samedi 22 mai 2021

 Inauguration de l'Exposition de 1867.


Le Moniteur du 31 mars annonçait que l'Empereur ouvrirait l'Exposition internationale le 1er avril, à deux heures précises. Le public croyait le contraire; le public a eu tort et le Moniteur avait raison.
Quoique le parc fût loin d'être terminé et que le palais n'eût pas, à beaucoup près, ses salles remplies et ses vitrines meublées, on ouvrait à midi les portes au public disposé à payer vingt francs pour voir une œuvre inachevée, une exposition à l'état d'ébauche.
Dans combien de temps aura-t-on fini? je n'en sais rien, mais j'entendais ce matin même un exposant affirmer qu'il n'étalerait ses produits que le 15 mai; et voilà pourquoi. En 1862, à Londres, il avait envoyé d'avance de superbes échantillons de matières complètement nouvelles; c'était de la céramique où les couleurs tendres atteignaient des teintes d'une douceur encore inconnue. Or qu'arriva-t-il? Dix jours après, un autre fabricant envoyait des produits semblables et, à la fin du mois, l'inventeur, au lieu d'avoir le privilège de son invention, se trouvait en concurrence avec quatre maisons de céramique. Cet exemple pourrait bien expliquer pourquoi les exposants ne se pressent pas davantage; sans compter les mécontents qui refusent de prendre possession des places qu'ils ont payées, au moins en partie, mais dont ils ne veulent plus dès qu'ils les voient. Tous voudraient la meilleure place; or il est facile de comprendre que, dans un bâtiment dont toutes les surfaces sont courbes, s'il y a quelques places privilégiées, il y en a aussi de désavantageuses.
Heureusement la partie française avait été poussée avec une ardeur toute patriotique dans les derniers jours de mars. Tous les efforts avaient été réunis pour que le soleil, en se levant le 1er avril, n'eût à éclairer que des œuvres terminées. Il n'y a pas jusqu'au Trocadéro qui, dans son zèle, a fait semblant d'être achevé. Les amours-propres des gros bonnets étaient en jeu; des ordres supérieurs avaient été reçus; il fallait ouvrir et l'on n'avait pas oublié la célèbre formule: " Si c'est possible, c'est fait; si c'est impossible, ça se fera."
La grande difficulté, me disait l'architecte d'un des principales constructions du Champ de Mars, est de trouver des ouvriers. J'ai en ce moment (31 mars) quatre maçons, onze menuisiers et dix-sept peintres; avec le quintuple, je pourrais à peine marcher. Mais voici ce que font les ouvriers: les décorateurs veulent vingt-cinq francs par jour. Quoique la somme soit exorbitante, la nécessité, qui n'a pas de loi, fait qu'on ne marchande pas et qu'on leur alloue ce qu'ils demandent. Ces ouvriers travaillent deux heures, et exigent un à-compte de dix francs de leur journée; ils s'en vont au café et... ne reviennent pas. Ce n'est certainement pas leur intérêt... mais que puis-je faire? En chercher d'autres? C'est recommencer avec les mêmes ennuis. Dieu merci, je me hâte de le dire, tous les ouvriers n'ont pas agi ainsi.
Ce sont ces diverses raisons qui ont empêché la commission d'offrir, aux privilégiés et au public à vingt francs, une œuvre achevée. Si vous ajoutez que le temps n'a favorisé en rien les constructions et que la date fixée pour l'ouverture était d'un choix malheureux, parce que la saison n'était pas assez avancée, vous aurez une juste idée des bâtons mis dans les roues du char auquel étaient attelés la commission impériale et les divers entrepreneurs.
Malgré tant d'obstacles, on a eu raison de croire que remettre l'ouverture du palais à quelques semaines de là ferait le plus mauvais effet et jetterait un discrédit irréparable sur l'exhibition toute entière.
Le 1er avril, dès le matin, une masse compacte de sergents de ville, de gardes de Paris, et de soldats garnissait tous les abords du Champ de Mars, afin d'en défendre l'entrée à tous les curieux qui n'étaient ni payants, ni exposants, ni invités. Dire toutes les plaintes qui se sont élevées contre la sévérité des consignes serait une œuvre de longue haleine. Qu'on pardonne cette simple mention à l'un de ceux qui ont soufferts de cette sévérité. Des ingénieurs fort connus ont été vus errants de porte en porte; c'est ainsi que les ombres, qui n'avaient point l'obole, réclamée par le vieux Caron, demeuraient sur les bords du Styx. On parle même de la déconvenue de l'ingénieur en chef des promenades de Paris qui, se présentant pour entrer dans le parc, tanquam in rem suam, s'est vu éconduire au nom d'une consigne inexorable.
Voici, du reste, une anecdote qui donnera une idée de la manière dont toutes les entrées étaient gardées.
Il existe, on se le rappelle, un cercle international situé près du pont d'Iéna. Dans ce cercle, on doit donner ou plutôt vendre à dîner, à tous les membres qui en font partie. A sept heures du matin, les cuisiniers, marmitons, aides, etc., arrivent processionnellement par le pont d'Iéna avec tous les ustensiles nécessaires à leur art. Ils voulurent entrer, mais... ils manquaient de laisser-passer; ils durent bivouaquer trois heures; après quoi, on parvint, à force de parlementer, à faire comprendre aux gardiens des portes qu'il n'y a pas de cuisine sans cuisiniers.
A deux heures, avec une exactitude exemplaire, le cortège impérial arrivait en voiture à la porte du palais située en face du pont d'Iéna, où il était reçu par la princesse Mathilde, par le comte de Flandre, le prince d'orange, le duc de Leuchtemberg et les membres de la commission générale. Il s'est dirigé vers le Palais en passant sous l'immense Velum vert parsemé d'abeilles d'or qui, le lendemain a été pénétré et détérioré par la pluie. La musique militaire saluait l'arrivée du cortège en jouant un brillant morceau d'ouverture. L'empereur, accompagné de l'impératrice, parcourut la plateforme situé dans la grande galerie des machines, en commençant par traverser la galerie des arts usuels français, belges, prussiens, pour terminer cette rapide exploration par une visite aux machines anglaises. Dans chaque secteur correspondant aux différentes nations, se trouvaient les commissaires des différents pays. Le cortège impérial était formé des députations des grands corps de l'Etat et des officiers et dames du palais et de la Commission de l'Exposition.
Quand on passait devant les différents pays, on s'arrêtait un instant pour la présentation des commissaires délégués. Devant la section hollandaise un orgue gigantesque a vociféré sur ses formidables jeux l'air de la reine Hortense: Partant pour la Syrie. Quand le cortège est arrivé à la section chinoise, une musique du pays (cinq ou six artistes) a joué un air d'une belle monotonie composée, je crois, de ces notes: do, , mi, fa, mi, , do. De temps en temps, des sons plus aigus accompagnés de chapeaux chinois viennent relever la fadeur de ce ragoût musical servi par les virtuoses du Céleste-Empire. Les assistants se demandaient d'où venaient ces accords équivoques, et les attribuaient d'abord à une machine mal graissée, car toutes les machines en mouvement chantaient la grande chanson du travail.
Aussitôt la musique française a repris pour faciliter la comparaison entre les mélodies des deux pays.
L'empereur est sorti du palais après avoir traversé la galerie des machines anglaises et, suivi du même cortège, a fait quelques pas dans la partie française du parc. Après quoi, il est venu se reposer quelques minutes seulement dans son pavillon. A quatre heures moins vingt minutes, la cérémonie était terminée, et les voitures de la cour reprenaient le chemin des Tuileries.
En apparence,  l'ouverture de l'Exposition universelle, favorisée par un temps superbe, était faite. Mais sur le passage de l'empereur, on n'avait pas même eu le temps de faire disparaître tous les échafaudages. Il faut encore deux à trois semaines pour que l'on puisse voir une œuvre complète. Les expositions les plus avancées, après l'exposition de la France, sont celles de l'Angleterre et de la Belgique. Cependant déjà le parc attire l'attention par ses constructions curieuses; le palais de l'Isthme de Suez avec son immense diorama, le plan en relief de la basse Egypte et du canal qui unit la Méditerranée et la mer Rouge; le palais du bey de Tunis avec son perron en marbre, ses fontaines jaillissantes; le palais du Maroc avec ses lions, les bains turcs, la fabrique de l'opium de la Chine et le théâtre chinois; la pagode indienne. Quelques-uns des visiteurs ne seront pas un des spectacles les moins curieux de l'exposition; on parle de la visite prochaine du roi de Bonny, dont le royaume est situé au nord de la Guinée, entre le Niger et l'un de ses affluents. Ce roi et sa cour ont renoncé depuis à peu près vingt ans à l'anthropophagie; mais son peuple a conservé la tradition de la cuisine nationale. Crainte d'un tentation rétrospective, je crois qu'il sera prudent de faire déjeuner S. M Noire, avant chaque visite, à un des nombreux restaurants dont est flanqué le Palais; ce qui permettra d'écrire sur l'affiche: les lions du Maroc et S. M. le roi de Bonny ont déjeuné ce matin.

P.-S. On ne s'étonnera pas, après ce que nous venons de dire que les premiers jours qui ont suivi l'inauguration, l'affluence des visiteurs n'a pas été considérable. Il faut encore un peu de temps avant que les huit portes qui donnent accès dans le Champ de Mars transformé, la porte d'Iéna, dite porte d'honneur, malgré son aspect peu monumental, la porte de l'Ecole-Militaire, la porte Saint-Dominique, la porte de la Bourdonnaye, la porte Rapp, côté est du Champ de Mars, qui sera probablement la plus assiégée parce qu'elle s'ouvre devant les visiteurs venant des profondeurs de Paris par le quai d'Orsay et le pont de l'Alma; les portes Kléber, Desaix, Suffren, côté ouest, laissent passer les multitudes qui viendront plus tard.

                                                                                                             Alfred Nettement, Fils.

La Semaine des familles, samedi 13 avril 1867.



* Nota de Célestin Mira:

Exposition internationale de 1867:













* Partant pour la Syrie:




Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire