dimanche 24 septembre 2023

Les coulisses du journalisme.


Quand, chaque matin, le public, curieux et avide de nouvelles, déploie son journal en se demandant quelle histoire sanglante ou drôlatique il va trouver à la bonne place des actualités, songe-t-il au prix de quels efforts les six pages de papier mince ont été écrites, imprimées et distribuées? Ce journal, qui vivra quelques heures seulement, qui, le soir de sa naissance, ira emballer des paquets ou de vieilles chaussures a coûté à nombre d'hommes intelligents, instruits, une journée, et parfois toute une nuit de travail.



Les anciens journaux. 

Lorsque Théophraste Renaudot*, l'un des médecins ordinaires de Louis XIII, fonda, en 1631, la Gazette de France*, le premier journal, on était loin de se douter que, moins de deux cents ans plus tard, la presse serait appelée le quatrième état du pays.
La Gazette paraissait toutes les semaines, sur quatre petites pages, qui, au bout d'un an, se doublèrent. Une fois par mois, Renaudot publiait sous le titre: Relations des nouvelles du monde dans tout le mois, un supplément résumant ou complétant les évènements du mois.
La Révolution donna un développement extraordinaire à la presse. Tous les journaux furent de violents organes de polémique. L'Empire brida la presse. Les feuilles durent se résoudre à devenir officielles ou disparurent. La Restauration ne leur laissa pas plus de liberté. Sous Louis-Philippe naquit une presse d'opposition, dont les dernières années du Second Empire virent le développement actif. Mais il faudra attendre l'avènement de la Troisième République pour assister au triomphe des journaux.
Jusqu'alors, la Presse avait été presque exclusivement politique; lorsque la République fut définitivement installée en France, les journaux se modifièrent un peu. A l'exemple des feuilles anglaises, elles introduisirent dans leurs colonnes le reportage et l'information. Puis, parut, voilà tantôt dix ans la presse à six pages, et le reportage prit de plus en plus d'extension. Aujourd'hui, tous les grands journaux ont au moins six pages, même en province, tels la Dépêche, à Toulouse; le Phare de la Loire, à Nantes; la France du Sud-Ouest, à Bordeaux; les journaux de Lille, Marseille, etc.

La presse du XXe siècle.

Un journal ne se fait donc plus maintenant comme autrefois. Il y a moins de cinquante ans, un seul homme, un leader, c'est à dire un premier sujet, avec l'aide de quelques amis suffisaient à la besogne. Le leader écrivait tous les jours un grand article, les amis écrivaient des filets, c'est à dire des articles secondaires, assez courts. Un autre faisait la politique extérieure; un autre était chargé de critiquer les pièces et les livres nouveaux, car la littérature, qui compte si peu dans la presse d'aujourd'hui, occupait alors une place considérable. Un jeune homme, un seul, allait cueillir les faits divers à la Préfecture de police.
Maintenant, chaque grand journal est divisé en services, en rayon, comme un magasin de nouveautés, avec un chef à la tête, et le journaliste est un modeste employé, qui doit accomplir uniquement la tâche pour lequel il est payé.
Le directeur d'un journal est le patron absolu. Il est généralement propriétaire de l'organe, où il possède la plus grosse part d'actions, si le journal est en société. Toute la gestion financière lui incombe. Comme sa besogne est considérable, il délègue une partie de ses pouvoirs à un rédacteur en chef, chargé de diriger tous les services de la rédaction, et à un administrateur commis à la partie commerciale, c'est à dire à toutes les questions d'argent: publicité et maniement des fonds.
Le rédacteur en chef est secondé par un secrétaire de rédaction, qui est plus particulièrement chargé de la fabrication matérielle du journal. Il surveille les typographes, relit les épreuves, mesure avec une cordelette les articles composés pour se rendre compte s'ils ont la longueur voulue pour les dimensions du journal. Enfin, la nuit, il préside la mise en pages, c'est à dire au placement des articles dans les formes de fer, qui représentent les pages et qui, une fois serrées au moyen de coins, passeront sous les machines. Le secrétaire de direction n'a pas le temps d'écrire. Au contraire, le rédacteur en chef élabore généralement l'éditorial, c'est à dire l'article, qui, sur le fait du jour, donne l'opinion du journal. Quant au directeur, personnage considérable, les directeurs ne le voient presque jamais. Il confère avec le rédacteur en chef et lui communique ses instructions, qui arrivent à ses subordonnés par la voie hiérarchique du secrétaire et des chefs de service.

Les services.

Les principaux services sont les suivants: services politiques, services de la politique étrangère, services des échos, services littéraires, services des informations de Paris, services des informations de province, tribunaux, sport, finances.
Le chef des services politiques est un homme important; tous les jours il se rend chez le président du Conseil et reçoit ses confidences, il possède le fin mot des choses et le glisse dans l'oreille de son rédacteur en chef qui s'en sert pour écrire son éditorial; On le voit dans les couloirs de la Chambre, tutoyant les députés, leur promettant l'appui de son journal, leur recommandant ses amis. Il a sous ses ordres différents rédacteurs, l'un va au Conseil municipal, suit les séances et prend à la préfecture toutes les communications intéressant la ville de Paris, un autre va au Sénat, un troisième écoute la séance de la Chambre et en note la physionomie, il ne note pas les paroles car le soir, à onze heures, il les trouvera sur le compte rendu analytique fait par les sténographes de la Chambre. un quatrième se promène dans la salle des Pas-Perdus, guettant les notes que les huissiers du Palais-Bourbon apportent des commissions. On cause, on fume, c'est une atmosphère de kermesse, une kermesse d'idées.
Les rédacteurs de la politique étrangère arrivent à leur bureau l'après-midi, quand les journaux de Londres, les mieux informés du monde, ont été livrés par la poste. Ils les lisent soigneusement, coupent les fait intéressants qu'ils soumettront au rédacteur en chef.
Le service des échos n'existe guère que dans les feuilles mondaines, il se compose d'un chef de service qui vient tard à son bureau et reçoit les belles dames qui désirent qu'on parle des soirées qu'elles donnent. Généralement, on leur fait payer les échos au tarif de la publicité. Le chef de ce service a un ou deux secrétaires qu'il envoie aux grands enterrements et aux mariages élégants.
Dans certaines feuilles, il y a un chef des services littéraires dont la responsabilité s'étend au compte rendu des théâtres, à l'analyse des livres et au choix des feuilletons. Dans d'autres journaux, chaque service séparé est affecté à un rédacteur indépendant. Les théâtres exigent beaucoup de doigté. Il faut craindre par ses appréciations de mécontenter le directeur, le président du Conseil d'administration, le rédacteur en chef qui compte beaucoup d'amis parmi les auteurs, les acteurs et les actrices. Les rédacteurs des tribunaux sont au nombre de deux: l'un interroge les juges d'instruction sur les affaires en cours, l'autre fait le compte rendu des audiences.

Le reportage.

Le service le plus actif, le plus remuant est celui des informations qui comprend tout le reportage: c'est à dire toutes les choses qu'on a apprises ou vues dans la journée. Il se divise en service de province et en service de Paris. Pour la province, la France est divisée en plusieurs régions, à chacune d'elle est affecté un rédacteur, qui lit les journaux locaux, y prend les choses les plus intéressantes. Quand un fait important se produit en province, il télégraphie ou téléphone au correspondant de lui adresser les détails et, de concert avec le rédacteur en chef, examine s'il y a lieu d'envoyer sur place un des rédacteurs de Paris.
Le service des informations parisiennes est l'organisme le plus important d'un journal. Il se compose, dans un grand organe, d'une quinzaine de rédacteurs, partagés en deux équipes: celle de jour, la plus nombreuse, et celle de nuit. Dans chaque équipe, on a des rédacteurs de faits divers et des rédacteurs de grand reportage.
Dès neuf heures du matin, l'équipe de jour pénètre dans les bureaux. On lit d'abord les journaux, puis le chef des informations distribue la besogne. Il lance les rédacteurs du grand reportage sur des interviews, qu'on se plait à croire retentissantes, sur les enquêtes sociales.
Quant aux rédacteurs des faits divers, ils ont leur devoir tout tracé. Chacun d'eux a la surveillance d'un secteur de Paris. Il va dans tous les commissariats de son secteur deux fois par jour, le matin et le soir vers cinq heures. Il y reçoit communication des rixes, des attentats, des histoires d'hommes ivres, des disputes de ménagères qui ont eu lieu dans la matinée ou la journée.
Pendant ce temps, un rédacteur en chef est en permanence à la Préfecture de police, où les secrétaires du préfet lui indiquent tous les faits que leur télégraphient les commissaires.
A la rédaction, un noyau de reporters-rédacteurs est tenu en réserve pour parer l'imprévu. Ils sont là, baillant et lisant, comme dans un corps de garde, attendant l'évènement qu'on leur téléphonera de la préfecture. Les rédacteurs de la préfecture téléphonent d'un café voisin; les jours de grand évènement, il y a presse dans cette cabine. Pour être plus tôt informés, trois grands journaux ont loué près du boulevard du Palais des chambres qui sont reliées à la rédaction au moyen d'un fil spécial.
Soudain, dans la salle de rédaction qui somnole, glapit la sonnette du téléphone. On se précipite dans la cabine. C'est un crime!


Un bureau de rédaction, vers cinq heures,
au début du "coup de feu"


On a assassiné une vieille femme; Le "préfecturier" envoie le nom et l'adresse.
Tout le monde sur le pont! La rédaction en réserve se mobilise. Le chef envoie sur les lieux, on décrira la maison, on interroge la concierge, un autre rédacteur interroge la famille de la victime. Il faut deux colonnes "montées en épingle", c'est à dire très soignées, où le sang ruissèlera à flots.


Un crime vient d'être découvert:
le journaliste est sur les lieux avant le Parquet.


D'autres fois, l'après-midi,  le chef du service politique téléphone de la cabine de la Presse qu'un député en a giflé un autre. Branle-bas de combat! Le service politique se charge de raconter le fait, d'interviewer les deux giflés, mais il y a un tas de gens mêlés à l'histoire qui a motivé ce geste peu parlementaire. En avant la réserve des reporters! On s'élance à travers Paris, on va sonner à toutes les portes susceptibles de s'ouvrir.


Le vrai reporter ne connait pas beaucoup d'obstacles:
il force toutes les consignes et va interviewer
M. Pelletan jusque dans sa baignoire.


La ruche au travail.

C'est entre cinq et six heures qu'il faut voir une rédaction. C'est une vraie ruche. Tous les reporters sont rentrés. Les plumes grattent le papier. En bas, les machines à composer, les linotypes, vives et adroites, claquètent. Le service des informations bougonne ou hurle. Dans sa hâte, tout le monde a oublié la ponctuation, d'autres ont écrit de ces pataquès qui font la joie des lecteurs. A huit heures, on commence à aller dîner, les rédacteurs de jour sont libres. L'équipe de nuit, qui est venue au journal à cinq heures, ne se couchera qu'à trois heures du matin.

Ce que coûte un journal.

On comprend qu'avec de tels services un journal qui se vend au marchand deux centimes et demi, coûte cher à établir. Une machine rotative, pour imprimer les feuilles, se paie 70.000 francs; elle tire 30.000 exemplaires à l'heure; comme on descend le journal aux machines à trois heures du matin et qu'il faut le distribuer à cinq ou six heures dans les kiosques, on doit avoir plusieurs machines. Les linotypes valent 16.000 francs pièce. Dix au moins sont nécessaires.
Dans un journal qui possède un fort tirage, les dépenses sont considérables. Voici, par exemple, celles du Petit Journal, qu'on peut publier, puisqu'il est formé en société anonyme. La rédaction et le service d'information coûtent en moyenne 950.000 francs par an; les frais d'impression ont atteint 1.737.729 francs, les frais de poste et de transport 2.512.442 francs, le papier 3.405.677 francs.
Qui songe à ces chiffres, en achetant un sou les six feuilles imprimées? Heureusement, il y a la publicité qui fait vivre les quotidiens.
Au Petit Journal, cette publicité atteint 3 millions environ, la vente dépasse 12.500.000 francs et les abonnements représentent en plus 530.000 francs environ. Malgré tous ces frais, les bénéfices ont encore été, voilà quatre ans, de 3.130.146 francs.
Dans la plupart des journaux, sauf au Petit Parisien, on ne manie pas des sommes aussi importantes. Mais si minime que soit un journal, il exige une dépense annuelle de 150.000 francs au moins.
Quelle que soit l'importance des sommes remuées, il n'en jaillit pas beaucoup d'argent sur les rédacteurs. Le rédacteur en chef touche 1.500 francs par mois, le secrétaire de la rédaction 800 ou 1.000 fr., les chefs de service 600 ou 800 francs. Mais les simples rédacteurs touche de 200 à 350 francs.
Le métier de journaliste demande beaucoup à ceux qui l'exercent, il leur donne peu.

                                                                                                 Paul Pottier.

Mon dimanche, revue populaire illustrée, 13 août 1905.



Nota de Célestin Mira:

*Théophraste Renaudot:



* La gazette de France:



Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire