lundi 4 avril 2022

 

Les usines du crime.


Un français, Le Sage, a immortalisé l'auberge de Pannaflor, où se passent les premières scènes de son chef-d'oeuvre, le roman de Gil Blas de Santillane. C'est également un de nos compatriotes, le sinistre Aldrige, qui vient de jeter sur son auberge d'Espagne la lugubre notoriété que l'on sait. La coïncidence n'est-elle pas curieuse ? Quoi qu'il en soit, les exploits d'Aldrige, qui assassina six voyageurs, dont les cadavres ont été enterrés dans la cour de son auberge, donnent un regain d'actualité à la ténébreuse affaire des coupe-gorge, jadis l'effroi du colporteur et du touriste, dont nous détachons quelques épisodes authentiques.


Les industriels de l'assassinat.

L'histoire des grandes causes criminelles dans la première moitié du XIXème siècle nous fournit plusieurs exemples de véritables usines à tuer, dirigées par des ingénieurs de l'égorgement.
C'est surtout parmi les aubergistes que se recrutent ces terribles bouchers, à une époque où le retard d'une diligence, le boitement d'un cheval ou, plus simplement, le vent, la pluie, ennemis des piétons, contraignaient parfois le voyageur étranger au pays à accepter l'hospitalité suspecte des pires coupe-gorge.

Un repaire dans les cévennes.

Le record, en matière de boucherie, de tortures et d'épouvante, est assurément détenu par l'auberge de Peyrebeilhe*, légendaire charnier dont d'invraisemblables forfaits ont rendu européen le nom pourtant bien local.
Cette maison de mort dresse encore ses murs de granit noir sur un plateau des Cévennes, entre la région du Vivarais et du Velay. Le plateau de Peyrebeilhe est une solitude de landes désertes où l'hiver déchaîne toutes les fureurs de la bourrasque. Il est éventré par de vertigineux précipices où ronflent des torrents. Il confine à de grandes forêts, et les loups, même de nos jours, n'y sont pas rares; il est traversé par la route du Puy à Aubenas.
L'ouverture d'une auberge dans un pays aussi lamentable et sur une voie aussi fréquentée fut pour l'aubergiste une idée de génie. C'est en 1806 que le sieur Martin dit "Leblanc" fit construire ce repaire qu'il s'efforça d'aménager en coupe-gorge. Des murs épais, un escalier en boyau, des chambres carrelées, aux murs peints en rouge, des fenêtres grillées par d'épais barreaux, des caves immenses, un four à griller un bœuf entier; telle fut l'architecture de son sinistre établissement. En compagnie de sa femme, Marie Breysse, mégère d'une cruauté repoussante, et de son domestique Jean Rochette, géant de stature herculéenne, il y organisa systématiquement l'assassinat des voyageurs que leur mauvaise étoile conduisait sur le sinistre plateau.
Ces trois affreux brigands furent condamnée à mort par la cour d'assise de l'Ardèche, après des débats retentissants et exécutés devant leur antre, en 1832. C'est donc pendant vingt-six ans que fonctionna leur épouvantable industrie!

Les nuits sanglantes de Peyrebeilhe.

Les débats révélèrent sur les crimes des monstres de Peyrebeilhe les détails les plus invraisemblables. En règle générale, tout étranger d'apparence un peu aisée qui franchissait le seuil de l'auberge était condamné à mort. Par un habile interrogatoire, on s'assurait qu'il était inconnu dans le pays et qu'il venait de loin, en endormant sa méfiance par le bavardage et la bonne chère, puis on le conduisait à sa chambre. C'était alors, le plus souvent, des récriminations sur le caractère par trop sommaire du mobilier, sur la malpropreté qui faisait des "chambres" de l'auberge de véritables taudis. On passait outre. Dès que l'innommable suif qui servait de chandelle au voyageur s'éteignait en crépitant, la cauteleux Martin se glissait vers le lit, une lanterne sourde à la main et égorgeait le malheureux sans défense.
Tous les genres d'exécution étaient, d'ailleurs, en honneur à Peyrebeilhe. Tantôt Jean Rochette le géant abattait le "client" d'un seul coup de sa massue, arme terrible devenue légendaire; tantôt la furie Marie Breysse versait des flots d'huile bouillante à l'aide d'un entonnoir enfoncé dans la gorge du patient que Martin immobilisait sur l'oreiller avec une fourche. 




Le lacet étrangleur, le poison, le feu jouaient aussi leur rôle dans ces fêtes du crime et de la mort, et les murs épais du repaire entendirent, pendant un quart de siècle, les râles de bien des agonies douloureuses! Parfois, quand ces râles, quand ces cris se faisaient trop bruyants, les deux filles de Martin, belles enfants qui répondaient aux doux noms de Gervaise et  Catherine, se tenaient enlacées sur le seuil de la porte et chantaient à pleine voix, pour couvrir celles des victimes. C'était infernal.

Les odeurs du plateau maudit.

On ne peut songer, sans frémir, au nombre des voyageurs qui disparurent à Peyrebeilhe durant la longue carrière du sinistre Leblanc. L'imagination populaire, dans laquelle l'horreur de ce drame a laissé des traces encore vivaces, le portait à plusieurs centaines. Sans aller aussi loin, on peut dire qu'il fut réellement très élevé. L'instruction s'occupa d'une cinquantaine de crimes: d'un préfet de l'Empire et de son fils, enfant de cinq ans, dont Rochette écrasa la tête contre le mur et qu'il jeta encore vivant dans les flammes; d'un colporteur et de sa femme, qui soutinrent avec les assaillants une lutte sanglante et longtemps douteuse; d'un peintre, d'un anglais; d'un marchand de chevaux nommé Galoubas; d'un juif marchand de lorgnettes, etc. C'est à la suite du meurtre d'un paysan nommé Enjolras que, sur la dénonciation d'un mendiant qui avait assisté au crime, en regardant par les fentes du plafond, le Parquet fut avisé. On trouva à Peyrebeilhe le fouillis le plus hétéroclite: des centaines de bourses éventrées, de chapeaux, de cannes, d'armes, de vêtements de toutes sortes.




La cave de l'auberge était un véritable cimetière, ainsi que les champs avoisinants, où les loups déterraient parfois, la nuit, des fragments de squelette... Quant au four monumental que Leblanc n'avait eu garde d'omettre dans ses plans, on y trouva des cendres étrangement grasses, où la médecine légale découvrit des restes d'ossements, correspondant à plus de vingt cadavres... La fumée, certains jours, était célèbre aux environs: c'étaient les odeurs de Peyrebeilhe... Et un routier, découvrant un beau matin le pot de terre où mijotait la pâtée des cochons de l'auberge, n'y découvrit-il pas, parmi des choux et des pommes de terre, une main humaine coupée au poignet?

L'auberge du Cheval Mort.

L'auberge du Cheval Mort partagea avec Peyrebeilhe, au moins pour la France, l'épouvantable royauté des usines à crimes. Cet antre au nom sinistre existait dans le département du Tarn; mais à la différence de son confrère de l'Ardèche, il n'en reste plus pierre sur pierre.
Il est vrai de dire que les assassins du Cheval Mort enregistrèrent sans doute, sur leurs listes rouges, un chiffre moins imposant de victimes. Mais ils se rattrapèrent largement par l'originalité de leurs moyens d'exécution. L'un deux, qui est devenu classique, eut le don d'émouvoir la France entière d'un frisson d'épouvante lorsqu'il fut révélé par la publicité des débats aux assises.
La plus belle chambre de l'auberge était réservée aux étrangers de marque et ne se différenciait des autres que par quelque recherche et quelque confortable dans l'installation. Un superbe ciel de lit, massif et imposant faisait surtout l'admiration des clients. Or, ce ciel de lit retenait dans ses flancs près de deux tonnes de vieilles ferrailles et de plomb! Retenu à une poutre du grenier par de véritables câbles qui traversaient le plafond et s'engageaient sur des poulies, il pouvait être, la nuit, descendu sur les malheureux voués  à l'écrasement! Quelques gémissements étouffés, des craquements d'os, un peu de sang, le meurtre était consommé.

La complicité des tombeaux.

Mais où l'infernal génie des tenanciers du Cheval Mort, aidés d'un nègre surnommé Fétiche, confine vraiment au sublime, c'est dans le moyen qu'ils employaient pour se débarrasser des cadavres que fabriquait leur industrie. Ils avaient imaginé de les cacher... dans les tombeaux du cimetière le plus proche, où assurément nul ne se fut avisé de les y aller chercher. 




Rien ne leur était plus facile de franchir nuitamment le mur du champ funèbre, de soulever la dalle tombale, de creuser quelques décimètres de terre et de "muser" là leur encombrant fardeau. Mais, à procédés aussi romantiques, fin romanesque! C'est un "sorcier" du cru qui, violant un tombeau, pour arracher à un défunt des lambeaux d'entrailles nécessaires à la confection d'un "philtre", découvrit, et un peu à son corps défendant, divulgua le secret de l'armoire aux cadavres!

Mon Dimanche, Revue populaire illustrée, dimanche 18 juin 1905.

* Nota de Célestin Mira

* Auberge de Peyrebeilhe.


L'auberge de Peyrebeille, en Ardèche, dite "l'auberge rouge".



Moulage des têts des condamnés.


Quelques publications:








L'auberge de Peyrebeille de nos jours:



L'auberge de Peyrebeille au cinéma:





Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire