédaignaient pas de poser pour les grands artistes de leur temps, dans l'éclat de leur nudité victorieuse.
- Quelle horreur!
- Non! Madame, mais un sentiment de l'art plus passionné qu'on ne l'a communément aujourd'hui et plus élevé en même temps. On a dû des chefs-d'œuvre à ces clémentes fantaisies! Une pudeur imbécile a-t-elle le droit de s'opposer à l'enfantement du chef-d'œuvre?, Je vous en fais juge, madame. Ah! si vous vouliez...
- Pas un mot de plus, monsieur!
Madame Cornensac s'était levée et avait été prendre le bras de son mari. Maxime demeurait comme un homme ivre, dans le rayonnement de l'astre disparu.

III

Deux jours après, ou plutôt deux soirs, au bal encore, chez la comtesse de Hautebringue, Maxime osait à peine s'approcher de la belle notairesse qu'il croyait avoir mortellement offensée. C'était bien mal connaître la curiosité féminine en général et provinciale en particulier. Madame Cornensac avait été, au fond, démesurément flattée dans l'orgueil tout légitime d'une beauté mal savourée par son rond de cuir d'époux. Le peintre humait un sorbet au kirsch avec une navrante mélancolie. Ce fut elle qui vint à lui, et qui, après avoir bien regardé si son mari ne l'épiait pas, lui dit presque à l'oreille:
- Je crois que j'ai trouvé un moyen.
Il la contempla avec une respectueuse surprise. Elle continua avec une volubilité charmante de femme qui en a beaucoup à dire en peu de mots:
- Avez-vous une psyché dans votre atelier?
- Certes, fit le peintre, et du meilleur style Louis XVI.
- Et vous consentiriez à ne me faire que de dos?
Maxime tombait positivement des nues. Il balbutiait au lieu de répondre. Et elle de poursuivre se hâtant davantage encore et les paroles passaient rapides sur ses lèvres, comme un gazouillement d'oiseau:
- Alors, je pourrais me déshabiller sans que vous me vissiez, derrière une draperie et me venir ensuite poser à reculons, sans que vous vous soyez retourné par exemple! Entre la glace et moi, serait votre chevalet, et ce serait mon image seulement que vous copieriez dans le miroir, ce qui serait bien moins indécent. Il faudrait, avant tout, me donner votre parole de garder la face toujours du même côté! Ce serait une trahison révoltante d'y manquer...
Et comme Maxime continuait à la regarder avec des yeux pleins d'une reconnaissance inquiète:
- Je ne peux pas pourtant, lui dit-elle encore, vous empêchez de faire un chef-d'œuvre! Ce serait mal!
- Vous avez raison, madame, fit l'artiste en recouvrant la parole. Ce serait un crime pour le moins.
On convient encore que l'étude, achevée dans des conditions si particulières, serait pour le peintre seul et qu'un secret absolu serait gardé.
Le lendemain commençait la première séance. Maître Cornensac ne quittant pas son étude de la journée, rien n'était plus facile à sa femme d'en dérober les heures les plus lumineuses au profit de l'art qu'elle s'était décidément donné la mission d'encourager.

IV

On en était à la vingtième séance pour le moins. A la dernière, hélas! pensait le pauvre Maxime. Il avait eu beau apporter à son travail des lenteurs volontaires et pénélopéennes, l'étude était au point. 




Il ne restait à poser, sur les chairs glorieuses de madame Cornensac reflétées par la psyché et, de là, descendues sur la toile, que la fameuse mouche placée au couronnement du séant, un peu à gauche, là où l'artiste l'avait si bien devinée, et où la notairesse la portait en réalité. Seulement, pour le peintre qui ne la voyait que dans l'image, apparaissait-elle à droite et se préparait-il, suivant sa théorie consciencieuse, à la faire précisément là où il la voyait. Jusque-là les conventions avaient été scrupuleusement observées. Malgré sa tentation, le malheureux Maxime n'avait jamais risqué un regard oblique derrière lui et, de son côté, madame Cornensac n'avait jamais présenté au miroir que l'intervalle radieusement vallonné compris entre sa nuque aux reflets d'ambre et ses talons d'un rose nacré. Et vous seriez bien contentés, comme moi, mes petits compères, de ce spectacle postérieur tout à fais agréable et exquis.

Ceci pour moi n'est déjà que trop bon!

auriez-vous dit comme le moine d'une épigramme célèbre de Jean-Baptiste Rousseau*, le psalmiste.
Et ainsi le pensait ce nouveau Tantale d'Aubry, qui se sentait, derrière le cou, des démangeaisons lui descendre jusqu'en bas des moelles.
- Ouf! fit-il, en éclaboussant légèrement, du haut de son pinceau trempé de noir, le point du tableau où devait se trouver le fameux signe.
Folle de curiosité et du désir de voir l'image achevée, madame Cornensac se retourna, et juste, en même temps, Maxime en fit autant, oubliant son serment. Ainsi se trouvèrent-ils face à face et les yeux dans les yeux!
Ce fut, entre eux, comme un courant électrique qui les poussa dans les bras l'un de l'autre. Ce qui se passa ensuite est tellement fâcheux pour l'honneur de M. Cornesac, que mon respect pour l'institution du notariat ne me permet pas d'en dire davantage. Les notaires contemporains n'ont qu'une propension déjà trop grande à s'en aller en Belgique avec nos fonds, pour qu'on les incite encore à la fuite en les vilipendant sans raison.
- Au nom de la loi, ouvrez!
C'était M. Cornensac, Dieu le damne! qui averti, par d'obligeants voisins, des visites de sa femme au peintre, et avec ce bon flair de cocu par quoi fut institué le moment dit psychologique, arrivait escorté du commissaire. Madame Cornensac et ses vêtements disparurent comme par enchantement et Maxime fut ouvrir, destiné à tenir tête à la situation.
- Vous avez une femme ici, monsieur, fit le commissaire.
- La mienne, polisson! ajouta le notaire furieux.
Et, regardant le tableau posé sur le chevalet et que l'artiste n'avait pas eu le temps de cacher:
- Vous ne nierez pas, monsieur, je reconnais madame Cornensac.
- Et en quoi, s'il vous plait, monsieur?
- A cette mouche naturelle que vous avez servilement copiée selon vos principes!
Le peintre avait repris toute sa présence d'esprit.
- Vous vous trompez, monsieur, fit-il sévèrement, et vous calomniez une honnête femme. Cette mouche est à droite et celle de madame Cornensac est à gauche.
- Vous l'entendez, monsieur le commissaire, hurla le mari outragé. Comment saurait-il ?
- Lavater, monsieur, Lavater! continua Aubry, impitoyable, en montrant la mouche de l'épaule.
M. Cornensac se frappa le front, après un moment de réflexion et, du ton d'un homme qui se souvient:
- C'est vrai, dit-il lentement. C'est vrai bien à gauche qu'est le signe de madame Cornensac. Et tendant la main au peintre:
- Mes excuses, monsieur, on m'avait trompé!
Et il ne savait pas si bien dire.
- Imbécile! tous les mêmes, fit entre ses dents le commissaire, très marri d'avoir été dérangé pour rien.
C'est ainsi que l'artifice inventé par la pudeur d'une honnête dame tourna à la glorification de sa vertu. Que ce soit un exemple pour les autres.

Trente bonnes farces, Armand Sylvestre, Ernest Kolb, éditeur 1890.



Nota de célestin Mira:

* Lavater: écrivain suisse connu pour son ouvrage "L'art de connaître les hommes par la physionomie" écrit en allemand  vers 1775.





* Phidias: célèbre sculpture grec. André Malraux a dit qu'il avait inventé "les formes qui expriment le divin".




Marbre de Phidias.

* Apelle: Célèbre peintre grecs loués par les anciens. Aucune de ses peintures n'a été conservée.

* Jean-Baptiste Rousseau est un poète français né en 1670 et mort en 1741.


Jean-Baptiste Rousseau,
portrait de Nicolas de Largillière.


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