dimanche 2 mai 2021

Chronique de l'Exposition universelle de 1867.


Après l'histoire, les anecdotes. Depuis le départ des grands souverains, assez semblables aux grands dieux de l'Olympe, les chroniqueurs pelotent en attendant la partie. C'est l'empereur de Russie qui fournit le texte de ces anecdotes; il y en a dans le ton gai et dans le ton sentimental; les unes descendent jusqu'au tableau de genre, les autres s'élèvent jusqu'au tableau d'histoire.
Je ne trouve en circulation dans les salons de Paris et dans la presse qu'une anecdote se rattachant à l'histoire. Le czar, en visitant le tombeau de Napoléon 1er aux Invalides, remarqua l'épée impériale appendue sur le marbre.
- Et moi aussi, s'écria-t-il, j'ai une épée de Napoléon à Saint-Pétersbourg; général Leboeuf, faites m'en souvenir.
Il paraît qu'on en a fait souvenir au czar, car l'épée de Napoléon va, dit-on, arriver de Saint-Pétersbourg aux Invalides. La paix du temps et celle de la mort sont descendues sur les querelles du passé, et le glaive arraché à la vie et à la guerre est restitué à un tombeau. Sujet de graves réflexions.
J'aime moins l'anecdote sentimentale. Le czar avait un chien qu'il aimait et dont il était passionnément aimé. Grande délibération quand le czar partit pour Paris: emmènerait-il ou n'emmènerait-il pas Mylord?, c'était le nom de l'intelligente bête. Il ne l'emmena point, et, à mon sens, il fit bien: il n'y a guère que Saint-Roch qu'on ne sépare pas de son chien. Mais pendant l'absence du czar, le chien mourut: était-ce de maladie, était-ce de chagrin? Le Sport, qui a mis en circulation l'anecdote, ne nous apprend rien sur ce point. Je suppose donc que c'était de maladie, car le chien d'Ulysse l'attendit pendant vingt ans à Ithaque et mourut de joie, et peut-être aussi de vieillesse, en le reconnaissant. Voici venir la note sentimentale et, je l'espère peu historique: personne n'osa lire au czar le télégramme qui annonçait la mort de son chien, de peur de troubler les plaisirs de son voyage.
Allons donc! A qui fera-t-on croire que le souverain d'un grand empire, exposé à être troublé dans les plaisirs de son voyage par la balle d'un assassin, et qui doit envisager cette éventualité d'un œil intrépide, permettre à son entourage de supposer qu'il ne supporterait pas la nouvelle de la mort de son chien? Les souverains de la Russie ont appris bien d'autres nouvelles. Est-ce qu'on a caché à Alexandre 1er l'incendie de Moscou, et à Alexandre II la prise de Sébastopol? Je tiens donc la fin de l'anecdote pour apocryphe. Ces niaiseries du sentiment, qui vont à l'Iris de la satire de Gilbert, s'accordent mal avec le sérieux de la toute-puissance.
La dernière anecdote appartient au genre badin et léger. Le czar, pendant son séjour à l'Elysée, avait pris l'habitude de faire sa provision de cigares chez le marchand en face du palais. Un matin le czar jeta un coup d'œil sur les porte-cigares.
- Ils sont en vrai cuir de Russie, dit le marchand achalandant sa marchandise.
- Je crois que vous vous trompez.
- J'en suis sûr.
- Je suis Russe, dit le czar, et je connais les produits de mon pays. Je vous enverrai des porte-cigares en vrai cuir de Russie, et vous reconnaitrez la différence.
En même temps il se tourna vers un chambellan et lui dit:
- Prenez l'adresse de monsieur.
Le marchand de tabac crut que c'était un négociant russe qui voyageait avec son commis. Il parait qu'il ne s'y connaissait pas plus eu rois qu'en cuir de Russie. On dit qu'averti de sa méprise il médite une enseigne ainsi conçue: "Au porte-cigare impérial!"
L'empereur Alexandre a-t-il laissé un million pour être distribué aux indigents de Paris? Tous les journaux l'on dit, sauf le Moniteur. Cela valait cependant la peine de parler. Cette nouvelle serait digne de passer par la bouche de saint Jean Chrysostome (bouche d'or).
Je ne consignerai ici aucune anecdote particulière relative au roi de Prusse, parce qu'on a généralement omis d'en raconter. Je sais seulement qu'il a surtout visité à l'exposition la section des canons, sur lesquels un philosophe proposait de graver: Ultima ratio reum, " le dernier argument des rois", et les nouvelles ambulances et les nouveaux services organisés pour venir au secours des blessés; il s'est même fait inscrire parmi les protecteurs de la Société. Il y aurait un moyen de rendre cette œuvre moins utile: ce serait de ne pas recourir si souvent "au dernier argument".
M. Haussmann a déjà demandé à deux sculpteurs de renom le buste du roi de Prusse et celui de l'empereur de Russie. L'usage veut que l'effigie en marbre de tout souverain qui a visité l'hôtel de ville de Paris ait droit de cité dans une des salles de cet hôtel. C'est une carte monumentale qui perpétue le souvenir de la visite.
Je n'ai rien de nouveau à vous dire du Grand Turc au moment où je vous écris. Il y a des gens qui ont mis en doute le voyage de Sa Hautesse à cause d'un démêlé de la vieille Turquie avec la jeune Turquie, car Stamboul a sa jeune Turquie, comme Paris a sa jeune France. Mais ce sont là probablement des propos d'alarmistes. Le voyage se fera; M. Jourdain, qui espère être présenté par Covielle, ne se tient pas de joie.
Quant à l'empereur d'Autriche, on avait l'espoir le 23 juin, que les nouvelles de son frère Maximilien, devenues un peu plus rassurantes, lui permettraient de faire le voyage. On signale même le passage, à Nancy, de six magnifiques chevaux appartenant à ses écuries. L'empereur d'Autriche arrivera au sortir des émotions de son couronnement comme roi de Hongrie. Parmi les illustres personnages qui on voulu voir ce couronnement, on signale le comte de Chambord.
On parle enfin d'une grande revue navale, que la reine d'Angleterre donnerait au sultan et au vice-roi d'Egypte dans la rade de Porstmouth.
Le monde s'amuse!
Les théâtres font des efforts titaniques pour soutenir l'intérêt qui languit un peu pendant les entr'actes des visites des potentats. A la Duchesse de Gerolstein* et à Cendrillon*, qui avaient le privilège d'attirer la foule, il ajoutent la Biche au bois*, rajeunie dans ses décors, redorée dans ses costumes et embellie d'un surcroît de ces exhibitions dont il est parlé dans les Odeurs de Paris au chapitre des Divertissements. L'Impresario de la Porte-Saint-Martin, comprenant que Paris nage en ce moment en plein paganisme, a couronné le spectacle de la Biche aux bois avec ses licences, en y jetant une cage de lions, où l'on voit un jeune homme au milieu des deux monstres dont on entend grincer les formidables mâchoires. Le licencieux plaît à cette foule cosmopolite qui s'agite dans la Babel parisienne, mais l'atroce, ajoute un nouveau charme. Ah! si l'on trouvait un homme qui, moyennant bon appointement, voulait se laisser dévorer!
Pendant que ces choses se passent à Paris, un évêque des régions les plus lointaines de l'Orient, et qui n'avait jamais visité l'Europe, arrive à Rome. A l'aspect vénérable de Pie IX, il tombe à genoux, et d'une voix entrecoupée de sanglots, il ne peut que répéter ces mots: Tu es Petrus, tu es Pétrus! Le pape le relève et le serre dans ses bras.
Nous étions au cirque. Nous voici aux catacombes.

                                                                                                                                   Nathaniel.

La Semaine des familles, samedi 20 juin 1867.

* Nota de célestin Mira:

* Le duchesse de Gerolstein, opéra bouffe d'Offenbach:





* Cendrillon:




* La biche au bois ou le royaume des fées:



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