lundi 18 septembre 2023

Musiciens errants et chanteurs de plein air.


Errer sur les routes du monde, une chanson aux lèvres, garder à travers les pays et les âges son type national et ses lointaines traditions: cette étrange destinée, bien faite pour exercer sur les imaginations un mystérieux attrait, est celle du Bohémien. Certes, parmi ceux à qui nous donnons cette vague appellation, beaucoup n'y ont aucune espèce de droit et n'ont de commun avec les véritables Tziganes que le goût pour une vie paresseuse et vagabonde. Mais, d'où qu'ils viennent, les musiciens ambulants sont assurés d'attirer la foule qui, sous toutes les latitudes et à tous les degrés de civilisation, a un obscur besoin de rythme et de mélodie.



Un groupe de joueurs de guitare, à Valence, d'après le tableau de Benliure.

C'est en Espagne que les musiciens errants ont conservé la plus pittoresque allure. Ils vont, par groupes de trois ou quatre, chanter, en s'accompagnant de la guitare, leur airs les plus entraînants dans la cour des auberges ou sous les fenêtres des maisons particulières.



Les Bohémiens!...  voilà les Bohémiens!
C'était, il y a une centaine d'années, un véritable cri d'alarme quand on signalait autour du village l'approche d'une bande de ces mystérieux vagabonds qui envahissent, par tribus entières, les bourgs et les environs des petites villes. Les Bohémiens, alors, n'étaient pas ce qu'ils sont aujourd'hui, un petit cortège qui défile bruyamment, violon en tête, harpe, flûte, tambourins et castagnettes faisant rage, devant une misérable roulotte; ils pénétraient dans nos provinces méridionales par troupes de plusieurs centaines, installaient de véritables camps où l'on ne se risquait guère, et d'où partaient des maraudeurs nocturnes pour explorer fructueusement les basse-cours avoisinantes.
Grâce à ces souvenirs déjà lointains et aussi à certaines allures mystérieuses, une réputation louche s'attache aujourd'hui encore aux pauvres chanteurs et racleurs de violon qui se risquent timidement dans nos villages. A leur passage, les fenêtres s'ouvrent, les curieux se pressent devant les portes. On s'amuse du teint bronzé des musiciens, des loques éclatantes qui les habillent, des airs vifs et gais qu'ils jouent et qui donnent aux jeunes gens l'envie de danser. Ces bizarres voyageurs parlent une langue qu'on ne comprend pas; d'ailleurs, ils passent souvent pour être un peu sorciers. Cette vieille femme, enveloppée d'une mante rouge et jaune, qui regarde si drôlement les gens, ne sait-elle pas des paroles pour jeter le mauvais sort? Et puis tous ces vagabonds sont quelquefois des voleurs de poules; c'est pourquoi les hommes du village vérifient les clôtures pendant que les mères rappellent leurs enfants.
Cependant les Bohémiens se sont arrêtés sous les arbres de la place et ont commencé à jouer une entraînante musique de danse; une svelte fille, drapée dans un manteau bigarré, tourne et saute en agitant un sabre. Attirés par ce spectacle extraordinaire, des enfants s'attroupent; peu à peu on les suit; bientôt tout le village est sur la place; un garçon se décide, invite une fille, commence la danse. Jusqu'au soir le bal se poursuit aux accords de la fringante musique. Le lendemain matin on revient les voir, demander un air encore; mais toute la bande a disparu, au lever du soleil, sans tambourin ni flûte.
Où vont-ils les éternels vagabonds? et d'où viennent-ils?


Troupe de musiciens ambulants dans une auberge de Hollande au XVIè siècle,
d'après une estampe du temps.

A la fois musiciens ambulants et bateleurs, les Bohémiens voyageaient de pays en pays. Cette curieuse estampe nous montre une saltimbanque exécutant la "danse des œufs", tandis qu'un petit cochon, juché sur un tonneau, fait montre de ses talents.



La vraie patrie des Bohémiens. Les Tziganes en exil.

Ils viennent de bien loin, les pauvres "Bohémiens" pour qui la Bohème ne fut jamais qu'une patrie provisoire. C'est de l'Inde qu'ils sont originaires, les "Tziganes" y formaient une tribu des castes inférieures qui, chassée par les invasions de Tamerlan, s'installa au XIVe siècle en Moldavie et en Valachie. Mais tous, ou presque tous, devinrent nomades pour échapper à l'esclavage auquel on les réduisait dans cette première patrie d'adoption.
Misérables, demi-prisonniers, ils cherchèrent à fuir en masse le pays du Danube, à se créer une vie indépendante au hasard du vagabondage. Ils commencèrent leurs pérégrinations au moment où les peuples d'Europe se fixèrent définitivement.
L'Europe entière apprit à connaître les caravanes pittoresques des Tziganes qui promenaient leur misère du Nord au Sud et de l'Est à l'Ouest. Nous ne doutons guère, en rencontrant les quatre ou cinq violoneux et batteurs de tambourins de la troupe voisine, que près de huit cent mille vagabonds semblables, au même visage basané, aux loques pareilles, sont dispersés sur les grands chemins d'Europe. Dans chacune de leurs nouvelles patries de hasard ils ont reçu un surnom: désignées en France du nom de Bohémiens, les Tziganes s'appellent en Angleterre les Gypsies, en Italie les Zingarelli, en Scandinavie les Tartares, en Espagne les Gitanos.
Les Gitanos forment aujourd'hui le plus grand nombre de ces exilés: ils sont près de cinquante mille campés aux portes des villes sous l'autorité de chefs locaux, reconnaissant tous l'autorité d'un "roi", dont la hutte peu somptueuse est aux environ de Saragosse. Théophile Gautier nous a laissé cette descriptions du camp des Gitanos à Grenade:
"... Sous les racines des grandes plantes grasses qui semblent leur servir de chevaux de frise, sont creusées dans le roc vif les habitations des Bohémiens. L'entrée des cavernes est blanchie à la chaux; une corde tendue, sur laquelle glisse un morceau de tapisserie éraillée tient lieu de porte. C'est là-dedans que grouille et pullule la sauvage famille; les enfants plus jaunes de peau que des cigares de la Havane, jouent tous sur le seuil et se roulent dans la poussière en poussant des cris aigus et gutturaux..."
Ainsi est-ce parmi ces Gitanos errant à travers l'Espagne qu'on peut le mieux observer les mœurs pittoresques des Tziganes. Ils sont surtout pinceurs de guitare, vont, par groupes de trois ou quatre, chercher leur vie autour des "posadas" ou auberge les plus pauvres comme auprès des hôtels des villes. Le goût général des peuples les sert ici: l'Espagnol, volontiers guitariste lui aussi, apprécie la virtuosité de ces loqueteux, qu'il méprise pour leur gueuserie, mais dont il subit l'originalité musicale. Ces Gitanos que nous voyons à Valence, à la porte d'une posada, sont les initiateurs, volontaires ou non, de toutes les "estudiantinas" et les vrais créateurs de ces rythmes entraînants que nous sommes parfois allés reprendre en Espagne: les étudiants de Salamanque aussi bien que les personnages de l'opéra-comique de "Carmen" ne font que répéter les vieux refrains des Tziganes.


Les curiosités de la foire. - "Le borgne vigoureux"
d'après une estampe satirique du XVIIè siècle.

Comme le philosophe Bias, ce racleur de violon aurait pu dire qu'il portant toute sa fortune avec lui. En représentant ce type populaire, l'artiste montre un des vices favoris des vagabonds de tous les temps, l'ivrognerie.



La première entrée des Tziganes à Paris.

C'est avec une certaine solennité que les Bohémiens Tziganes parurent pour la première fois à Paris; mais on les accueillit sans grand enthousiasme, s'il faut en croire le minutieux récit d'un chroniqueur de l'an 1427.
" Le dimanche d'après la mi-août vinrent à Paris douze hommes, tous à cheval, lesquels se disaient très bons chrétiens et étaient de la Basse-Egypte; ils avaient été cinq ans par le monde depuis Rome, avant de venir à Paris. Le jour de la décollation de saint Jean vint le commun de leur troupe, qu'on ne laissa pas entrer dans Paris, mais qu'on logea à la chapelle Saint-Denis; ils n'étaient plus que cent ou six-vingt sur les mille ou douze cents partis de leur pays et morts en chemin... Presque tous avaient les deux oreilles percées, à chaque oreille un ou deux anneaux d'argent. Les hommes étaient très noirs, les cheveux crespés; les femmes les plus laides qu'on pût voir et les plus noires, avec les cheveux comme la queue d'un cheval... C'étaient les plus pauvres créatures qu'on ait vues venir en France, et, c'étaient pourtant des sorcières qui regardaient les mains des gens, et des chanteurs qui savaient des chansons de leur pays; parlant aux créatures par art magique et par l'entremise de l'ennemi d'enfer, ils faisaient vider les bourses des gens et les mettaient en leur bourse..."
Des troupes aussi nombreuses ne se virent que rarement à Paris; mais il y eut toujours une place pour les Bohémiens sur le Pont-Neuf ou à la foire Saint-Laurent.


Chanteurs Egyptiens, d'après le tableau de Bida.

Il n'est pas de contrée qui n'ait ses musiciens errants. Une sorte de lyre, un tambourin, tels sont les instruments dont s'accompagnent les chanteurs qui promènent par toute l'Egypte la mélancolie de leurs refrains plaintifs et doux.



La vocation des vagabonds: Musique et liberté.

Gitanos, Bohémiens ou Gypsies, les Tziganes conservent à travers les siècles et les races leur teint noirâtre, leur petite taille, leurs yeux brillants et vifs sous une chevelure d'ébène; ils ne se mêlent à aucun peuple et subissent avec indifférence les mœurs de leur patrie provisoire. Souffrent-ils de leur éternel exil? On peut en douter. Un proverbe tzigane paraît résumer leur histoire avec une philosophie résignée: " Au temps très vieux, les Tziganes avaient une ville avec une église: mais l'église et la ville étaient en lard: alors les chiens ont tout mangé..." Ils sont d'ailleurs aujourd'hui relativement heureux. Longtemps on les traita en ennemis: au siècle dernier encore, on chassait et on tirait comme du gibier les Tziganes d'Allemagne; un dicton du pays basque disait que le meurtre d'un Bohémien valait celui d'un loup. Aujourd'hui du moins leur vie et leur indépendance sont respectées. Les mieux doués d'entre eux ont leur place aux orchestres de Vienne et de Budapest: les Tziganes que nous voyons, vêtus de confortables dolmans rouges à brandebourgs, jouer devant le public élégant et récolter des pièces d'or viennent du même campement que les pauvres Bohémiens en roulotte, et souvent, ils y retournent.
La vrai religion, la seule passion des Tziganes est, avec le besoin farouche de liberté, l'amour ardent du rythme et de la mélodie: ils sont musiciens d'instinct, jouent pour leur plaisir plus que pour le nôtre, promènent à travers le monde entier les mêmes thèmes originaux, confusément hérités de leurs ancêtres et qu'ils savent spontanément développer à l'infini. Toute la musique hongroise est sortie des airs jamais écrits ni notés que les Tziganes reprennent sous leurs archets.
Chopin, comme tant d'autres illustres compositeurs, a souvent emprunté des motifs à leur patrimoine mélodique. Ignorants, insoucieux des règles, ils sont dominés par un mystérieux et sûr instinct musical; ils naissent artistes comme ils naissent vagabonds.
Et ces éternels exilés, ces miséreux sans repos, sont heureux dès qu'ils suivent, libres, leur caprice d'art errant.
Le poète allemand Lenau nous décrit ainsi la "chanson du Tzigane":
" En traversant la steppe, j'ai rencontré trois Tziganes couchés sous un saule. L'un d'eux, le violon à la main, jouait, à la lueur des étoiles, une mélodie pleine de feu. L'autre fumait sa pipe, et, aussi tranquille que si rien ne lui eût manqué sur terre, regardant la fumée se dissiper mollement dans les airs. Le troisième dormait nonchalamment; son tambourin était suspendu à une branche, le vent se jouait à travers l'instrument et un rêve ineffable charmait son âme. Cependant leurs vêtements n'étaient que haillons mal assortis; mais, dans l'ivresse de leur indépendance et de leur mélodie, ils narguaient les injustices du sort."


Concert improvisé à la porte d'une auberge, en Espagne,
d'après le tableau de Leleux.

C'est dans les pays du Midi, en doux climat, que l'on rencontre le plus de musiciens ambulants. Se contentant de peu, ils vont, séduits par une vie paresseuse et nomade.



Les concurrents des Tziganes. Bohémiens d'occasion.

Les Tziganes ont de nombreux concurrents. La séduction d'une vie paresseuse et nomade a lancé sur les grandes routes une foule de Bohémiens d'occasion. D'Allemagne, d'Italie surtout, partent des bandes de trois ou quatre racleurs de violon et pinceurs de guitare qui attendent le public au tournant des plus lointains chemins. Il n'est pas un coin pittoresque du monde qui n'abrite un orchestre provisoire. En Suisse, les chanteurs de tyroliennes gardent chaque glacier. Le Vésuve est, du haut en bas, peuplé de troupes napolitaines. A Venise, dans l'ombre des plus mystérieux canaux, une gondole promène des sérénades. Sous les fraîches arcades des patios espagnols les violonistes d'Allemagne luttent de sonorité avec les Gitanos. A Port-Saïd, dès qu'un paquebot apparaît sur la rade, des barques font force de rames: elle portent trois ou quatre musiciens et chanteurs; suivant la nationalité du pavillon, l'orchestre flottant entonne un air différent; souvent le bateau ralentit à peine sa marche à l'entrée du canal; mais la barque chantante est cramponnée à ses flancs, le chef retourne un immense parapluie pour recevoir les piécettes qui tombent; et, si l'une s'enfonce dans la mer, un négrillon plongeur la rattrape entre deux eaux.


La chanson du Tzigane.
Tableau de M. de Joncières.

Artistes improvisés, les Tziganes sont presque tous d'excellents musiciens. auprès des fontaines, dans les fêtes du village, ils redisent les chants populaires de leur pays ou composent eux-mêmes, sur des motifs anciens, de nouvelles et entraînantes mélodies.





Bohémiens des grandes villes.

Comme les grands chemins, les rues de nos villes ont leurs Tziganes. Dès qu'une rue barrée permet un rassemblement, les camelots parisiens y installent une petite foire où la musique est indispensable. D'abord c'est le groupe des chanteurs, avec un violon qui mène le chœur, une harpe une flûte, une guitare; le chef ayant sous le bras un paquet de chansons à deux sous, bat la mesure, annonce les couplets, insiste au refrain. Bientôt quelques audacieux fredonnent avec lui. Quand il sent son public entraîné, l'homme aux brochures commande: "Allons! tout le monde ensemble!" Et une vente fructueuse suit le chœur improvisé. Certaines chansons en vogue, celles surtout d'actualité politique, se vendent parfois en nombre surprenant: un chanteur adroit peut en distribuer jusqu'à cinq ou six cents dans sa journée.
A côté du vendeur de chansons voici, plus modeste, l'orgue de barbarie qui accompagne le boniment de l'hercule et de l'acrobate. L'orgue est l'instrument favori des pauvres Bohémiens d'occasion; il demande peu de goût musical, et exige seulement des bras vigoureux. C'est aussi le moins productif; trois à quatre francs par jour, à grand'peine, sont ramassés par les meilleurs tourneurs de manivelle qui louent leur instrument dix à vingt sous, ou sont propriétaires de la caisse dont ils louent ou font changer les cylindres: car il faut ici suivre la mode: les sous ne viennent qu'aux airs d'actualité.


Dans une rue de Londres. -L'orgue de barbarie, orchestre du pauvre,
d'après un dessin de Gustave Doré.

Pour peu que le mendiant, qui tourne machinalement sa manivelle dans quelque ruelle misérable attaque un air de danse, vite les badauds s'arrêtent et les enfants organisent une ronde ou un bal improvisé.



Le plus bruyant et le plus complet des musiciens errant est évidemment cet "homme-orchestre" qui promène par les campagnes son appareil compliqué et assourdissant: sur la tête un chapeau chinois dont les sonnailles tintent au moindre hochement, sur le dos une grosse caisse dont un coude, garni d'un tampon de bois, fait résonner la peau, des cymbales entre les genoux, un triangle suspendu au poignet, aux lèvres une flûte, un archet au poing, l'homme-orchestre se démène en cadence pour justifier son titre. Il fait au moins autant de bruit que cinq ou six de ses confrères.
Pour les plus infirmes, l'accordéon, le flageolet dont certains jouent en s'aidant seulement des narines, la flûte de Pan qu'il suffit de promener sous la bouche réussissent à éviter une mendicité brutale. Dans les sombres cours de nos maisons parisiennes, la plainte du pauvre n'est guère entendue: un air triste ou gai ouvre les fenêtres et fait tomber les sous.
D'ailleurs ceux qui veulent être chanteurs ou musiciens ambulant sont soumis à certaines formalités: ils doivent être porteurs d'une médaille*, d'un carnet justifiant leur identité et les autorisant à "travailler" sur la voie publique: à Paris, ils sont tolérés en nombre assez restreint, sauf pendant les fêtes du 1er janvier ou du 14 juillet où toute licence est accordée. Dans la bohème du pavé, les chanteurs à médaille sont presque des fonctionnaires.

Les petits musiciens martyrs.

Sous les portes cochères, tout petits et tristes, des enfants au teint sombre jouent des airs gais et demandent l'aumône: ceux-là ne sont pas des Tziganes errant à leur fantaisie: ils sont de véritables esclaves, vendus par leurs parents à bout de ressources à des maîtres peu scrupuleux.
Tous les ans, des entrepreneurs de mendicité, les "padroni", font dans les misérables villages de Lombardie, une tournée pour acheter les enfants de douze à quinze ans; ils les amènent, à pied parfois, à Paris, leur apprennent à racler grossièrement un violon et les contraignent à mendier à leur profit, en taxant chaque journée. Ces petits "pifferari" sont l'objet d'une indigne et cruelle exploitation. Hector Malot, dans son livre Sans Famille, a raconté l'histoire de musiciens errants empruntée à des documents authentiques, et a donné une description navrante de ces ateliers de mendicités.
"C'est dans un grenier de la rue de Lourcine, autour d'un poêle où bout une marmite fermée au cadenas pour que les enfants n'y puisse puiser pour essayer de calmer leur faim. Les petits musiciens rentrent, déposent harpes, violons et flûtes. Garofoli le "padrone" les fait ranger devant lui:
"Maintenant, à nos comptes, mes petits anges" dit-il; et, à un signe, un enfant s'approche.
"- Tu me dois un sou d'hier, tu m'as promis de me le rendre aujourd'hui: combien m'apportes-tu?"
L'enfant hésita longtemps avant de répondre; il était pourpre.
" - Il me manque un sou.
" - Ah! il te manque un sou, et tu me dis ça tranquillement.
" - Ce n'est pas le sou d'hier, c'est un sou pour aujourd'hui.
" - Alors, c'est deux sous? Tu sais que je n'ai jamais vu ton pareil.
" - Ce n'est pas ma faute.
" - Pas de niaiseries, tu connais la règle: défais ta veste, deux coups pour hier, deux coups pour aujourd'hui, et en plus pas de pomme de terre pour ton audace. Riccardo, prends les lanières..."
Et Riccardo saisit son fouet à manche court, se terminant par deux lanières en cuir avec de gros nœuds.
Ce dialogue est tiré d'un roman. Mais hélas! ce roman est emprunté de tout près à une monstrueuse réalité, honte de nos sociétés policées.


Un groupe de petits "pifferari", musiciens ambulants venus d'Italie.

Avec leurs vêtements clairs, ils vont sous la pluie, débitant d'un air misérable des chansons gaies. Qui de nous en les voyant ne s'est attendri à l'idée des mauvais traitements qu'ils supporteront si, rentrant le soir chez les patrons qui les exploitent, ils ne ramènent pas assez d'argent!


Le musicien ambulant, autour de qui on a coutume de voir s'attrouper la foule, peut errer ou stationner partout sans qu'on le remarque. Ainsi, de tout temps, des espions se sont-ils déguisés en Tziganes. De nos jours, de nombreux espions ont été, aux diverses frontières, arrêtés alors qu'ils donnaient paisiblement une sérénade autour des forts. A Paris, le déguisement en joueur d'orgue est familier aux agents de la Sûreté: il permet de s'installer toute une journée sous la porte à surveiller, et n'exige pas de connaissances musicales.

Musiciens de plein air, ménétriers et joueurs de biniou.

Comme la ville, le village a ses musiciens: partout on retrouve sous des aspects divers le meneur de cortèges et de danses qui égaye de ses airs traditionnels mariages ou fêtes.
En France, il est surtout le "ménétrier", descendant du barde et du ménestrel, qui, grimpé sur un tonneau fleuri, règle les quadrilles, ou qui précède les noces à travers la campagne.
Violoneux en Normandie et en Touraine*, le ménétrier devient en Bretagne joueur de biniou*, promène sa chanson grêle sur les côtes et dans les chemins bordés de genêts. En Auvergne, il est joueur de vielle*; en Savoie, dans le Berry, souffleur de cornemuse*. En Provence, c'est le tambourinaire* qui, battant sa caisse et modulant sur son galoubet*, conduit la farandole chantante. Au pays basque, voisin et concurrent du Gitano, le ménétrier est sonneur de trompe, il excelle au maniement du tambourin et des castagnettes. En Gascogne un flûtiau au son aigu et clair, en Champagne une musette* plaintive, sont les instruments traditionnels du ménétrier.
Mais qu'il souffle dans une peau de bouc, batte son parchemin ou joue d'un instrument à cordes, le ménétrier, comme le Tzigane, improvise toujours: il ne sait pas lire la musique et se contente de varier selon son inspiration les thèmes transmis par les anciens du village.
Ainsi le ménétrier tambourinaire, ou le maître sonneur de cornemuse, est-il, dans le village, un personnage d'importance; on l'admire, on l'envie, et, comme des Bohémiens, on en a parfois peur. Ces frustes artistes ont entre eux des jalousies terribles. Dans son roman Maîtres Sonneurs*, George Sand a parlé de ces musiciens de campagne. Et voici le conseil qu'un ancien y donne à un nouveau-venu: "N'essaye point de faire le ménétrier, car il arrivera ceci ou cela: ou tu ne pourras jamais faire dire à ta musette ce que l'eau et le vent te racontent dans l'oreille; ou bien, si tu deviens musiqueux, les autres petits musiqueux du pays te chercheront noise...". De fait, le pauvre sonneur fut trouvé un matin tout raide mort dans le fossé, sa musette brisée à côté de lui; les gens du village n'en furent guère étonnés car "ils croient fermement qu'on ne peut devenir musicien sans vendre son âme à l'enfer, et qu'un jour ou l'autre, Satan arrache la musette des mains du sonneur et la lui brise sur le dos, ce qui l'égare, le rend fou et le pousse à se détruire". Meneur de danses, à l'occasion un peu sorcier, le sonneur, aux jours de bataille, est encore au premier rang; dans les guerres de Vendée, des villages s'ébranlèrent au son des binious, qui répondaient aux tambours des soldats de la République.


Dans une auberge de matelots: un petit pifferaro et don "padrone".
Tableau de Haquette.


Le musicien de plein air a son rôle dans la vie locale de tous les peuples, plus encore que le ménétrier des provinces françaises, le joueur de harpe en Irlande, le sonneur de bag-pipe en Ecosse, est le représentant de la tradition; et sa musique évoque le passé le passé national. Les régiments écossais défilent aujourd'hui encore derrière leur bag-pipe, comme au temps des guerres entre les clans.

Ménétriers exotiques. Bohémiens du désert et de la forêt.

Il n'est pas de contrée lointaine et sauvage, de peuple primitif, qui n'ait ses musiciens ambulants et ses chanteurs en plein air: un inconscient besoin de rythme et de mélodie est commun à toutes les races et à toutes les civilisations. Dès que les hommes sont groupés en tribu, pour la guerre ou la vie paisible, l'un d'entre eux improvise une musique, invente des instruments. On ne connait pas de groupements humains privés de chanteurs ou de musiciens.
Les nègres sont, sous toutes les latitudes, de passionnés gratteurs de guitare: les joueurs de banjo d'Amérique sont les noirs Tziganes d'outre-mer, ils sont populaires en Angleterre et dans toute l'Amérique sous le nom de minstrels*


Musiciens exotiques: Un "Minstrel".

 Ce sont de très médiocres artistes que ces "minstrels" ou joueur de "banjo", célèbres en Angleterre par leurs excentricités et leur costume grotesque.

 
Mais le nègre n'est pas seulement musicien ambulant par profession pour amuser les blancs et récolter leur argent. Au fond du Soudan, chaque village a ses chanteurs et ses racleurs de corde: les instruments varient du Dahomey au Sénégal; mais on retrouve presque partout une sorte de guitare à une ou plusieurs cordes avec son archet, ainsi que des tambours et des flûtes. Il n'est pas une cérémonie, fût-elle un repas d'anthropophages, qui n'ait un accompagnement musical.
Dans la région du centre africain, des sorciers nègres, appelés griots, vont de royaume en royaume:  ils chantent et dansent en se livrant à des incantations magiques: ce sont eux qui désignent les captifs qu'on doit offrir en sacrifice.
En Malaisie, à Taïti, sur chaque récif de corail, des orchestres véritables accompagnant des chœurs harmonieux saluent la venue de l'étranger. Les femmes taïtiennes sont toutes improvisatrices: sur deux ou trois airs traditionnels, qu'elles modulent avec souplesse, elles chantent toutes leurs sentiments; pendant des nuits entières des sérénades se répondent, accompagnées par les hommes qui battent des mains avec mesure; des troupes de chanteurs vont attendre et escorter le navire de guerre français, et, à Papeete, le 14 juillet, des concours réunissent tous les ans les meilleurs chœurs de l'île.
Aux pays jaunes partout errent des musiciens ambulants: les routes de Chine en sont peuplées, les rues de Pékin en sont encombrées; une cithare droite, une sorte de lyre et une flûte aigüe orchestrent les maigres thèmes des improvisateurs.
A Ceylan et dans l'Inde les charmeurs de cobras ne quittent pas leur petite flûte, et les enterrements et les mariages sont escortés de cuivres bruyants.
Ainsi partout et toujours, grossiers improvisateurs, ou compositeurs adroits, les musiciens ambulants attirent la foule et exercent sur elle une séduction où l'attrait du mystère s'ajoute à celui de la musique; ils savent ce que les autres ont oubliés; sous leurs doigts et sur leurs lèvres revit le passé inconnu. Leur chant évoque en nous des souvenirs obscurs et des émotions indéfinissables:

Il suffit d'un enfant qui chante et qui mendie,
D'un violon criard ou d'un orgue aux abois,
Pour nous remémorer la vieille mélodie
Escortée aussitôt des choses d'autrefois.



Les camelots parisiens: "En chœur pour le refrain!"

Une guitare, un violon, forment l'orchestre. Devants les chanteurs se tient le vendeur, son paquet de chansons à la main. Dès les premières mesures un rassemblement se forme, puis tout le monde attaque en chœur le refrain.



Lectures pour tous, 1900.

* Nota de Célestin Mira:

* Orgue de Barbarie:




* Médaille de musicien ambulant:


Médaille à bélière servant de laisser-passer au nom de Charles Bruge (1793).


* Le violoneux:


Histoire de M. Cryptogame, 1845

* Joueur de biniou bretons:



* Joueur de vielle en Auvergne:



* Joueur de cornemuse dans le Berry:



* Groupe de tambourinaires en Provence:



* Galoubet provençal:




*Joueur de musette:



* Les Maîtres Sonneurs, de George Sand:



* Minstrels:



Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire