vendredi 14 mai 2021

Chronique de la démolition de Paris.


Je sais que je n'ai que les simples droits d'un flâneur et d'un poète qui, en tirant son chapeau bien bas à MM. les édiles, peut leur présenter respectueusement ses humbles doléances, après avoir commencer par s'incliner devant leur infaillibilité. Ils n'auront nul besoin de me communiquer le respect que je leur ai depuis longtemps voué. Mais on est Parisien ou on ne l'est pas. Or je le suis, et dans Paris capitale du monde, tel que l'on fait, tel que le font les travaux contemporains, et tel que l'ont décrit deux hommes d'esprit qui ont la parole un peu vive et parfois un peu leste, mais le sens droit, deux Parisiens comme moi, j'imagine, MM. Edmond Texier et Kampfen, je ne reconnais plus mon Paris.
Vous me croirez, si vous le voulez; mais, en me promenant au milieu des maisons qui tombent et des rues qui disparaissent, sous prétexte de s'élargir, j'ai envié les plus humbles campagnards qui, du moins,  ne voient pas se métamorphoser sous leurs yeux les champs où ils sont nés.

O fortunatos nimium sua si bona norint
Agricolas!

Oui, heureux les campagnards s'ils avaient le sentiment de leur félicité! 




Heureux celui qui, du haut de son grenier, suit d'un regard béat dans les airs les évolutions de ses pigeons, espoir de son garde-manger! Il est sûr de trouver à la même place, en rentrant le soir, la maison qu'il a quitté le matin, de vivre où ont vécu ses pères, de mourir où il est né.
Son humble toit de chaume est plus solide que nos maisons pompeusement bâties en pierre de taille. Heureux l'habitant des villages! Le toit de ses pères ne se trouve pas sur le chemin de ce despote intraitable, devant lequel tout doit s'effacer et disparaître, le boulevard!
A ce propos, je supplierai MM. de l'Académie française de vouloir bien introduire un erratum, dans leur dictionnaire, au mot boulevard. Je l'ouvre et on lit ce qui suis: "On dit figurément d'une place forte qui met un grand pays à l'abri de l'invasion, qu'Elle est le boulevard du pays". Un boulevard protégeait autrefois, maintenant, il renverse; il empêchait la destruction, il l'opère. MM. de l'Académie pourront dire d'Attila, qui a fait tant de ruines, "qu'il a été le boulevard du monde".
Quelle mouche vous a piqué aujourd'hui? dira-t-on. Et pourquoi votre style prend-il ainsi les pleureuses?
Vous voulez savoir de qui je suis en deuil? Eh bien, sachez-le donc, je suis en deuil de Paris. Partout la grande armée de la pioche et de la truelle poursuit ses opérations. Allez sur le boulevard des Capucines, vous trouverez le combat engagé contre la rue de la Chaussée d'Antin; plus bas, la rue des Mathurins a disparu, et les bureaux de chemins de fer de Lyon, traqués d'asile en asile, sont pour la quatrième fois obligés de déménager. Descendez plus bas, on démolit autour de l'église de la Trinité. On démolit sur la place du Palais-Royal la rue des frondeurs et l'entrée de la rue Richelieu. Sur le quai, en face du pont Neuf, on démolit en partie la rue de la Monnaie. Rue de Grenelle, on démolit pour prolonger la rue des Saints-Pères. On démolit autour des chemins de fer du Nord et de Strasbourg. On démolit aux abords de la rue Saint-Victor. On va démolir dans la rue Saint-Dominique les plus beaux hôtels de Paris, sans préjudice de ceux de la rue de Bourbon: l'hôtel de Vogüé est en ruines, et l'hôtel de Noailles va disparaître, en attendant l'hôtel de Broglie. On démolit jusqu'aux montagnes, témoin le Trocadéro qui n'est plus qu'une pente douce. Eh bien, quand je vois tout cela, quand je vois mon pauvre Paris qui tombe et qui s'en va; je voudrais être à cent lieues des démolisseurs et des démolitions. Oui, dussé-je casser les pierres sur la grand route, et fumer ensuite philosophiquement ma pipe, un pied chaussé et l'autre nu, comme disait une ancienne chanson qui valait bien celles que l'on chante aujourd'hui.




Je sais ce que vous allez me dire: "MM. les édiles ont leurs raisons".
Qui en doute? Ce n'est pas moi assurément, car je fais profession d'aimer et de respecter, en pupille docile, les tuteurs que je ne me suis pas donnés. MM. les édiles ont leurs raisons, je suis le premier à le reconnaître. Comment n'auraient-ils pas leurs raisons? La philosophie définit l'homme un animal raisonnable, et certainement ils ne font pas exception à la règle.
Vous ajouterez à cela qu'il fallait bien donner de l'air et du jour à Paris, et je serai encore sur ce point de votre avis, quoique j'ai quelque peine à comprendre qu'on ait été forcé pour nous donner de l'air et de la lumière de démolir une partie de notre beau et regretté jardin du Luxembourg. Mais je me tais. Il faut quelque fois approuver de confiance, comme on opine du bonnet, et pour être sûr de ne pas refuser son admiration au génie dont les hautes conceptions échappent aux yeux du vulgaire, ne pas attendre qu'on comprenne pour admirer. D'ailleurs je vois d'ici venir l'argument décisif: "Voulez-vous donc qu'on laissât subsister ces maisons de bois, ces tristes masures où les blanchisseuses étendaient leurs guenilles et les nourrices leurs drapeaux?




"Elles pouvaient convenir à nos pères, mais elles auraient déshonoré Paris, capitale du monde".
A la bonne heure! Il me semblait qu'il y avait longtemps que nous habitions à Paris des maisons de pierre de taille. Mais vous avez raison, j'ai tort, et je me tais."
Seulement, en ma qualité de Parisien, je me serai bien passé de Paris, capitale du monde; Paris, capitale de la France, me suffisait. Je suis, sur ce point, de l'avis des deux écrivains dont je vous ai parlé, MM. Texier et Kamfen. Depuis qu'on a mis dans un bain de plâtre et de chaux Paris, ce vieil Eson, pour le rajeunir, la société a voulu faire peau neuve; les mœurs anciennes s'en vont, la tradition expire, l'esprit parisien s'évapore; Plus de style nulle part, ni dans l'architecture, ni dans les livres; plus d'originalité. Tout le monde ressemble à tout le monde; il y a des modes courantes, de l'esprit courant sur l'asphalte et sur les scènes du boulevard, comme il y a  des compte courants à la Bourse. Quand cet esprit-là court les rues, fermez votre porte et n'oubliez pas de bien clore vos croisées. C'est une mal'aria intellectuelle, dans laquelle entrent par doses égales les mots à double entente, les quolibets grivois, les calembours par à peu près et les plaisanteries banales et triviales, comme l'an passé: "Ohé, Lambert" et, cette année, le mot qui revient comme une rime, dans une pièce d'ailleurs intéressante de M. Sardou, les Bons villageois: "Je me le demande!" Esprit facile, créé pour les menus plaisirs des sots, qui étaient autrefois ici-bas pour nos menus plaisirs.
Que voulez-vous? Ce n'est pas, au fond, la faute de M. Sardou, comme le font remarquer les auteurs de Paris, capitale du monde: "On y accourt de partout , ajoutent-ils, et avec un appétit du diable, le branle est donné, le reste suit. Voyez le théâtre, s'il ne se ressent pas de ces convives plus avides que délicats? C'est pour eux qu'il charge sa table de mets où le poivre n'est pas épargné, non plus que le sel gris. Voyant à quels estomacs il a affaire, le cuisinier dramatique fait une cuisine au goût des convives. Tu veux des épices? En voici. Tu aimes le vin bleu? En voilà. Ce qui se sous-entendait autrefois sur la scène, on le crie ou on le souligne. Le mot cru est là comme chez lui; la bouffonnerie règne, et quand Bobèche s'en va, c'est Galimafré qui arrive."
J'ai peur que les deux auteurs ne calomnient Bobèche et Galimafré, ces aimables paillasses, dont la bêtise était plus drôle, plus amusante et plus spirituelle que l'esprit des bouffons de nos jours. sauf cette rectification, rien de plus juste que leurs observations.
"Je traversais l'autre jour le jardin des Tuileries, s'écrie le médecin idéal dont ils disent tenir leur manuscrit. Une petite fille sautait à la corde: "Plus vite, plus vite! disait-elle à ses compagnes qui tournaient la corde. Le mot de la petite fille est le mot de ce temps-ci."
Il est vrai, il est impossible d'aller plus vite. On démolit vite, on construit vite; on fait fortune vite, on se ruine vite, on voyage vite, on écrit vite, on vit vite, on meurt vite, témoin les morts subites qui n'ont jamais été plus fréquentes que cette année. On improvise des maisons, on plante des arbres tout venus, et il faut biffer le vers du bonhomme de la Fontaine:

Passe encore pour bâtir; mais planter à cet âge!

La littérature à un sol, composée de fantaisies éphémères qui vivent l'espace d'une soirée, remplace la littérature aux chefs d'œuvre immortels. Les quartiers meurent et naissent, les maisons paraissent et disparaissent comme des décorations de théâtre au coup de sifflet du machiniste. Il y un Paris capitale du monde bien aligné, bien espacé, bien badigeonné; ce Paris a toutes les qualités, d'accord, mais il a un défaut à nos yeux, celui de n'être plus Paris.

                                                                                                                            Nathaniel.

La Semaine des familles, samedi 9 mars 1867.

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