vendredi 29 septembre 2023

Les petits états de l'Allemagne.


Les villes libres.

Hambourg.


 En 1810, Hambourg était le chef lieu des Bouches-de-l'Elbe, un des cent trente six départements que l'Empire français comptait à cette époque!
Je me rappelle avoir vu, à Utrecht, au musée installé dans la salle de l'hôtel de ville, toute une vitrine remplie de composteurs, de cachets administratifs, parmi lesquels se trouvaient quelque feuilles de papier grand aigle avec cette mention: Utrecht, gendarmerie française.
De toutes les curiosités du musée c'est certainement celle que j'ai regardé avec le plus de plaisir. Ces deux mots français à côté du nom de la ville hollandaise étonnent presque maintenant.
Il fut une époque, cependant, où Rome et Hambourg, Amsterdam et Genève étaient des préfectures françaises, et en cherchant bien, l'on trouverait probablement dans le Johanneum de Hambourg des feuillets portant cet en tête:

EMPIRE FRANCAIS

Préfecture des Bouches-de-l'Elbe.

Maintenant, l'ancienne capitale de la Hanse a repris son rang de ville libre, bien diminué au point de vue politique. Elle a sa part de cette servitude fédérale qui pèse si lourdement sur les petits Etats de l'Allemagne. mais à ce point de vue toutefois, l'Etat hambourgeois est peut être encore privilégié. Alors que tant de petites principautés allemandes n'ont plus qu'une indépendance nominale et qu'une autonomie incomplète, Hambourg a résisté de son mieux à la prussification.
Sa constitution protège encore suffisamment ses libertés. Les Hambourgeois peuvent même prétendre qu'ils se gouvernent eux-mêmes. Les dispositions de la Constitution remaniée le 15 octobre 1879 doivent contribuer assurément à entretenir ce sentiment.
Elle est assez curieuse pour que nous lui consacrions quelques lignes.
L'Etat hambourgeois, le freiestadt Hambourg, forme une République, mais la république hambourgeoise ne ressemble ni à la nôtre, ni à la république suisse, ni aux républiques sud-américaines. C'est, sans jeu de mots, une république bourgeoise, parlementaire, ou le pouvoir exécutif se confond parfois avec le pouvoir législatif.
L'Etat hambourgeois est gouverné par deux chambres:
1° Le Bürgeschaft ou assemblée de la bourgeoisie dont les 160 membres, élus pour six ans, renouvelés par moitié tous les trois ans, sont nommés au scrutin secret par trois catégories d'électeurs: les bourgeois, les propriétaires fonciers, ceux qui ont exercé des fonctions publiques.
2° Le Sénat dont les membres sont élus à vie par le Sénat lui-même et le Bürgeschaft.
Le pouvoir exécutif est exercé par le Sénat.
A Hambourg, les attributions municipales et législatives se confondent. Toutefois, les affaires communales du faubourg Saint-Paul et des autres communes du territoire sont administrés par chaque commune sous la surveillance du Sénat.
Ce sénat se compose de 18 membres. Neuf doivent avoir fait leurs études de droit, neuf autres doivent appartenir au commerce. Les sénateurs sont nommés à vie et touchent un traitement. Après dix ans d'exercice, et s'ils ont soixante ans d'âge, ils peuvent donner leur démission et ils ont droit à une pension égale à la moitié de leur traitement.
Comment fonctionne ce pouvoir législatif qui réside sur l'accord des deux Chambres? C'est ce qui ne nous apparaît pas clairement, étant donné surtout que l'une et l'autre Chambre ont l'initiative des lois. Les deux Chambres s'adressent réciproquement des communications écrites, et le Sénat délègue des commissaires qui assistent aux séances du Bürgeschaft. De son côté le Bürgeschaft  nomme des commissaires qui, pour la préparation des affaires, peuvent s'adresser au Sénat! Il peut même demander au Sénat de lui envoyer des délégués chargés de soutenir les projets de loi dus à son initiative.
Quel est le sort des projets de lois soumis à cette assemblée? Il ne se décide pas plus rapidement que ne se celui des propositions soumises chez nous à la Chambre ou au Sénat.
Toute proposition, pour être adoptée, doit subir deux délibérations et deux votes à moins que, lors du premier, elle n'ait réuni plus des deux tiers des voix. Comme le Bürgeschaft a le droit d'amender les propositions du Sénat, on voit jusques à quels cartons éloignés cette procédure parlementaire peut conduire des projets de loi. Ajoutons que lorsqu'il s'élève un conflit d'opinions entre les Chambres au cours d'un projet sur lequel on délibère pour la seconde fois, chacune d'elles peut requérir la nomination d'une commission de conciliation, que cette commission peut elle-même ne rien concilier; qu'alors le conflit est porté devant la Cour suprême de l'Empire, ou reste sans solution; et nous aurons donné une idée suffisante du parlementarisme qui anime la Constitution hambourgeoise.

***

Le voyageur qui arrive à Hambourg et qui, de son hôtel se dirige sur le port, éprouve l'impression que donne une ville énorme. Il se trouve dans un entrepôt colossal, plein de mouvement et de bruit, il a devant lui, dans ce port,  dont les bassins s'étendent sur la rive droite de la Norder-Elbe sur une longueur de plus de 5 kilomètres, des centaines de bateaux venus de tous les pays du monde, derrière lui une ville qui n'en finit pas et où tout est en mouvement, les rues, les canaux, les voies ferrées qui coupent la ville du côté de la grande allée et de la Bankstrasse. Et ce mouvement ne ressemble ni au mouvement de Londres, ni au mouvement d'Amsterdam, ni au mouvement de Paris. Il a son caractère spécial, particulier, bien à lui, mais qui vous frappe par ses proportions et ses surprises.
La population de Hambourg ne dépasse pas 305 690 habitants, encore faut-il comprendre dans ce nombre la population des faubourgs, laquelle est assez considérable (15 communes limitrophes ont 165 737 habitants); mais à côté de Hambourg sédentaire, il y a la population flottante, et celle-là vient notablement augmenter le chiffre de la première.
Que voir dans cette ville quand on a vu le port? Quand on s'est promené sur les quais de Broktorhafen, quand on a visité les paquebots du bassin de Grasbrosth, quand on a erré dans le faubourg Saint-Paul, au Sprielbudenplatz, au milieu de cette foire perpétuelle où campent les ménageries, les cirques, les saltimbanques et les marchands de bananes? Hambourg a peu de monuments véritablement curieux: l'incendie de 1842 a détruit quelques édifices remarquables et à part l'église Saint-Nicolas, l'église Saint-Pierre et la Bourse, il n'y a rien qui puisse solliciter l'attention de l'artiste.
Flâner, se promener sur le vieux Jungfernstieg, dans les allées du Jardin zoologique, au faubourg Saint-Paul ou le long des quais est la meilleure façon de passer son temps. Hambourg est peut-être, après Paris, la ville où la flânerie est le plus agréable.
Le touriste inoccupé à Hambourg, celui qui est venu pour voir, pour regarder, est en droit de compter sur des distractions continuelles. Tout appelle sa curiosité: l'aspect des rues où les maisons neuves s'élèvent à côté de maisons gothiques, les enseignes qui s'étalent sur les boutiques, enseignes qui parlent chacune dans une langue différente, comme les gens qui passent: Anglais, Hollandais, Espagnols, Yankee, Portugais, Chinois qui ont gardé la robe et la tunique nationale, Néerlandais qui reviennent du marché, regagnent Bergedorf, portant leur costume traditionnel: la jaquette noire à deux rangs de boutons d'argent, la culotte noire et les souliers à boucle.
Comment s'ennuyer dans une ville aussi remplie de mouvement et de vie?
On a calculé que le port de Hambourg, qui est le plus important de l'Europe après ceux de Londres et de Liverpool, pouvait contenir plus de cinq cents navires.
En 1884, les vaisseaux qui en sont partis étaient au nombre de 6 300: du 1er janvier au 30 novembre 1887, 4 439 vapeurs et 2 481 voiliers en sont partis.
L'importation hambourgeoise se chiffre en 1886 par 123 000 000 de francs et l'exportation, au sujet de laquelle il n'existe pas de données positives, n'est guère inférieure à l'importation.
Les armateurs de Hambourg sont à juste titre fiers de leur flotte; le nombre des navires à voile qu'ils possédaient en 1886 étaient de 370, et celui des vapeurs s'élevait à 111. Avec les denrées coloniales, les bestiaux et les laines, les émigrants comptent parmi les "articles" qui contribuent le plus à alimenter la navigation hambourgeoise.
En 1884, le nombre de ces émigrants était de 49 985. En 1881, il s'était élevé à 84 425. En 1886, il se réduisait à 25 714.
Hambourg est aussi la ville des banques: elle compte 15 grandes banques. Quant aux changeurs et aux petits banquiers, ils sont innombrables.
Ils font faillite et ils se relèvent avec une facilité toute américaine.
Outre ses faubourgs qui sont d'importants centres manufacturiers, Hambourg possède les cinq enclaves de Hansderf, Oblstedt, Volksdorf et Morburg, le territoire de Ritzebuttel et l'île de Neuwetk: c'est dans le territoire de Ritzebuttel que se trouve la petite ville de Cuxhafen, la station balnéaire hambourgeoise.

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Outre son importance commerciale, et à côté de son titre de premier port d'Allemagne, Hambourg a, aux yeux des Allemands, un autre mérite et un second titre. Hambourg est par excellence, la ville où l'on mange, c'est la capitale gastronomique d'Allemagne.
Henri Heine a gardé un joyeux souvenir des aptitudes culinaires des Hambourgeois et cette appréciation de ces Allemands par un Allemand nous paraît trop vraie dans son originalité pour que nous essayions d'une autre.
Les habitants de Hambourg, dit Heine, sont de bonnes gens et ils mangent bien. Au sujet de la religion, de la politique et de la science, on y trouve une grande diversité d'opinion, mais quant à la table, il règne parmi les Hambourgeois la plus cordiale entente. Des sentiments tout spartiates animent le cœur des braves soldats de Hambourg, mais ne leur parlez pas du brouet noir, par rapport au traitement des affections morbides, les médecins hambourgeois sont dans un complet désaccord; pour combattre la maladie nationale, la perturbation des facultés digestives, les sectateurs de Brown augmentent la dose journalière de bœuf fumé; les homéopathes ordonnent 1/10 000 grain d'absinthe dans une vaste coupe pleine de soupe à la tortue.
Les hommes présentent la plupart du temps des tailles trapues, des yeux intelligents et froids, des fronts déprimés, des joues rouges, négligemment pendantes, le chapeau comme cloué sur la tête et les mains dans les goussets comme quelqu'un qui est sur le point de demander: "combien ai-je à payer?".
J'imagine que cette ville mangeante n'est pas faite pour déplaire à M. de Bismarck, lui dont on a pu dire qu'il mourrait d'une indigestion gigantesque.
Comme le cœur, l'estomac a ses affinités et ce chancelier , qui disait un jour à table: "Nous avons toujours été de grands mangeurs dans la famille; s'il y en avait beaucoup comme nous, l'Etat n'y suffirait pas: il nous faudrait émigrer" ; ce chancelier doit certainement regretter que ces hambourgeois copieux ne soient pas de bons Prussiens.
Malheureusement pour le "royaume des bonnes mœurs", Hambourg n'a aucune envie de se donner au roi de Prusse. C'est déjà beaucoup trop pour sa liberté que d'avoir un pied dans le traquenard de la confédération et de donner deux régiments à l'Empire. Car les trois villes hanséatiques, Hambourg, Brème et Lubeck forment les deux régiments d'infanterie n° 75 et 76.

***

Il y a cependant des Hambourgeois auxquels le chancelier est persona grata et même gratissima. Ceux-ci lui ont fait déférer en 1871 le diplôme de la bourgeoisie d'honneur, attention à laquelle il s'est montré fort sensible.
Quand il vient visiter sa propriété de Friedrischruhe ses admirateurs lui prodiguent les sérénades et les compliments.
Cet enthousiasme n'est pas partagé par le Sénat. Les vieux sénateurs hambourgeois se rappellent probablement l'odieux massacre de 1866. On se souvient qu'à cette époque l'armée prussienne fit son entrée à Hambourg en tirant sur les curieux et les passants. Les exactions qui furent commises alors sont inimaginables. Le Sénat a nettement refusé de voter un pfennig pour fêter l'anniversaire de Sedan.
Ce jour-là, Hambourg a pu se croire indépendant, et avoir l'illusion de la liberté. N'est-ce pas déjà une satisfaction?

                                                                                                                         X.

Journal des voyages et des aventures de terre et de mer, Dimanche 21 juillet 1889.

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