mardi 17 octobre 2023

Chronique du 2 juillet 1864.


Canicule. 


Nous voilà dans les grandes chaleurs. Tout le monde s'en plaint, car il faut toujours qu'on se plaigne. Fait-il froid, on maugrée contre les frimas, en soufflant dans ses doigts; pleut-il, on crie au déluge; la chaleur vient-elle, on récrimine contre le soleil.
Vous êtes allé au bois de Boulogne, qu'y avez-vous remarqué? qu'on y étouffait. Vous avez passé votre soirée au cirque des Champs-Elysées, vous y êtes-vous amusé? On y étouffait. Vous avez pris une glace à Tortoni? On y étouffait. Il y a des gens qui étouffent aux bains de mer.



Le gros compère que vous avez sous les yeux ne se plaint pas de la chaleur; au contraire. La chaleur pour lui vaut de l'or. Vienne la canicule, elle sera bien venue. Il voudrait que le monde fut changer en Sahara. Il est vrai que ce gros compère est, non pas orfèvre comme M. Josse, mais brasseur, pour vous servir de la bière. Voyez comme, avec sa machine à pression, il fait monter la cave au premier. C'est à peine s'il peut suffire aux demandes des gosiers altérés. La recette sera bonne aujourd'hui: aussi la satisfaction règne sur son large visage. Le brasseur aime les étés chauds, comme le marchand de bois aime les hivers longs et froids. Ne demandez pas si la bière entretient la santé, ce brasseur corpulent peut servir d'enseigne à sa marchandise.

                                                                                                                 Nathaniel.

La semaine des familles, samedi 2 juillet 1864.

lundi 16 octobre 2023

Chaises et bancs de Paris. 


Au Palais-Royal.


I

Impossibilité de peindre Paris.



On a remarqué qu'il y avait deux mots qui, placés dans le titre d'un livre ou d'une pièce de théâtre, assurant son succès, Paris ou le Diable, et je n'en fais pas mon compliment à Paris.
Paris, ce mot magique, remue tant d'idées et de sentiments, évoque tant de spectacles ondoyants et divers, qu'aucun écrivain ne serait assez téméraire pour écrire en tête d'un volume: Physiologie de Paris. Balzac lui-même, l'audacieux Balzac, ne l'aurait point osé. On tente des explorations partielles à travers ce monde parisien qui laisse bien loin derrière lui ces fourmilières humaines qu'on appelait dans l'Antiquité les Thèbes aux cent portes, les Tyr, les Babylone, les Memphis, mais personne n'oserait essayé la photographie générale du monstre, surtout depuis que, franchissant ses anciennes barrières, il s'est annexé les vastes espaces qui le séparaient des fortifications. Paris, depuis ce moment, tend de plus en plus à devenir une cité cosmopolite, la capitale du luxe et des plaisirs européens. On gagne l'or ailleurs pour venir le dépenser à Paris, ce qui fait qu'à Paris tout ce qui vend et trafique fait rapidement fortune, je parle de ceux qui travaillent pour le luxe, le plaisir et la vanité. C'est en même temps l'explication de la cherté toujours croissante de la vie parisienne. Ces myriades d'étrangers qui viennent dépenser en quelques semaines des sommes folles, et qui s'en retournent chez eux vivre d'économie quand le crédit qu'ils se sont fait ouvrir par leur banquier commence à s'épuiser, font une concurrence redoutable aux consommateurs parisiens. Rien n'est trop cher pour ces oiseaux de passage qui s'emparent de haute lutte de la grande cité, et, dans ce combat du superflu européen, contre le nécessaire parisien, ce dernier, à la fin vaincu, se verra un beau jour obligé d'émigrer en province, de sorte qu'on trouvera bientôt des gens de tous les pays à Paris, excepté des Parisiens.
Cette invasion d'étrangers rend encore plus impossible la description générale dont j'ai parlé. Comment peindre cette mer si fertile en naufrages, où chaque jour un nouveau courant amène des eaux nouvelles, où sans cesse les vagues s'élèvent ou s'abaissent sous les vents qui soufflent des quatre points cardinaux, où le radeau de la Méduse, monté par la misère, sombre à côté de la gondole qui passe en jetant aux échos les chants joyeux du plaisir, et dont la couleur change pendant que le peintre pose son pinceau sur sa palette? Mercier* ne pourrait plus tracer aujourd'hui son Tableau de Paris. Le drame de MM. Dupeuty et Cormon, joué pour la première fois en 1842, et que la Gaîté vient de reprendre, Paris la nuit*, ressemble plus à une médaille du Paris d'il y a vingt ans qu'à un portrait du Paris actuel. Qu'y voit-on en définitive? Quelques tableaux pittoresques, comme la porte Saint-Martin au clair de lune, le carreau des Halles, et le bal masqué avec sa désinvolture échevelée, et ses danses impossibles, inaugurées par Chicard*, qui malheureusement a laissé des héritiers encore plus aventureux que lui. Est-ce là Paris la nuit? Cela donne-t-il une idée des drames et des comédies qui se jouent dans les quartiers si divers de l'immense métropole; des rires et des larmes, des gémissements, des cris de la misère et de la souffrance, des chants du plaisir, des vertus et des crimes, des somptueux palais où l'orchestre donne le signal des danses, de la Maison dorée et de l'hôpital, de la mansarde habitée par la douleur et la faim, de l'oisiveté, de l'étude, du vice et de la prière qui veillent, de ce tohu-bohu monstrueux où mille bruits discordants se fondent, concert étrange où les anges distinguent des accents qui réjouissent le ciel, et où Satan discerne les cris de rage des agonies maudites, le blasphème du malfaiteur, les hoquets de l'orgie et le cri de chacal du meurtrier qui égorge sa victime?
La tâche que nous entreprenons n'a rien qui ressemble au programme effrayant que nous venons d'esquisser. Nous voulons seulement, à la suite du crayon spirituel exact et fidèle de Fellmann, tracer la silhouette contemporaine des chaises et des bancs de Paris, et suivre à vol d'oiseau ceux qui s'y assoient dans les divers quartiers de la ville. C'est un simple trait que nous détachons de la physionomie de Paris, et, pour commencer, cher lecteur, notre excursion, nous vous introduisons dans le jardin du Palais-Royal, et nous vous invitons à vous arrêter devant la Rotonde en face des lecteurs de journaux.

II
Lecteurs des journaux au Palais-Royal.

La renommée du Palais-Royal commence à baisser depuis que le centre de Paris tend à se déplacer et à se porter sur la ligne des boulevards, par la prodigieuse extension qu'ont prise les quartiers de la Chaussée-d'Antin et ceux qui s'étendent sur la même ligne. On sait que le Palais-Royal fut originairement construit pour le cardinal Richelieu, circonstance qui explique le nom du Palais-Cardinal qu'il porta dans l'origine. Depuis le palais reçut de nombreux embellissements et prit le nom de Palais-Royal, parce que Richelieu en fit don à Louis XIII. Au temps de Louis XIII, le jardin de Palais-Royal n'existait pas; il y avait devant le palais une espèce de terrain vague qui renfermait un mail, deux bassins et un manège; les longues galeries qui environnent le jardin n'étaient pas encore construites. Ce ne fut qu'en 1730 qu'on eut la pensée de transformer ce terrain en jardin, et un neveu de le Nôtre fournit les dessins, sur lesquels ce jardin fut planté de manière à présenter à peu près le même aspect qu'aujourd'hui. Ce beau jardin, placé au centre de Paris et offrant une promenade agréable, devint le rendez-vous de la bonne compagnie. Plus tard, le duc d'Orléans, qui devait jouer pendant la Révolution un si déplorable rôle, reprit l'idée première de Richelieu, qui avait été d'encadrer toute l'étendue du jardin entre les galeries. Seulement il modifia l'idée primitive par un calcul de spéculateur, destina tous les rez-de-chaussées à des boutiques et à des cafés, et tira un lucre énorme de cette location.. Bientôt il consentit à accueillir des hôtes moins honnêtes, toutes les mauvaises passions, depuis celle du jeu, reçurent dans le palais du duc d'Orléans une hospitalité intéressée; de là ce nom de Caprée* que lui jeta l'indignation publique dans les années du règne de Louis XVI  qui précédèrent immédiatement la Révolution française.
Quand cette révolution éclata, le jardin du Palais-Royal, à cause des nombreux cafés qu'il renfermait, devint le premier foyer des réunions insurrectionnelles. Les chefs du mouvement s'y rencontraient, y commentaient les nouvelles du jour et donnaient le mot qu'on allait porter dans les divers quartiers de Paris. Le Palais-Royal, grâce à la tolérance de son propriétaire, s'était donc transformé en un véritable forum; souvent un orateur prenait la parole et haranguait les groupes qui lui formaient un auditoire. "Dans une ville corrompue, disent les Mémoires de Rivarol qui suivit de si près le flux et le reflux des passions de l'époque, ce jardin s'est distingué par la corruption. Telle a été son influence dans la révolution actuelle, que si l'on eût fermé ses grilles, surveillé ses cafés, interdit ses clubs, tout aurait pris une autre tournure. En ce moment, ces galeries sont des Chambres ardentes, où se prononcent des sentences de mort; et ses arcades, où l'on étale les têtes des proscrits, sont les Gémonies de la capitale. La liberté, si elle est le fruit de la Révolution, ne pouvait avoir de berceau plus impur."
Ces réunions turbulentes eurent une si grande influence sur les évènements, qu'on les appela les états du Palais-Royal  par opposition aux états généraux réunis à Versailles. L'influence de ces états au petit pied s'imposa plus d'une fois à l'Assemblée constituante. En tête des motionnaires les plus ardents et dont l'éloquence se faisait le plus écouter dans le jardin du Palais-Royal, il faut placer Camille Desmoulins, qui s'intitula lui-même bientôt après le procureur général de la Lanterne. Que votre imagination, rétrogradant vers le passé, remplisse d'une foule inquiète et émue ce jardin où l'on voyait ces jours derniers quelques paisibles lecteurs de journaux, savourant dans la matinée les émotions du compte rendu du procès la Pommeraie, mets de haut goût et propre à réveiller les palais blasés. Nous sommes au 12 juillet 1789, dans la matinée, on a appris à Paris le renvoi de Necker et sa sortie de France. Il règne dans les groupes une grande animation mêlée d'une grande anxiété. On maudit la cour, les ministres, on menace le roi; mais le mouvement manque de direction et d'unité, et cette colère s'épanche par un flot de paroles contradictoires. Camille Desmoulins est là, comme il le raconta dans le Vieux Cordelier*; il venait tâter le pouls à la multitude et juger pas ses propres yeux si tout était mûr pour l'insurrection. Il s'élance sur une table; à la vue de cette tribune improvisée la foule accourt, curieuse de savoir ce que ce jeune homme qui paraît arrivé au dernier paroxysme de l'exaltation peut avoir à lui dire, impatiente de l'entendre.
"Voici ma courte harangue, que je n'oublierai jamais, a-t-il écrit depuis:
- Citoyens, il n'y a pas un moment à perdre, j'arrive de Versailles, M. Necker est renvoyé... Ce renvoi est le tocsin d'une Saint-Barthélemy de patriotes. Ce soir, tous les bataillons suisses et allemands sortiront du champ de Mars pour nous égorger... Il ne nous reste qu'une ressource, c'est de courir aux armes et de prendre des cocardes pour nous reconnaître!"
Une immense acclamation s'élève jusqu'au ciel. Comme énivré de la passion qu'il a mise dans ses paroles et des applaudissements frénétiques qui les saluent, Camille Desmoulins, haletant comme la Pythonisse antique et les yeux pleins de larmes, reprend ensuite la parole.
- Quelle couleur voulez-vous? crie-t-il à la foule.
- Choisissez vous -même, répond une voix.
- Voulez-vous, reprend Camille, le vert couleur de l'espérance, ou le bleu cincinnatus, couleur de la liberté d'Amérique et de la démocratie?
- Le vert, le vert, répondent des voix nombreuses.
Pour achever de mettre la foule en branle, il fallait une péripétie. Camille Desmoulins le sent. Tout à coup, son visage prend une expression furieuse et indignée. Il fixe ses regards sur un point de la foule. Les yeux, les gestes, bientôt les voix l'interrogent: Qu'y a-t-il? Il y a que Camille comprend qu'un dernier coup de théâtre est nécessaire pour imprimer l'impulsion.
- Amis, s'écrie-t-il d'une voix vibrante, le signal est donné. J'aperçois là-bas les satellites de la police qui attendent leur proie. Ah! du moins, je ne tomberai pas vivant dans leurs mains.
Alors, par un mouvement aussi rapide que la pensée, il tire de dessous ses habits deux pistolets qu'il brandit en les montrant à la foule, et se précipite au bas de la table en s'écriant:
- Aux armes!
On l'entoure, on le félicite, il y a des gens qui veulent le couvrir de leur corps, d'autres proposent de lui former une garde pour le garantir des périls qui n'existent que dans l'imagination de la foule. Il remercie avec effusion, distribue à tous ceux qui s'approchent des morceaux de ruban vert, en coupant la pièce de ruban qu'on vient de lui remettre; il en arbore lui-même un fragment à son chapeau. Puis, quand tous les rubans sont tous distribués:
- Les feuilles aussi sont vertes, s'écrie Camille en arrachant quelques feuilles à un arbre.
Et chacun arbore la nouvelle cocarde.
L'impulsion est donnée, l'étincelle électrique, partie du Palais-Royal, se communique à toutes les imaginations exaltées; dans trois jours, la Bastille sera prise. C'est ainsi que se faisaient les journées révolutionnaires.
Sous le Consulat et l'Empire, le Palais-Royal redevint un centre de commerce, de plaisirs et de gastronomie. Les hommes de ce temps ont raconté à la génération actuelle comment la hideuse et infecte galerie de bois qui s'étendait à l'endroit où la galerie vitrée étale aujourd'hui ses merveilles, voyait chaque soir l'archichancelier qui habitait le palais, faire sa promenade du soir entre ses deux commensaux d'Aigrefeuille et Villevieille. Dans les jours malheureux de l'invasion, les états majors étrangers remplissaient le jardin de leurs brillants uniformes, et les restaurants du Palais-Royal doivent la plupart leur fortune aux prodigalité de la coalition qui vint déposer là l'argent qu'ils avaient pris ailleurs. Pendant la Restauration, à l'époque où les partis rivaux en venaient aux mains aux représentation de Germanicus d'Arnould, qui ne méritait pas cet excès d'honneur, deux cafés du Palais-Royal, le café Valois et le café Lamblin, servaient de quartiers généraux à l'opinion royaliste et à l'opinion libérale.
Aujourd'hui, le Palais-Royal, ses cafés et son jardin, ont oublié ces scènes du passé, et la plupart des habitués de cette promenade ne connaissent pas même les vicissitudes de son histoire. C'est dans la matinée surtout que les lecteurs de journaux affluent au Palais-Royal. Les deux heures les plus agréables dans ce jardin sont entre huit heures et dix heures du matin. 


Jardin du Palais-Royal.


Le soleil n'a pas eu le temps de chauffer les pierres des galeries qui, formant le quadrilatère, renvoient vers deux ou trois heures le calorique comme les murailles d'un four. Ce n'est qu'un peu plus tard que le piétinement des enfants se livrant à leurs jeux soulèvera la poussière; les fourneaux souterrains des grands restaurateurs chôment en ce moment et ne répandent point leurs parfums culinaires, et les pipes et les cigares commencent à peine à apporter leur contingent de mauvaise odeur à l'atmosphère rassérénée par la fraîcheur de la nuit. Les oiseaux du jardin, cédant à une illusion de courte durée, se croient à la campagne et font entendre leur doux gazouillement sous les feuilles de mai, que le hâle n'a pas encore eu le temps de noircir.
Les provinciaux et les étrangers descendus dans les hôtels si nombreux de la rue Richelieu, de la rue Vivienne et de toutes les rues environnantes, où les maisons garnies abondent, les hommes d'affaires et les fonctionnaires avant d'aller à leurs bureaux, s'assoient un moment pour lire le journal qu'ils louent au petit pavillon chinois qui a remplacé l'ancienne échoppe. Quelques lions de la Bourse à la tenue irréprochable, avec la moustache en croc comme les foudres de guerre, viennent prendre langue en attendant l'heure des déjeuners à la fourchette. On aperçoit, çà et là, le chapeau insulaire et le profil aigu d'un Anglais arrivé la veille, et la casquette d'un provincial débarqué le matin; le long paletot d'un bureaucrate en retraite et qui vient faire sa promenade matinale pour gagner de l'appétit, apparaît non loin du chapeau rejeté en arrière et du nez au vent d'un expéditionnaire en habit dès le matin parce qu'il doit dîner en ville au sortir de son bureau. 
Les plus économes, et parmi eux les artisans qui se rendent à leur travail, ou les plus alertes, lisent le journal debout; ceux qui fréquentent le jardin du Palais-Royal savent d'expérience que la loueuse de chaises, semblable à une araignée qui guette les mouches, à l'œil sur les promeneurs qui font mine de s'asseoir, et que la formule traditionnelle: "Votre chaise, monsieur," retentira à leurs oreilles avant qu'ils n'aient eu le temps d'allonger les jambes et de commencer la lecture de leur journal. 
Ce qui contribue à attirer beaucoup de personnes au Palais-Royal, le matin, c'est que c'est un des très-rares endroits de Paris où l'on ait la chance de se rencontrer quand on s'est donné rendez-vous. Là, les étrangers si nombreux, en ce moment, dans notre grande ville, organisent leurs journées: les uns pour visiter l'exposition ou les musées, les autres pour se rendre à Versailles, à Saint-Cloud, à Enghien, aux lacs du bois de Boulogne, à Vincennes, à tous les oasis semés autour de Paris comme des corbeille de verdure ou de fleurs. Le Palais-Royal est un point de repère ou plutôt un quartier général, où les nomades de la civilisation commencent et finissent leurs journées: on s'y rencontre le matin et on s'y retrouve le soir un quart d'heure avant le moment des dîners.

                                                                                                      Felix-Henri.

La Semaine des familles, samedi 4 juin 1864.

Nota de Célestin Mira:

* Mercier:



* Paris la nuit, drame de Dupeuty et Cormon:




* Chicard: personnage de carnaval exécutant des danses grotesques dans les bals masqués .


Chicard dansant le cancan avec une boulangère au bal de la Grande-Chaumière.

* Caprée; ancien nom de l'île de Capri faisant allusion à la vie dépravée que l'empereur romain Tibère menait dans sa villa.

* Le Vieux cordelier:




vendredi 13 octobre 2023

Chronique du 28 mai 1864. 


Je pars, tu pars, il part, nous partons.
Voilà le verbe qui se conjugue en ce moment dans tous les temps, aux promenades, au théâtre, à table, en sortant de l'église, de l'Exposition, sur l'asphalte le soir, car il est inabordable le jour. 
Tout Paris s'en va, et cependant, il y a un Paris qui reste sur place et suffit à tout au Salon de 1864, de l'Exposition florale de mai, qui vient d'avoir lieu dans son local accoutumé, et dont nous parlerons la semaine prochaine un peu plus longuement, aux courses de Chantilly et autre lieux, aux réunions scientifiques, littéraires, bienfaisantes, y compris la réunion de la Société protectrice des animaux.
A propos de courses, les modes qu'on y déploie deviennent de plus en plus excentriques, j'ai été au moment d'écrire extravagantes. Le suprême bon ton est de balayer le champ de courses avec une robe* dont la queue a deux mètres de longueur; il s'agit, bien entendu, de robe de soie de quinze à vingt francs le mètre. On portait autrefois, il est vrai, des robes à queues à Versailles, mais on n'avait pas imaginé de les traîner dans un sable parfumé de crottin, et de les exposer à servir de tapis aux jockeys descendant de cheval.
Veut-on à toute force prouver qu'on est riche, trop riche, et qu'on ne sait que faire de son argent? Je vais indiquer une recette bien simple: au lieu de jeter cet argent par les fenêtres, allez frapper à la portes des sœurs de Saint-Vincent de Paul ou des Petites-Sœurs des Pauvres: on vous recevra à bras ouverts. Avec ces deux mètres de queue, vous couvrirez des enfants nus et vous nourrirez des vieillards. Alors vous serez plus contentes de vous-mêmes que lorsque vous rentrez avec vos queues souillées et en guenilles, en traînant après vous une arrière odeur d'écurie. Songez-y, la vie passe si vite et la mort frappe d'une manière si imprévue et si rapide, que l'on peut à peine compter ses coups. 
En portant nos regards sur l'avant-scène seulement du théâtre du monde, que de pertes récentes! Flandrin* à peine disparu, que Meyerbeer* s'en va, et voilà qu'il y a quelques jours on menait à son dernier séjour Salomon Rothschild, ce fils du roi de la finance, qui compte parmi les clients de son coffre-fort, tant de rois. Madame la duchesse de Parme les avait précédé de bien peu dans ce monde où l'on trouve un juge qui récompense plus magnifiquement un verre d'eau donné en son nom que les souverains de la terre tout notre sang versé à leur service. Ne serait-il pas utile de penser de temps en temps à ce suprême dénouement de toutes choses? Peut-être alors songerait-on un peu moins à son corps et un peu plus à son âme. On fréquenterait moins les ateliers de Worms où se confectionnent ces toilettes d'un prix fabuleux, et l'on ne s'étudierait pas à varier tous les mois la couleur de ses cheveux avec des poudres de toutes nuances, de sorte que les gens naïfs sont exposés à ne plus reconnaître sous des cheveux devenus d'un noir de jais les femmes qu'ils ont connues blondes. On renoncerait à ces raffinements de la coquetterie païenne, et l'on se souviendrait de la mission qu'une femme chrétienne est appelée à remplir sur la terre.
J'ai connu une de ces femmes, dont l'âme pure et élevée comprenait toutes les obligations qu'impose ce grand titre. Elle était l'ange de son foyer, la joie de son mari, la meilleure des mères, et en même temps l'aumône de cette digne héritière des femmes de l'Evangile savait le chemin de la demeure des pauvres, comme sa parole savait le chemin des âmes blessées. Rien ne rebutait sa charité: elle allait, comme sainte Elisabeth de Hongrie, panser les malades, et l'ulcère de Job sur son fumier n'effrayait pas cet intrépide dévouement. Elle était jeune cependant, riche, délicate; mais elle aimait Dieu par-dessus toutes choses, et sa foi et sa charité lui rendait tout possible.
Savez-vous ce qu'il est advenu? Il y a peu de jours, Dieu, ce moissonneur sous la main duquel nous devons nous courber, même lorsque notre cœur est déchiré, trouvant, sans doute, cet épi mûr pour le ciel, l'a ramassé. Inopinément, presque subitement, cette sainte femme a été enlevé à sa famille consternée. Ses funérailles, dans la petite ville qu'elle habitait, ont été un deuil public. Convoqués à ses obsèques les prêtres des environs, confidents de ses charités et témoins de ses vertus, ne pouvaient chanter l'office des morts, car les sanglots leur étouffaient la voix; les larmes étaient dans tous les yeux, les louanges et les regrets étaient dans toutes les bouches; et le verset des dernières prières: In memoria æterna erit justus, ab auditione mala non timebit, commençait déjà pour elle à se vérifier.
Que les belles dames des courses de Vincennes, du bois de Boulogne et de Chantilly me pardonnent ce dernier mot, je leur souhaite la vie de Mme R..., je ne la désignerai pas autrement pour rendre un dernier hommage à son humilité, je leur souhaite cette vie, afin qu'elles aient un jour la mort et les funérailles de cette sainte jeune femme.

La Semaine des Familles, samedi 28 mai 1864.

Nota de Célestin Mira:

* Robe à queue ou victorienne en 1864:




* Flandrin:


Hippolyte Flandrin
peintre Lyonnais, mort en 1864.


* Meyerbeer:


Hyppolite Meyerbeer est le compositeur d'opéras le plus joué au XIXe sicle



mercredi 11 octobre 2023

Paris se congestionne: 

comment peut-on le guérir?


par E. Massard.

Conseiller municipal de Paris, vice-président du Conseil général de la seine. 


La circulation des voitures et des piétons dans le corps urbain peut être comparée à la circulation du sang dans le corps humain: quand elle est insuffisante, il y a anémie; quand elle est active, elle dénote un état florissant; quand elle est pléthorique, elle amène la congestion.

I

La question de la circulation a été posée il n'y a pas longtemps. Depuis que l'automobile a pris l'extension formidable que l'on connait, une solution est devenue urgente.


Le faubourg Montmartre est presque toujours encombré.

Vers le milieu du XVIe siècle, nous apprend M. Hénard, le savant architecte, on ne comptait à Paris que deux carrosses: celui de la reine et celui de la princesse Diane, fille de Henri II. Les voitures étaient ignorées! Les choses ont bien changé depuis.

Le nombre des voitures augmentent chaque jour sans que la surface s'accroisse proportionnellement. De là les difficultés qui entravent aussi bien la marche des véhicules que celle des piétons.
Le problème n'avait jamais été étudié à fond avant l'apparition du rapport que le Conseil municipal m'a chargé de présenter, pour rechercher, sinon les solutions, au moins les moyens de remédier dans une certaine mesure à la gêne qui paralyse la locomotion.


Lorsque la deuxième commission me confia cette étude, M. Lépine sourit. Quand il prit connaissance de mon travail, il réfléchit et se mit enfin à envisager les mesures à prendre.
C'est alors que la commission consultative se réunit et élabora l'ordonnance actuellement en vigueur, ordonnance que M. Hennion vient d'améliorer d'une manière très sensible
Cette ordonnance contient en principe tous les remèdes et cependant, elle n'a donné que de très maigres résultats.
Pourquoi? Parce que l'ex-préfet de police s'est lassé, et qu'il n'a pas fait appliquer ses prescriptions, se heurtant d'ailleurs, d'une part à la mauvaise volonté des conducteurs et cochers, d'autre part à l'ignorance et à l'indifférence des agents. Si bien que, à la dernière séance du Conseil municipal où M. Lépine prit la parole pour répondre à l'interpellation de votre serviteur, l'ex-préfet, exaspéré par les critiques venant de toutes parts, fit cette déclaration caractéristique: "Il n'y a rien à faire. Les rues de Paris sont trop étroites. Donnez-moi des voies larges et je vous ferai une bonne circulation."
A quoi je répondis;
"C'est justement dans les rues les plus larges, sur les grands boulevards, boulevard Haussmann, rue du Havre, place de l'Opéra, que les encombrements sont le plus inextricables. Allez-vous demander l'élargissement des grands boulevards et de la place de l'opéra? Non n'est-ce pas? la question de l'élargissement des rues est de la compétence du préfet de la Seine et des conseillers municipaux. Quand nous aurons trouvé les milliards nécessaires à la création d'un Paris idéal, d'une cité type, nous aurons des voies où les encombrements seront rares, et encore, ce n'est pas prouvé.
"A cet instant, nous n'aurons pas besoin de la police pour régler la circulation.
"Mais, en ce moment, votre intervention est nécessaire. Régler la marche des voitures, assurer la sécurité des passants, est l'affaire exclusive de la  Préfecture de police. Il ne s'agit pas d'attendre, un siècle, que nous ayons des voies suffisamment larges, il s'agit d'assurer la circulation, tout de suite, avec les moyens dont vous pouvez disposer."


Le faubourg Saint-Denis offre à toute heure du jour l'aspect d'un inextricable chaos de véhicules hétéroclites.

Tout le long du faubourg Saint-Denis, voitures des quatre-saisons et marchands au panier stationnent, le matin, en files interminables. Sur la chaussée roulent les véhicules les plus divers. sur les trottoirs, les gens pressés se disputent l'étroit espace disponible.


C'est dans ces termes que le problème se pose, et se pose depuis que Boileau, en 1660, écrivait une satyre sur les embarras de Paris.
On devrait même reporter plus haut la date où la question a été envisagée pour la première fois. C'est, en effet, le 16 mai 1610 qu'un barrage momentané de la rue de la Ferronnerie permit à Ravaillac d'assassiner Henri IV.
Depuis lors, l'engorgement de nos rues n'a fait que croître et enlaidir. Et le mal ne peut qu'empirer, car le nombre de véhicules augmente sans cesse.
Si nous calculons la surface des voitures existant à Paris, et nous n'en connaissons qu'un nombre approximatif très en-dessous de la vérité, nous trouvons que les véhicules de tous genres (y compris les voitures à bras) occupent une surface de 98 hectares Or, la surface exacte des chaussées de Paris est de 924 hectares.
Il résulte de ce calcul que, à l'heure actuelle, la surface totale d'encombrement des véhicules pouvant circuler dans la capitale représente 11% de la surface circulable disponible.
Ce nombre de 11% correspond à une répartition uniforme des voitures. Pour les voies du centre à circulation intensive, il convient de le porter à environ 25%.
Ce qui revient à dire qu'un quart de la chaussée au moins est occupé. De sorte que, dans un avenir très rapproché, si le nombre de véhicules, bicyclettes, automobiles, etc., etc., continue à augmenter proportionnellement, on ne pourra plus circuler dans Paris: la place occupée par la matière circulante, autrement dit la surface d'encombrement, sera plus grande que la surface circulable.
Heureusement, ce raisonnement n'est que théorique.

II

Notons, en passant, que le nombre des accidents s'accroit tout naturellement avec le nombre des véhicules.
Des statistiques officielles recueillies et des calculs vérifiés, il résulte une loi de production des accidents que j'ai formulée ainsi:
A partir d'une certaine limite, le nombre d'accidents augmente non plus proportionnellement au nombre de véhicules, mais en raison du carré de cet accroissement.
Il va de soi que, à mesure que la place diminue, la difficulté de circuler augmente. Jusqu'à une limite appréciable, l'accroissement du chiffre des accidents est normal; mais dès que les encombrements deviennent inextricables, les accidents se produisent plus fréquemment et dans la proportion indiquée plus haut.

III

Je me hâte de quitter cette partie trop aride de mon sujet pour examiner rapidement les causes, que j'appellerai secondaires, des encombrements, c'est à dire la maraude, les stationnements, l'ignorance et la mauvaise volonté des chauffeurs, cochers et charretiers, l'insuffisance du personnel chargé de la circulation, etc., etc.
La maraude, ou la quête du client, est une des causes, une cause politique, des encombrements.
Les cochers, en effet, préfèrent se promener à vide le long des trottoirs pour solliciter le voyageur. Ils prétendent qu'ainsi ils travaillent beaucoup plus qu'en attendant au stationnement
A notre avis, il y a du bon et du mauvais dans la maraude. Si elle facilite le travail du cocher, elle permet aussi au passant de trouver plus vite le véhicule qu'il recherche. La maraude ne présente de réels inconvénients qu'aux heures d'influence.
Le nouveau préfet de police, fort sagement, l'a interdite aux heures vives. En même temps, il a multiplié à l'infini les points de stationnement, en adoptant le stationnement axial que nous avions recommandé en 1910, et expérimenté, dès cette époque, rue Jouffroy, dans le quartier de la Plaine-Monceau que je représente.


M. C. Hennion, Préfet de police.

M. Hennion applique tous ses efforts à décongestionner Paris.
Par le stationnement axial, il a déjà réussi en partie.


Cette disposition des voitures au centre de la chaussée a pour unique avantage de diviser la voie en deux parties, et de forcer les véhicules en mouvement à toujours tenir leur droite.
Elle a pour inconvénient de ralentir un peu la circulation et de nuire légèrement au pittoresque de nos boulevards qui paraissent maintenant plus petits. Effet d'optique.
Il importe aussi de s'occuper du stationnement des autobus, qui s'arrêtent généralement au milieu de la rue et gênent les voitures qui viennent derrière eux, et du stationnement des voitures particulières, qui, lorsqu'elles s'arrêtent l'une en face de l'autre dans certaines rues insuffisamment larges, comme la rue Richelieu, ne laissent plus passer entre elles qu'une seule voiture.




Les cochers et les chauffeurs sont souvent la cause involontaire de certains encombrements. L'autorisation de conduire est délivrée trop facilement, et, au début de leur métier, très peu d'entre eux sont aptes à se diriger par les voies les plus courtes et les plus faciles.
Quant au charretiers, le lecteur apprendra avec stupéfaction qu'ils ne sont soumis à aucun examen, et qu'ils n'ont besoin d'aucune autorisation pour conduire à travers Paris les grands camions ou les lourds fardeaux traînés par six ou sept chevaux. Les charretiers n'ont pas de "papiers". Ainsi en a décidé le Conseil d'Etat cassant un arrêté du maire de Bordeaux.
Si l'on examine maintenant le personnel chargé de surveiller et de réprimer les abus qui se produisent, on s'aperçoit tout de suite que, jusqu'à présent il a fait preuve de la plus grande nonchalance, sinon d'une indifférence complète et de la plus grande ignorance des règlements qu'il est chargé d'appliquer.
Les agents, quand ils ont un bâton blanc à la main, arrêtent les files de voitures et les remettent alternativement en mouvement, et c'est tout. Les "îlotiers" eux, s'occupent de ce qui se passe sur les trottoirs de leur îlot, et pas du tout de ce qui peut advenir sur la chaussée.
C'est insuffisant.

IV

Nous venons de signaler rapidement quelques-unes des causes du mal. Voyons les remèdes.


Projet de plaque indicatrice pour la circulation à sens unique.

Pour forcer cochers et chauffeurs à n'aller que dans un sens, il faut un
grand nombre d'agents. On a tenté d'alléguer ce service par l'emploi de
signaux, soit fixes, soit mobiles. Pour les rues où la circulation doit pendant
toute la journée  se faire dans le même sens, on utilisait des plaques fixes. Là où
le mouvement dans un seul sens n'est prescrit qu'à certaines heures, on disposait
des indicateurs mobiles, du type représenté par notre figure. Mais ce système n'a
pas donné, lors des essais, d'assez bons résultats pour être adopté définitivem
ent.



Tout d'abord, tous les véhicules ne serrent pas suffisamment à droite, et empêchent les voitures à marche rapide de les doubler, c'est à dire les dépasser.
Et cela pour deux motifs. D'abord parce que les chauffeurs et cochers ne songent qu'à la conduite de leur voiture, et ne songent nullement à la circulation générale.
Ensuite parce que les chaussées sont tellement convexes ou bombées, qu'il n'est pas facile à un cheval de suivre près du ruisseau.
C'est en vain que nous avons réclamé, à plusieurs reprises, auprès des ingénieurs pour obtenir que dans les voies nouvelles, la courbure de la chaussée soit moins prononcée, tout en restant suffisante pour permettre l'écoulement des eaux.
Il faudrait aussi résoudre la question des voitures à bras


Sur le Pont-Neuf, trois voitures à bras suffisent
pour entraver complètement le transit dans les deux sens.


Dans une rue à circulation intense, ou sur un pont, une ou deux voitures à bras
immobilisent souvent les autobus, les automobiles ou les fiacres. Plus gênante
encore que le camion, le fardier ou le tombereau, la voiture à bras est
la plaie de la circulation.


Qui n'a vu une charrette, poussée quelque fois par un garçon de treize ans, forcer à marcher au pas trois ou quatre autobus et une vingtaine de voiture ou d'autos?
Très goguenard, le gavroche, et parfois aussi le vieillard ou la bonne femme, s'amusent beaucoup, en excitant l'énervement des conducteurs et des voyageurs, obligés de marcher à la file, à une allure d'enterrement.




Où est le remède? Supprimer la voiture à traction humaine, qui est une honte à notre époque, et qui n'existe qu'à Paris? C'est impossible! il y a trop d'artisans et de petits commerçants ne disposant d'aucun autre mode de transport.
Alors, il faut se contenter d'en interdire le passage dans certaines rues et à certaines heures.
Mais dans cette question aussi, comme dans beaucoup d'autres, la politique intervient trop souvent.

V

A côté de la voiture légère, la mouche, il y a le monstre qu'on appelle le poids lourd et qui est tout aussi encombrant.
Ces camions gigantesques, à allure relativement modérée, tiennent une place énorme, en même temps qu'ils ébranlent nos maisons et défoncent nos chaussées.
Un ingénieur vient d'inventer un curieux appareil, "l'accéléromètre à maxima", qui sert à mesurer les secousses formidables engendrées par ces mastodontes de la circulation. Les graphiques qu'ils donnent sont bien édifiants.
Il ne faut pas oublier les automobiles servant au transport des marchandises des grands magasins. Ce sont des véritables wagons, d'une dimension exagérée, qui tiennent une place scandaleuse dans nos rues.




Et dire qu'autrefois, on punissait de mort tout charretier qui conduisait une voiture dont les roues n'avaient pas l'écartement normal!

VI

Arrivons aux méthodes de circulation proprement dites.
La giration dans certains carrefours a donné d'excellents résultats. L'exemple classique se trouve place de l'Etoile.
Ce système a été préconisé pour la première fois par le distingué architecte, M. Hennard, qui doit avoir tout le mérite de cette innovation, attribué à tort par le public à un Américain, M. Eno, qui n'a jamais rien inventé, ni même proposé de bien pratique.


M. E. Hénard.

C'est à cet architecte, auteur des Transformations de Paris, que l'on doit
un projet de modification des voies et des trottoirs en certains points
où la circulation est particulièrement intense. Il donnait des règles précises
pour fixer le sens de la marche des véhicules et prévoyait l'établissement
de passages souterrains permettant aux piétons de traverser les chaussées
sans courir le risque d'être écrasés.

Le système Eno consiste purement et simplement en ceci: il faut rédiger un petit prospectus donnant des conseils utiles aux cochers, et, quand on prend ceux-ci en faute, au lieu de les rappeler à l'ordre par une contravention, leur distribuer tout bonnement un nouvel avis imprimé, avec exhortation à l'appui...


M. William Phelps Eno, de Washington.

M. Eno est venu à Paris en 1910 pour proposer non pas un système
mais des moyens susceptibles, selon lui, de réduire les engorgements des voies
et carrefours de Paris. On connait les essais qu'il a fait tenter rue de la Paix:
gardes municipaux à cheval, puis établissement de cordes ou de chaînes au
milieu de la chaussée. Ces essais n'ont pas donné des résultats aussi
satisfaisants que ceux qu'on en attendait.



Cet Américain, qui n'a pu régulariser la circulation à New-York, n'a jamais proposé de solution plus efficace, et il n'est l'auteur d'aucun système nouveau.
La circulation à sens unique a, comme la circulation giratoire, donné des résultats très appréciables; elle est en usage rue de la Chaussée-d'Antin, du sud au nord, et rue Mogador du nord au sud.
Il faudrait développer ce système qui double le débit d'une voie en ne laissant passer les voitures que dans une seule direction. Mais, ici encore, et toujours,  la question politique intervient... les commerçants riverains ne sont pas toujours contents et le conseiller municipal est obligé de défendre les intérêts de son quartier!


Quand je pense au mal que je me suis donné pour faire appliquer cette méthode, et au nombre de rues dans lesquelles elle pourrait être appliquée!... Mais l'homme d'initiative propose, et l'électeur dispose.
Les signaux destinés à commander la circulation n'existent pas encore. Un essai a été fait, dans de très mauvaises conditions d'ailleurs, boulevard et rue Montmartre à l'aide du "kiosque du Dr Goupil".
Cette tentative a échoué, d'abord parce qu'elle supprimait les bâtons blancs et, par suite, déplaisait aux agents de la brigade des voitures; ensuite parce que le public, quoi qu'on en dise, aime la routine.
Au moment où l'on faisait l'expérience j'entendais dans le public les réflexions les plus contradictoire:
"C'est très bien, disaient les uns."
"C'est trop administratif, répliquaient les autres. On ne va pas nous faire marcher ainsi sur un signal et à la cloche!"
Le système eut gagné à être simplifié et réduit à quatre bras métalliques qu'un agent aurait fait mouvoir électriquement et qui aurait été placé au bord des trottoirs. La question des signaux n'est pas mûre. Ce ne sont pourtant pas les inventions qui manquent; tôt ou tard on se décidera. Le torrent de la circulation à Paris ne sera jamais régularisé complètement sans l'aide de signaux puissants indiquant de jour et de nuit les voies barrées momentanément, ou même simplement encombrées.
Enfin, il est une méthode de circulation qui pourrait rendre des services. Mais elle est encore ni comprise, ni appliquée.
C'est la méthode de détournement qui consiste à écarter les véhicules des centres obstrués, à l'heure où les encombrements se produisent, par de simples mesures d'ordre, par de simples avertissements donnés au cocher.
Posons d'abord une règle: en matière de circulation la ligne droite n'est pas le chemin le plus court, ou le plus rapide, d'un point à un autre.
C'est évident: si les voitures n'allaient pas toutes passer à la même heure place de l'Opéra, ou au carrefour Haussmann, celles qui prendraient des voies parallèles adjacentes iraient plus vite.


La place de la Madeleine pourrait être dégagée
par les rues Boissy-d'Anglais, Saint-Florentin et Richepanse.


La place de la Madeleine et la rue Royale sont sillonnées toute la journée
par les autobus, les fiacres, les taxi-autos, les attelages et les automobiles de maître.
Les piétons ont le plus grand mal à traverser la chaussée, et les engorgements
sont très fréquents. Si, seules, les voitures qui vont vers la Concorde circulaient
dans la rue Royale, ces inconvénients seraient sans aucun doute fortement atténués.


Or, pour éviter ces points d'encombrement, il faudrait des signaux indiquant au loin la difficulté de passer, et des agents pour avertir les conducteurs de prendre à droite ou à gauche, dans la même direction, mais par d'autres rues.
C'est la méthode de détournement. Elle ne peut être appliquée que par un personnel de police spécial, connaissant à fond les règlements sur la circulation, et ayant assez d'intelligence et surtout assez d'initiative pour les appliquer selon les circonstances.
Il est, d'autre part une règle qui n'est jamais observée. C'est la règle pour le passage aux croisements.



Un carrefour où les voitures circulent à leur guise.

Les embarras de voitures résultent de l'inexistence ou de l'inobservance
 des règlements relatifs à la circulation. On peut voir sur notre gravure
les suites désastreuses et les perturbations sans nombre qui peuvent
 résulter d'une telle anarchie. Ce schéma traduit bien un état de choses
qui n'est que trop fréquemment réalisé.

Le principe est celui-ci: la priorité de passage est accordée à la voiture qui vient de la voie principale; toute voiture qui vient d'une voie secondaire, soit pour traverser, soit pour prendre la file, doit ralentir ou s'arrêter.
Telle est la règle. Maintenant, si les deux voies qui se croisent sont de largeurs égales?
Dans ce cas la voiture qui est aperçue à droite a la priorité. Autrement dit, le conducteur qui aperçoit une voiture sur la droite doit stopper. Ce conducteur n'a, par contre,  pas à s'inquiéter de ce qui vient sur sa gauche: en effet, celui qui vient à gauche voit la voiture à droite, et doit s'arrêter.
La règle est simple. Je l'ai fait insérer (art. 8) dans l'ordonnance de police de juillet 1910.


Dégagement du carrefour Rivoli-Sébastopol, par le rue Pernelle.

Pour décongestionner les carrefours et les voies habituellement encombrées
 le meilleur moyen qu'on ait trouvé jusqu'ici est la circulation à sens unique.
 Cette méthode implique nécessairement le passage par certaines voies latérales,
soit des voitures montantes, soit des voitures descendantes. Cette petite
complication est compensée par une plus grande rapidité dans le mouvement
général, par la suppression des engorgements et par la diminution des risques
et des accidents dont sont trop souvent victimes voyageurs et piétons.



Si cette règle était respectée la circulation pourrait être extrêmement rapide, et sans danger, dans les artères principales, car il est juste que ce soit le véhicule empruntant une voie transversale secondaire qui ralentisse, et que celui qui circule dans une grande voie ait toute liberté et toute sécurité.
Au lieu d'appliquer ce principe, on a proposé la création de "voies rouges", dans lesquelles les voitures seraient obligées de s'arrêter à chaque croisement, et des "voies bleues, où les voitures seraient forcées de ralentir avant de traverser.
Ce système, je l'ai démontré dans le journal Le Temps est compliqué et arbitraire.
En effet, pourquoi telle ou telle voie serait-elle classée plutôt parmi les rouges que parmi les bleues? Et qu'est-ce qui indiquerait la classification? Des disques? Soit. Mais qui, sur les routes, éclairerait ces disques dans la nuit?
D'ailleurs, les conducteurs respectent bien peu les indications qu'on leur donne!
Il est bien plus simple de s'en tenir au principe admis, sur ma proposition, par la commission de circulation siégeant à la Préfecture de police.
Mais voilà, il en est de cette règle comme de toutes les autres: nous n'avons pas, dans la police municipale, un personnel spécial pour l'appliquer.


Tout véhicule traversant une rue devrait aborder le trottoir par la droite.

L'application de cette règle empêcherait les voitures de biaiser, de traverser
la chaussée en diagonale, comme nous le figurons sous les deux premiers
schémas, et forcerait le conducteur à tourner franchement sur sa gauche pour
 se remettre à la file et aborder carrément le trottoir par sa droite (troisième
schéma), évitant ainsi d'entraver la circulation dans les deux sens.



Nous touchons au point capital de la question de la circulation: le personnel.
J'estime, et je l'ai dit maintes fois à la tribune du Conseil municipal, qu'il n'y a pas de solutions nouvelles pour résoudre le problème; que toutes les solutions ont été indiquées, ou figurent presque toujours dans les ordonnances de police, et qu'il faut seulement les appliquer.
La circulation est une spécialité: d'où la nécessité de créer une brigade spéciale de la circulation.
Je l'ai expliqué plus haut en passant: les agents, gradés ou non, se désintéressent des encombrements, du moment que ceux-ci ne se produisent pas sur le trottoir. Tous d'ailleurs, ou presque tous, ignorent les règlements fort complexes, avouons-le. 
Le nouveau préfet de police est entré dans cette manière de voir, en détachant dans chaque arrondissement des agents chargés désormais exclusivement du service de la circulation. C'est un grand pas fait pour la régularisation.
L'idéal serait d'avoir, comme je l'ai proposé une direction unique, comme la brigade des voitures actuelles, la brigade spéciale de la circulation pourvue de bicyclettes, le service fluvial et la fourrière. On y viendra.
L'essentiel est que le préfet spécialise ses agents.
Pour être complet, mentionnons le projet de créer une police à cheval à l'instar de ce qui existe à Bruxelles, à Londres, à New-York, à Budapest, etc.
A nos yeux, cette création qui serait assez coûteuse, est inutile. d'abord nous avons la garde républicaine. Ensuite, nous ne voyons pas des agents à cheval manœuvrer facilement au milieu des embarras de voitures. Et puis, l'expérience faite rue de la Paix avec la garde n'a pas réussi.

VII

Deux mots maintenant du matériel circulant.
Y a-t-il quelque modification à introduire dans la construction du matériel pour faciliter la circulation?
Oui. Une modification importante s'impose: le déplacement du siège, qui est à droite et qui devrait être à gauche.
Il suffit d'observer deux voitures qui se suivent pour remarquer que le cocher, qui est à droite, pour dépasser la voiture qui est devant lui, est obligé de déplacer sa voiture et de la porter à gauche, et ce, afin de voir si la chaussée est libre.


Ou l'avantage du siège à gauche apparaît manifeste.

L'automobile A vire sur sa droite, à la corde, ainsi que le veut le règlement
français. Si le conducteur est assis en D, il n'aperçoit que très tard une automobile X
 qui vire abusivement à la corde, quoique venant en sens contraire. Il l'aperçoit,
au contraire bien plus tôt s'il est assis en G. un accident peut être ainsi évité.

S'il était assis à gauche, il verrait suffisamment devant lui et n'aurait pas besoin de porter toute sa voiture à gauche, pour la ramener ensuite derrière l'autre si la voie n'est pas libre.
C'est élémentaire.


Siège à gauche et champ de vision.

L'automobile A cherchant à dépasser à gauche la voiture de livraison V, 
le conducteur assis à gauche, sur l'automobile, en G, peut explorer du 
regard la zone dangereuse jusqu'au point G situé beaucoup plus loin que le 
point D qui limite le champ de vision du conducteur assis à droite en D. Il 
aperçoit même un obstacle très rapproché en T, que ne voit pas le 
conducteur assis à droite.

J'ai fait faire, il y a quelques mois, des expériences en présence de M. Joltrain, le distingué inspecteur général de la circulation, avec une voiture ayant le siège à gauche, et une autre ayant le siège à droite. Avec la première, nous sommes arrivés dix minutes avant la seconde sur un parcours de trois kilomètres.
L'expérience fut concluante. Elle détermina la Compagnie des omnibus à mettre le siège à gauche sur tous les autobus. Plusieurs compagnies de taxi-auto ont également placé la direction de ce côté. (Quelques inventeurs ont songé à changer le sens de la direction, c'est à dire à faire  prendre la gauche au lieu de suivre la droite. Ce changement ne serait pas rationnel, nous le démontrons à la fin de cet article. Tenir sa gauche, le siège était placé à droite, ne présente pas plus d'avantage que tenir sa droite, le siège étant placé à sa gauche; nulle habitude, en ce dernier cas, ne se trouve froissée.)



Avec le siège à gauche les tournants deviennent moins dangereux.

Quand deux voitures se croisent sur une route qui présente un point
d'inflexion et un rétrécissement, les conducteurs placés à gauche
s'aperçoivent bien avant qu'ils ne l'aurait pu faire s'ils étaient assis
 à droite et sont ainsi à même d'éviter une rencontre entre les deux virages.

Malheureusement, on ne peut procéder ici que par voie de recommandation. La loi ne permet pas d'imposer aux constructeurs tel ou tel système.
Le siège à gauche a d'autres avantages, ceux notamment de mettre le siège du côté montoir, de placer l'appareil de changement de vitesse dans l'axe de la voiture etc., etc.
Tous les constructeurs intelligents l'adoptent; mais faudra encore longtemps avant de le voir généralisé.
On a recommandé aussi l'adoption d'un signal à l'arrière pour prévenir la voiture qui vient derrière des mouvements qu'on va opérer, et une nouvelle disposition de lanternes à l'avant qui permet de voir la voiture de tous les côtés.
Telles sont brièvement résumées, les modifications proposées au matériel.



Ouvriers, employés, maraichers, citadins, portefaix, commissionnaires, agents peuplent chaque matin les halles de leur foule bigarrée.

Les halles de Paris ne suffisent plus aux transactions: toutes les rues avoisinantes sont quotidiennement transformées en un marché à ciel ouvert où l'amoncellement des denrées
est tel que la circulation se trouve complètement interrompue jusqu'à dix heures du matin.



Conclusion.

Il nous faudrait parler de quantité d'autres questions de moindre importance, mais présentant, cependant, un véritable intérêt. Enumérons-en quelques-unes;
La nécessité aux croisements de rues, d'avoir toutes les maisons en pan coupé, ce qui permettrait de s'apercevoir de plus loin.
L'utilité de proscrire la marche arrière dans les voies encombrées.
L'obligation de toujours aborder un trottoir par la droite pour laisser la voiture dans la bonne direction.
La disposition des stations de voitures qui devraient avoir la tête vers la droite.
L'observation, aux portes d'octroi, de la règle normale qui veut qu'on prenne toujours la droite, alors que, actuellement, sur 64 portes, il en est plus de 50 où, au mépris de la loi et des règlements, on est obligé de prendre la gauche!
Nous n'en finirions pas si nous voulions ne rien omettre. Nous pourrions parler pendant trois jours de la circulation sans épuiser le sujet.
Car nous n'avons encore rien dit, ni de la circulation des piétons, ni de la circulation sur les routes.
Hâtons-nous de conclure.
Le problème de la circulation, pure affaire de police, n'avait jamais été envisagé, jusqu'à présent, qu'à un point de vue empirique. Il a fallu dégager certaines lois et certains principes, et nous efforcer de les faire traduire en ordonnances mises à la portée de tous. Ce travail est fait.
Reste l'application. Jusqu'à ces derniers temps, la préfecture s'était montrée indolente et même indifférente. Sous l'impulsion de M. Hennion, elle se révèle énergique (trop énergique peut-être, puisque nous sommes menacés d'une nouvelle grève) et résolue à mettre un peu d'ordre sur la chaussée.
Mais il y a un point de droit qui prime tout. Le préfet de police et les maires ne peuvent prendre toutes les mesures que réclame le public. Nous sommes encore sous le régime de la loi de 1851 sur la police de roulage. Malgré le développement prodigieux des moyens de transport, on n'a apporté aucune modification à cette loi désuète.
Depuis sept ans, une commission travaille au ministère des Travaux publics pour essayer de mettre la loi en harmonie avec les moyens et les besoins nouveaux.
Elle vient, enfin, d'élaborer un nouveau code de la route, qui heureusement n'est encore qu'à l'état de projet.
Nous disons heureusement parce que son "code" contient des dispositions de nature à bouleverser complètement tout ce qui est admis en matière de circulation.
En effet, la majorité de la commission ministérielle propose de changer le sens de la circulation, et de faire prendre la gauche, au lieu de faire suivre la droite. Ce serait une révolution qui nous vaudrait dix ans d'accidents. La Préfecture de police a donné un avis défavorable. Toutes les corporations intéressées, tous les techniciens et professionnels que nous avons consultés ont formulé, d'ores et déjà, d'énergiques protestations.
Nous avons démontré plus haut que si on doit changer quelque chose, et on le doit, c'est le siège du conducteur qui doit être porté à gauche, disposition déjà adoptée par les autobus et par un certain nombre d'auto-taxis.
Le projet de code de la route règle aussi, provisoirement, la question des poids lourds et limite, de façon insuffisante d'ailleurs, la vitesse et le poids.
Le conseil général de la Seine aura prochainement à donner son avis sur ce point important. 
Sur les autres questions, notamment sur celle des croisements, le nouveau code propose des modifications plus heureuses, sur lesquelles nous sommes entièrement d'accord.
Mais il ne s'agit là que de la grande circulation en route libre, et ce n'est pas la question que nous avons voulu traiter dans cet article.
Ce qui est urgent, avant tout, c'est de décongestionner Paris, de résoudre notamment le délicat problème des voitures à bras et de dégager les chaussées. Nous nous occuperons ensuite des trottoirs et des piétons.




Quoiqu'il en soit, la situation s'améliore, et, en attendant le mieux, patientons et circulons... si nous le pouvons.




                                                                                                     Emile Massard.

La Science et la Vie, janvier 1914.