vendredi 22 septembre 2023

Un décoré du 15 août.


Tout change, tout passe... Jadis, il y a quarante ans, le 14 juillet s'appelait chez nous le 15 août. A l'occasion de la fête de l'empereur, on décorait beaucoup, et il y eut une fois, en Algérie, une méprise légendaire, qu'Alphonse Daudet nous conte comme il sait conter. C'est toute l'Algérie pittoresque, avec ses costumes d'autrefois, ses cavaliers, ses burnous flottants et ses tribus arabes aux mœurs si intéressantes qui apparaît devant nous en ce récit, petit chef-d'œuvre de notre littérature.


Perdu dans la plaine algérienne.

Un soir, en Algérie, à la fin d'une journée de chasse, un violent orage me surprit dans la plaine du Chélif*, à quelques kilomètres d'Orléansville*. Pas l'ombre d'un village ni d'un caravansérail en vue. Rien que des palmiers nains, des fourrés de lentisques et de grandes terres labourées jusqu'au bout de l'horizon. En Outre, le Chélif*, grossi par l'averse, commençait à ronfler d'une façon alarmante, et je courais le risque de passer une nuit en plein marécage. Heureusement l'interprète civil du bureau de Milianah*, qui m'accompagnait, se souvint qu'il y avait tout près de nous, cachée dans un pli de terrain, une tribu dont il connaissait l'aga, et nous nous décidâmes à aller lui demander l'hospitalité pour une nuit.
Ces villages arabes de la plaine sont tellement enfouis dans les cactus et les figuiers de Barbarie, leurs gourbis de terre sont bâtis si ras du sol, que nous étions au milieu du douar avant de l'avoir aperçu. Etait-ce l'heure, la pluie, ce grand silence?... Mais le pays me parut bien triste et comme sous le poids d'une angoisse qui y avait suspendu la vie. dans les champs, tout autour, la récolte s'en allait à l'abandon. Les blés, les orges, rentrés partout ailleurs, étaient là couchés, en train de pourrir sur place. Des herses, des charrues rouillées traînaient oubliées sous la pluie. Toute la tribu avait ce même air de tristesse délabrée et d'indifférence. C'est à peine si les chiens aboyaient à notre approche. De temps en temps, au fond d'un gourbi, on entendait des cris d'enfant, et l'on voyait passer dans le fourré la tête rase d'un gamin ou le haïck troué de quelques vieux. Ca et là, de petits ânes, grelottant sous les buissons. Mais pas un cheval, pas un homme... comme si on était encore au temps des grandes guerres, et tous les cavaliers partis depuis des mois.
La maison de l'aga, espèce de longue fermé aux murs blancs, sans fenêtres, ne paraissait pas plus vivante que les autres. Nous trouvâmes les écuries ouvertes, les box et les mangeoires vides, sans un palefrenier pour recevoir nos chevaux.

Au café maure.

- Allons voir au café maure*, me dit mon compagnon.
Ce qu'on appelle le café maure est comme le salon de réception des châtelains arabes; une maison dans la maison, réservée aux hôtes de passage, et où ces bons musulmans si polis, si affables, trouvent moyen d'exercer leurs vertus hospitalières tout en gardant l'intimité familiale que commande la loi. Le café maure de l'aga Si-Sliman était ouvert et silencieux comme ses écuries. les hautes murailles peintes à la chaux, les trophées d'armes, les plumes d'autruche, le large divan bas courant autour de la salle, tout cela ruisselait sous les paquets de la pluie que la rafale chassait par la porte... Pourtant, il y avait du monde dans le café. D'abord le cafetier, vieux kabyle en guenilles, accroupi là tête entre les genoux, près d'un brasero renversé. Puis le fils de l'aga, un bel enfant fiévreux et pâle, qui reposait sur le divan, roulé dans un burnous noir, avec deux grands lévriers à ses pieds.
Quand nous entrâmes, rien ne bougea; tout au plus un des lévriers remua la tête, et  l'enfant daigna tourner vers nous son bel œil noir, enfiévré et languissant.

L'aga Si-Sliman.

- Et Si-Sliman?, demanda l'interprète.
Le cafetier fit par dessus sa tête un geste vague qui montrait l'horizon, loin, bien loin... Nous comprimes que Si-Sliman était parti pour quelque grand voyage; mais comme la pluie ne nous permettait pas de nous remettre en route, l'interprète, s'adressant au fils de l'aga, lui dit en arabe que nous étions des amis de son père, et que nous lui demandions un asile jusqu'au lendemain. Aussitôt l'enfant se leva, malgré le mal qui le brûlait, donna des ordres au cafetier, puis, nous montrant les divans d'un air courtois, comme pour nous dire: "Vous êtes mes hôtes," il salua à la manière arabe, la tête inclinée, un baiser au bout des doigts, et, se drapant fièrement dans ses burnous, sorti avec la gravité d'un aga.
Derrière lui, le cafetier ralluma son brasero, posa dessus deux bouillotes microscopiques, et, tandis qu'il nous préparait le café, nous pûmes lui arracher quelques détails sur le voyage de son maître et l'abandon où se trouvait la tribu.

Joie d'un décoré.

Voici ce qui était arrivé au malheureux Si-Sliman. Quatre mois auparavant, le jour du 15 août, il avait reçu cette fameuse décoration de la Légion d'honneur qu'on lui faisait attendre depuis si longtemps. C'était le seul aga de la province qui le l'eût pas encore. Tous les autres étaient chevaliers, officiers; deux ou trois même portaient autour de leur haïck le grand cordon de commandeur et se mouchaient dedans en toute innocence, comme je l'ai vu faire bien des fois au Bach'Aga Boualem*. Ce qui jusqu'alors avait empêché Si-Sliman d'être décoré, c'est une querelle qu'il avait eue avec son chef du bureau arabe à la suite d'une partie de bouillotte*, et depuis dix ans, le nom de l'aga figurait sur des listes de proposition, sans jamais parvenir à passer. Ainsi, vous pouvez vous imaginer la joie du brave Si-Sliman, lorsqu'au matin du 15 août, un spahi d'Orléansville était venu lui apporter le petit écrin doré avec le brevet de légionnaire, et que Baïa, la plus aimée de ses quatre femmes, lui avait attaché la croix de France sur son burnous en poils de chameau. Ce fut pour la tribu l'occasion de diffas* et de fantasias interminables. Toute la nuit les tambourins, les flûtes de roseau retentirent. Il y eut des danses, des feux de joie, je ne sais combien de moutons tués: et pour que rien ne manquât à la fête, un fameux improvisateur du Djendel* composa, en l'honneur de Si-Sliman, une cantate magnifique qui commençait ainsi: Vent, attelle les coursiers pour porter la bonne nouvelle...
Le lendemain, au jour levant, Si-Sliman appela sous les armes le ban et l'arrière-ban de son goum, et s'en alla à Alger avec ses cavaliers pour remercier le gouverneur. Aux portes de la ville, le goum s'arrêta selon l'usage. L'aga se rendit seul au palais du gouvernement, vit le duc de Malakoff* et l'assura de son dévouement à la France, en quelques phrases pompeuses. Puis, ces devoirs rendus, il monta se faire voir dans la ville haute; fit en passant ses dévotions à la mosquée, distribua de l'argent aux pauvres; entra chez les barbiers, chez les brodeurs, acheta pour ses femmes des eaux de senteur, des soies à fleurs et à ramages, des corselets bleus tout passementés d'or, des bottes rouges de cavalier pour son petit aga, payant sans marchander et répandant sa joie en beaux douros.
Autour de lui la foule se pressait, curieuse. On disait :"Voilà Si-Sliman... l'emberour vient de lui envoyer la croix." Et les petites Mauresques qui reviennent du bain, en mangeant des pâtisseries coulaient sous leur masques blancs de longs regards d'admiration vers cette belle croix d'argent neuf et fièrement portée. Ah! l'on a parfois de beaux moments dans la vie.
Le soir venu, Si-Siman se préparait à rejoindre son goum, et déjà il avait le pied à l'étrier quand un gaouch* de la préfecture vint à lui tout essoufflé.
- Te voilà, Si-Sliman, je te cherche partout... Viens vite, le gouverneur veut te parler.

Il y a eu maldonne.

Si-Sliman le suivit sans inquiétude. Pourtant, en traversant la grande cour mauresque du palis, il rencontra son chef de bureau arabe qui lui fit un mauvais sourire. Ce sourire d'un ennemi l'effraya et c'est en tremblant qu'il entra dans le salon du gouverneur; Le maréchal le reçut à califourchon sur une chaise.
-Si-Sliman, lui dit-il avec sa brutalité ordinaire et cette fameuse voix de nez qui donnait le tremblement à tout son entourage, Si-Sliman, mon garçon, je suis désolé... Il y a eu erreur... Ce n'est pas toi qu'on voulait décorer: c'est le kaïd des Zoug-Zougs... il faut rendre la croix...
La belle tête bronzée de l'aga rougit comme si on l'avait approché d'un feu de forge, Un mouvement convulsif secoua son grand corps, ses yeux flambèrent... Mais ce ne fut qu'un éclair, il les baissa aussitôt;
- Tu es le maître, seigneur, en arrachant la croix de sa poitrine, il la posa sur une table. Sa main tremblait: il y avait des larmes au bout de ses cils. Le vieux Pélissier en fut touché:
- Allons, allons, mon brave, ce sera pour l'année prochaine. Et il lui tendit la main d'un air bon enfant.
L'aga feignit de ne pas la voir, s'inclina sans répondre et sortit. Il savait à quoi s'en tenir sur la promesse du maréchal et se voyait à tout jamais déshonoré par une intrigue de bureau.
Le bruit de sa disgrâce s'était déjà répandu dans la ville. Les juifs de la rue Bab-Azoum le regardèrent passer en ricanant. Les marchands maures, au contraire, se détournaient de lui d'un air de pitié; et cette pitié lui faisait encore plus de mal que ces rires. La place de la croix arrachée le brûlait comme une blessure ouverte. Et tout le temps, il pensait:
"Que diront mes cavaliers? que diront mes femmes?

Pour voir l'empereur.

Alors, il lui venait des bouffées de rage. Il se voyait prêchant la guerre sainte, là-bas, sur les frontières du Maroc toujours rouges d'incendies et de batailles; ou bien courant les rues d'Alger à la tête de son goum, pillant les juifs, massacrant les chrétiens, et tombant lui-même dans ce grand désordre où il aurait caché sa honte. Tour à coup, au milieu de ses projets de vengeance, la pensée de l'emberour jaillit en lui comme une lumière.
L'emberour!... Pour Si-Sliman, comme pour tous les arabes, l'idée de justice et de puissance se résumait dans ce seul mot. C'était le vrai chef des croyants de ces musulmans de la décadence; l'autre, celui de Stamboul, leur apparaissait de loin comme un être de raison, une sorte de juge invisible qui n'avait gardé pour lui que le pouvoir spirituel, et on sait ce que vaut ce pouvoir-là.
Mais l'emberour, avec ses gros canons, ses zouaves, sa flotte en fer!... Dès qu'il eut pensé à lui, Si-Sliman se crut sauvé. Pour sûr, l'empereur allait lui rendre sa croix. c'était l'affaire de huit jours de voyage, et il le croyait si bien qu'il voulut que son goum l'attendit aux portes d'Alger. La paquebot du lendemain l'emportait vers Paris.
Pauvre Si-Sliman! Il y avait quatre mois qu'il était parti, et les lettres qu'il envoyait à ses femmes ne parlaient pas de retour. Depuis quatre mois, le malheureux aga était perdu dans le brouillard parisien, passant sa vie à courir les ministères, berné partout, pris dans le formidable engrenage de l'administration française, renvoyé de bureau en bureau, salissant son burnous sur les coffres à bois des antichambres, à l'affût d'un audience qui n'arrivait jamais.
Pendant ce temps-là, ses cavaliers, accroupis à la porte Bab-Azoum, attendaient avec le fatalisme oriental; les chevaux, au piquet, hennissaient du côté de la mer. Dans la tribu tout était en suspens. Les moissons mourraient sur place, faute de bras, les femmes, les enfants comptaient les jours, la tête tournée vers Paris. Et c'était pitié de voir combien d'espoirs et de ruines traînaient déjà à ce bout de ruban rouge... Quand tout cela finirait-il?
- Dieu seul sait, disait le cafetier en soupirant, et, par la porte entr'ouverte sur la plaine violette et triste, son bras nu nous montrait un petit croissant de lune blanche qui montait dans le ciel mouillé.

                                                                                                     Alphonse Daudet;

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 16 juillet 1905.



Nota de célestin Mira:

* Chétif: La vallée du Chéliff, inculte et inhabitée, était chaque année le lieu de passage et de rencontre des tribus venant du Sud

* Orléansville:

Orléansville fut l'ancien nom de la ville de Chlef, sous préfecture du département d'Alger, pendant une centaine d'années. La ville a subi quatre tremblements de terre, dont celui du 9 septembre 1954 qui fit 1500 morts.


Blason d'Orléansville.

* Le Chélif:



* Milianah:


Vue générale de Milianah au milieu du XIXe siècle.


* Café maure:



* Bachaga Boualem:


Militaire et homme politique français, Bachaga signifie caïd des services civils. C'était le chef de la tribu des Béni-Boudouane. Capitaine dans l'armée française, commandeur de la Légion française à titre militaire, croix de guerre, député de la région d'Orléansville, il fut vice président de l'Assemblée nationale en 1958.


*Bouillotte: jeu de cartes populaire pendant la première moitié du XIXe siècle.


La bouillotte pas Jean-François Bosio.


* Diffa: la diffa est une réception suivie d'un repas offerte aux hôtes de marque.




* Djendel: Djendel, autrefois Lavigerie est située dans la commune d'Aïn Defla. 


* Duc de Malakoff:


Aimable, Jean-Jacques Pélissier, duc de Malakoff.

* Gaouch, en fait Chaouch qui signifie huissier.

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