jeudi 11 mars 2021

La visite au grand père.





La visite au grand père.
d'après la célèbre estampe de Northcote et Smith.



 Les Annales politiques et littéraires, janvier-juin 1907.

Le joug du mariage.


Les femmes sont vraiment bien imprudentes. Elles vont nous forcer, par leur agitation inconsidérée, à regarder d'un peu plus près au petit "contrat social" qui nous lie à elles dans le mariage. Cette nouvelle révision d'une cause depuis longtemps jugée va peut être faire réfléchir bien des maris façonnés au joug par une tradition séculaire. Ils se rappelleront le trait spirituel de Gustave Larroumet:
- La femme est un être charmant qui voudrait avoir les avantages de tout et les inconvénients de rien.
Dans le camp féministe, le Code civil est l'objet d'une véritable exaspération. Laissez-moi vous exhiber deux échantillons de la grandiloquence rhétorique dont ces dames accablent les mânes de son auteur, Napoléon.

"Et les hommes ont osé inscrire dans un Code la sanction d'un pareil renversement de la loi morale! Rome en eut la honte. La France, sous les auspices de Napoléon 1er, en eut la triste gloire; elle osa écrire dans la loi: La femme doit obéissance à son mari. Ce qui veut dire: la femme doit être vaincue dans la femme, l'instinct de l'homme doit triompher, sa volonté doit être toute puissante, elle ne doit pas être entravée par la raison qui la gêne; elle a pleine liberté, liberté sanctionnée par une loi, protégée par la force publique, autorisée par l'Etat. C'est la force brutale triomphante et la suppression des entraves que la sagesse pourrait lui imposer, c'est la licence légitimée, encouragée, sanctionnée et glorifiée... (Mme C. Renooz)

Même note dans le journal l'Entente... et aussi même inexpérience du style véritablement oratoire, ou simplement du style:

Si le Code français, loin d'améliorer l'existence (l'auteur veut dire: le sort) de la femme, l'a rendue pire; si nous avons été plus asservies après la Révolution qu'avant (Ce n'est pas vrai: sous l'ancien régime, un mari pouvait faire enfermer sa femme dans un couvent; aujourd'hui, il ne le peut plus); si le souffle de liberté a passé au-dessus de nos têtes sans les atteindre (mal écrit), c'est que les idées généreuses proclamées en notre faveur à cette époque grandiose, et dont Cambacérés et Condorcet furent les principaux interprètes (équivoque), furent combattues, terrassées réduites à mordre la poussière (sic) par le plus grand batailleur des temps modernes, en même temps que le plus grand contempteur de notre sexe, Napoléon. (Mme Oddo-Deflou).

Je pense que quiconque veut se faire embrigader dans le bataillon féministe doit avoir fait la preuve qu'il a horreur de la mesure et qu'il exècre les nuances. Ainsi, je lis dans une brochure de l'auteur que je viens de citer en dernier lieu ce supplément au commentaire ci-dessus:

Même en notre pays, où la condition de l'épouse est à peu près la pire qui soit en Europe..., on trouve au moins étrange une législation qui attache pour (sic) un sexe une telle défaveur, qui la frappe de telles déchéances, que toute femme d'intelligence, d'énergie et de caractère doit hésiter avant de s'y engager.

Transposons ce lyrisme sur le mode badin et nous dirons familièrement:
- Le mariage est une chose si sérieuse, que ce n'est pas trop de toute sa vie pour y songer.
Va pour défaveur et déchéance! ces exagérations sont si absurdes qu'il est permis de hausser les épaules. Mais la conclusion, Mme Deflou ne la tire pas. Je vais la tirer pour elle. Eh bien! si condition pire qu'en Turquie il y a, si déchéance et défaveur il y a, une femme qui se respecte doit hésiter à s'embarquer dans la galère du mariage, il ne reste donc plus pour elle que le célibat ou "l'union libre". et voilà les deux seules issues que Mme Deflou ouvre au désespoir des femmes.

Revenons à la question juridique et morale. Car les deux aspects sont connexes Tout ce qui touche à l'institution du mariage doit nous être sacré, car, si le mariage est une institution humaine, il consacre un principe divin: l'amour. A quoi bon déconsidérer le mariage? N'est-ce pas encore ce que les hommes ont inventer de mieux pour diviniser la loi de l'instinct? C'est l'indissolubilité de ce lien qui le rend sacré.
Peu importe, au fond, que son statut légal soit, comme toute œuvre humaine, imparfait. L'essentiel est qu'il ait été conçu de bonne foi. Les meilleures lois du monde n'améliorent pas les mauvais ménages.
- Que ceux que le mariage fait souffrir se fassent protéger par le Code (il les protège, en effet), ou consoler par l'Evangile, disait Dumas fils qui est, précisément, l'inventeur du mot Féminisme.
Les discussions sur le régime des biens et sur les paraphernaux*, etc., ne commencent que lorsque l'amour s'est enfui. C'est quand il n'y a plus... d'amour au râteler que les époux entrent en procès:

C'est seulement quand le bonheur a fait banqueroute que l'on songe à s'en prendre aux lois des déboires d'une vie manquée. (Marc Hélys: Le Féminisme Suédois.)

Or, nulle loi ne pourra remédier à la mésintelligence des âmes et à la désunion des corps. Ce n'est donc pas le Code civil qui est fautif. Si vous vous aimez, tout ira bien; si vous ne vous aimez pas, tout ira mal. Le Code est tout ce qu'il peut être.

                                                                                                                        Théodore Joran.

Les annales politiques et littéraires, janvier-juin 1907.

* Nota de Célestin Mira:

* Paraphernal, paraphernaux: biens qui sont en possession d'une femme mariée, sans faire partie de sa dot,  et qu'elle peut administrer à sa convenance. (Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales.)

mercredi 10 mars 2021

 Napoléon et les femmes.


M. Frédéric Masson, publie, entre deux grands ouvrages, des recueils de variétés et d'études très remarquables sur l'époque qu'il connait si bien: le règne de Napoléon 1er. Celle-ci est très piquante; quelle opinion napoléon se faisait-il de la femme, de son rôle familial et social? La question appartient plus que jamais à l'actualité. 


Qu'on ne vienne pas lui parler d'égalité entre l'homme et la femme, il ne saurait en admettre aucune: - Ce qui n'est pas Français, dit-il, c'est de donner de l'autorité aux femmes. Nulle parité donc entre les deux sexes qui ont à remplir des fonctions très diverses: l'un doit commander, l'autre doit obéir. L'homme, en échange de cette obéissance, est tenu de nourrir et de protéger la femme; mais la mesure dans laquelle cette protection s'exercera n'est pas réglée par la loi, tandis que les pénalités y sont accumulées pour prévenir la désobéissance de la femme. Où il plait à l'homme de résider, la femme est obligée de le suivre, et, pour la contraindre, l'homme n'a qu'un signe à faire pour mettre en mouvement l'autorité judiciaire.
Si Napoléon a prétendu, par les lois divines et humaines, subordonner la femme à l'homme; si, convaincu du bon droit masculin, il a inventé des entraves de toute nature pour comprimer la révolte féminine, c'est que, en lui comme en tout homme sincère, il est deux modes de penser: l'un en présence de la femme, l'autre hors de son influence; l'un qui est traditionnel et raisonné, l'autre qui est instinctif et sexuel. C'est que, personnellement, il connait son incapacité à dominer la femme, sa faiblesse vis-à-vis d'elle, cette faiblesse nerveuse qui l'empêche de rien refuser à la femme qui se jette à ses pieds, qui implore et le supplie. Rien de vrai comme le mot de Joséphine à Mme de Polignac:
- Il faut que vous le voyiez. S'il vous voit au désespoir, si vous ne vous laissez pas rebuter par un premier refus, vous obtiendrez tout de lui.
En vérité, il ne sait pas, il ne peut pas. Une seule fois en toute sa vie, il a résisté à des femmes, à une sœur demandant la grâce de sa sœur, à des jeunes filles demandant  la grâce de leur mère. C'est à Schœnbrunn, en 1809. Il s'agissait de Mme Acquet de Ferolles, condamnée à mort par la cour criminelle de Rouen pour complicité dans des attaques de diligences, des vols à main armée qu'on colorait de politique. Ses enfants se précipitèrent aux genoux de Napoléon; il les relève, prend leur pétition, la lit tout entière; il pose des questions, il s'émeut.
- Deux fois, dit un témoin, je l'ai vu changer de couleur, des larmes roulaient dans ses yeux, sa voix était altérée.
Enfin, brusquement, il s'échappe en disant:
- Je n'en ai pas la puissance.
Et, tout le reste du jour, il reste attristé et sombre.
Qu'on cite un cas où, sa politique et sa vie seules étaient en jeu, il ne se sois pas senti faible vis-à-vis d'une femme, et il ne faut point parler de l'argent! C'est des têtes qu'il peut refuser, non de l'or. - Les femmes ont deux choses qui leur vont fort bien, disait-il: le rouge et les larmes.
Mais, devant ces larmes, il est sans force: il le sait et on le sait.
S'il s'attendrit ainsi, c'est que la femme lui apparaît alors "sensible et bonne, naïve et douce", dans la mission qu'il lui attribue, dans le caractère qui lui convient, abaissée devant la puissance de l'homme en qui elle reconnait le maître. Mais de telles catastrophes, où l'existence d'un époux, d'un père, d'un frère est en jeu, ne composent point la trame de l'existence. Dans la vie sociale, il est bien plus d'heures où la femme est suppliée qu'il n'en est où elle supplie, et, d'ordinaire, pour obtenir ce qu'elle désire, elle n'a ni à demander, ni même à se le faire offrir, mais à se faire supplier pour l'accepter, à moins qu'elle ne se fasse contraindre pour le recevoir. C'est l'art suprême où la femme du monde est passée maîtresse, et cela seul suffirait pour que Napoléon, qui ne comprend rien à ces finesses, ait en aversion la femme du monde. N'est-ce pas, en effet, que, ayant constamment besoin de l'homme, de celui qui, théoriquement et légalement, est le maître, elle retourne les rôles, intervertit les caractères et présume assez l'amour, même contenu, qu'elle inspire, pour se jouer à sa guise de tout être masculin qui l'approche? N'est-ce pas que tout, dans la vie qu'elle mène, est combiné par elle pour s'assurer une indépendance qui paraît à Napoléon un crime? Cette indépendance, elle l'affirme par ses relations mondaines et par ses amitiés féminines.
Si une femme impose à son salon un homme de lettres et le met à la mode, c'est pour se faire sa muse et régir sa littérature. Si elle prend du goût pour un artiste ou, du moins, qu'elle le dise, c'est pour que son art lui appartienne, qu'elle en obtienne la primeur et qu'elle en goûte tous les succès. Si c'est un homme en place, c'est pour satisfaire des rancunes, distribuer des emplois, conduire des intrigues, mener à son caprice les êtres et les choses, et mettre en jeu des ressorts dont elle ignore autant l'objet que l'action, la construction que l'effet. Elle en use à l'aveugle, sans connaître aucune responsabilité, sans avoir conscience d'aucun devoir, sans admettre aucune loi, sans avoir reçu aucune tradition, sans éprouver aucun patriotisme et, en même temps, sans ressentir jamais aucune inquiétude.
Que les femmes ainsi faites tinssent académie des belles-lettres, de toilette et d'amour, Napoléon n'y contredisait pas; mais il ne souffrait point qu'elles touchassent à la politique. De sa lecture de l'histoire, il avait rapporté l'horreur de la Fronde, de la Régence, du règne de Louis XV, des périodes où la femme a régné sur les hommes et par les hommes. Il en avait vu la nation compromise en sa gloire, sa fortune et son honneur. Si, en 1795, à ses débuts à Paris, il avait subi un instant la séduction de ces femmes "qui seulement ici, de tous les lieux de la terre, écrivait-il, méritent de tenir le gouvernail", il n'avait point tardé, en Italie, à faire son expérience d'un gouvernement que les femmes conduisent. Le revirement avait été brusque.
- Les femmes sont l'âme de toutes les intrigues, disait-il à son retour. On devrait les reléguer dans leur ménage; les salons du gouvernement devraient leur être fermés.

                                                                                                               Frédéric Masson
                                                                                                                    de l'Académie française.

Les Annales politiques et littéraires, janvier-juin 1907.

mardi 9 mars 2021

 Tableaux du jour de l'an.


I - A Rome au temps de Tibère.


Voici ce qui se passait à Rome, aux calendes du mois de Janus, dieu de l'année correspondant au premier jour de notre mois de janvier:
Dès le matin, la population était affairée, chacun échangeant avec son voisin des paroles bienveillantes et des vœux de félicité, et joignant à ses souhaits quelques présents plus ou moins considérables. Car les étrennes étaient nées, elles portaient le même nom qu'aujourd'hui. Les romains appelaient stranœ ces cadeaux offerts et reçus à l'occasion de l'année nouvelle. Ils étaient infiniment variés. Les gens du peuple, peu fortunés achetaient des jouets de bois ou d'argile, des mains modelées en pâte crue ou cuite et destinées à l'autel de Janus. Le client le plus pauvre était tenu de porter à son patron une datte recouverte d'une mince feuille d'or, gage de fidélité. On donnait aux femmes des rayons de miel, des fleurs, des bijoux.
Cependant, des cris, des appels retentissent. Ce sont les viateurs* de la curie qui courent par les rues; ils annoncent que des auspices favorables ont été observés le matin par les Augures, et ils désignent aux sénateurs les lieux de rendez-vous fixés pour les cérémonies officielles. L'empereur réclame aussi ses hommages et l'on se garderait bien de l'oublier... Au fond, l'empereur n'aime pas les démonstrations populaires. Il exige que l'on honore la majesté de son rang, mais il soustrait sa personne à ces vaines agitations. Tibère a quitté le mont Palatin pour sa villa de Caprée. Il a décidé que sa chaise curule*, posée au seuil de son palais, le remplacerait et verrait passer les divers corps de l'Etat, les magistrats, les pontifes, les chevaliers et l'immense foule plébéienne... Et en effet le défilé commence. On marche gravement, on s'incline devant le siège vide, au-dessus duquel plane l'ombre farouche du tyran... Il est absent et l'on tremble. Les délateurs observent la contenance des dignitaires. Une remarque irrévérencieuse, un geste équivoque, un sourire, seraient aussitôt signalés au maître et punis de mort.
Aussi tous les visages sont-ils empreints de vénération. La chaise de Tibère n'aperçoit devant elle que fronts respectueusement baissés. A côté de la chaise est un immense vase d'airain où chacun jette une obole. Tous les citoyens de Rome doivent, ce jour, enrichir le trésor de l'empereur. Ainsi l'exige un antique usage. Sous Auguste, le présent était immédiatement rendu au donateur par un garde des finances. C'était un échange symbolique de libéralités entre le souverain et ses sujets. Mais Tibère a jugé que cette restitution était superflue et puérile. Le vase d'airain s'emplit de menues monnaies et n'épanche plus ses aumônes vers  les misères du peuple.
Et ainsi s'écoule le "Jour de l'An". A l'intérieur de Rome, on se divertit, on dîne avec allégresse. La tradition veut qu'entre le dîner et le souper, chaque citoyen reprenne le cours de ses occupations ordinaires, afin de n'avoir pas l'air de sacrifier à la paresse; mais ce travail n'est qu'un simulacre, un prétexte à causeries. L'artisan laisse dormir son outil, le magistrat n'applique point la justice. Ils s'apprêtent à savourer en joyeuse compagnie le bon repas dont les vapeurs parfument les rues de la ville, et à l'arroser de vins de Sicile chargés de fines épices.

II- Sous Louis le Bien-aimé, à Versailles.

Le ciel est sombre, la neige tombe... Les gentilshommes se pressent dans la salle de l'Œil-de-Bœuf, pour offrir leurs compliments au roi. Ils pensent bien qu'en retour le roi leur accordera quelques faveurs... Chacun sollicite ou convoite secrètement quelque chose. Et, comme le roi est généralement de bonne humeur, l'âme des courtisans s'ouvre à l'espérance: sait-on si le roi a bien dormi, si la reine ou les princesses sont satisfaites, si la favorite a paru enjouée de sa toilette?... Or, les nouvelles sont plutôt mauvaises. Le premier valet de chambre affirme que Sa Majesté est fort mélancolique et qu'elle n'a pas, depuis le matin, prononcé une parole.
Et, en effet, quand le roi paraît, on est très étonné de l'altération de son visage. Il n'a mis aucune coquetterie à s'ajuster. Il est en habit très simple, le tricorne sous le bras. Il se rend, suivi de la famille royale à la chapelle pour y écouter la messe du jour de l'an; Il prend place dans sa tribune fleurdelisée et demeure immobile pendant que les musiciens préludent. Et, en bas, dans la nef, ce sont des murmures étouffés, de légers chuchotements... Pourquoi le roi a-t-il si mauvaise mine? Qu'est-il arrivé? Les femmes, surtout, semblent dévorées d'inquiétude. Il doit y avoir brouille avec Mme de Pompadour. Elles glissent un regard sournois du côté de la tribune fleurdelisée. Et le roi n'aperçoit pas ces jolis minois ravivés d'un doigt de poudre et d'une pointe de rouge; il est absorbé par des pensées intérieures. Et le roi a bien tort de ne pas s'arracher à ses préoccupations. Car jamais les marquises et les duchesses de Versailles ne furent plus jolies qu'en cette matinée d'hiver, et plus compatissantes aux soucis de Sa Majesté, et mieux disposées à l'en distraire... La messe est achevée; La Cour défile selon l'ordre des préséances. C'est l'heure du baisemain. Il faut que le roi réponde, par un mot gracieux, aux révérences. Voilà qui est fait; quelques diamants sont donnés aux dames; aux gentilshommes, quelques tabatières, mais d'un air maussade et comme à regret. L'année commence bien mal. Espérons que le roi sera plus joyeux demain... Et les courtisans s'éloignent, ne sachant à quelle cause attribuer cette tristesse. Peut-être la guerre va-t-elle éclater avec les Anglais. Peut-être le petit chien de Mme de Pompadour a-t-il été indisposé cette nuit.

                                                                                                                       Adolphe Brisson.

Les Annales politiques et littéraires, janvier-juin 1907.

* Nota de Célestin Mira:

* Viateurs: bas-officier chez les Romains. Les viateurs étaient des messagers d'Etat que le Sénat envoyait dans les maisons de campagne, pour avertir les sénateurs des jours où ils devaient s'assembler de façon extraordinaire; (Encyclopédie Diderot)

* Chaise curule: symbole du pouvoir à Rome où seuls pouvaient s'y asseoir ceux qui disposaient de l'imperium c'est à dire du pouvoir de contraindre et de punir.



Siège curule.




 A la Maison-Blanche.


C'est au président Roosevelt qu'a été attribué le prix Nobel de la paix, et ses compatriotes profitent du nouvel an pour aller en colonnes serrées le complimenter et lui serrer la main. Avant peu, tout Washington aura bientôt défilé devant lui.



Le Jour de l'An à la Maison-Blanche:
Défilé de visiteurs venant présenter leurs vœux
au président Roosevelt.


On sait d'ailleurs, que White-House est ouverte, grand ouverte, à tout venant. L'étranger qui passe, le citoyen, n'ont qu'à entrer. Il n'est pas besoin de montrer patte blanche à la porte. Nulle lettre d'audience, nulle carte de visite n'est nécessaire. Le visiteur, aussi libre dans la demeure présidentielle que dans un de nos musées nationaux, y est tout de suite frappé de l'atmosphère de simplicité qu'elle respire.
Théodore Roosevelt est, lui-même, le plus accueillant des chefs d'Etat. Il s'avance au devant du visiteur la main tendue, et son visage souriant est bien éloigné du masque au front barré d'un large pli, aux yeux aigus sous le lorgnon, qu'on a coutume de nous montrer.

Les Annales politiques et littéraires, janvier-juin 1907.

La valeur des mots.


Je viens de lire un article spirituel. Cela ne vous étonnera pas quand je vous aurais dit qu'il est signé Henri Lavedan. Et je ne vous en parlerais point, s'il ne renfermait que de l'esprit. Mais il est plein de bon sens et nous peut suggérer d'utiles réflexions. 
Donc, l'auteur du Prince d'Aurec a cru remarquer que la langue française se déforme. Nous ne savons plus nous servir des mots. Au lieu de choisir ceux qui traduisent fidèlement notre pensée, nous avons recours à des locutions exagérées, excessives; nous sommes atteints d'une maladie spéciale qui consiste, en toutes choses, à forcer l'expression. C'est le cas de rappeler le fameux exemple de La bruyère:
"- Vous voulez dire qu'il pleut. Dites:
Il pleut"
On ne s'accommode plus de ces façons simples et naturelles. Le terme propre devient impropre; le terme défectueux usurpe la place du nécessaire, pour l'unique et mauvaise raison, qu'il est nouveau, bizarre, inintelligible ou sonore. Dans une espèce de furie systématique, où l'émulation se donne carrière, on s'ingénie à ne choisir entre tous que le mot extrême, poussé à son dernier degré de paroxysme et d'intensité. Nous avons infusé dans nos veines, le microbe de l'intense. Cédant à la contagion, nous donnons tous, ou presque tous, dans ce travers.
Tendez l'oreille aux conversations; écoutez-vous causer vous-mêmes. Lavedan cite d'amusants exemples saisis au vol, parmi les papotages mondains. Il en pourrait faire une réédition des Précieuses Ridicules. Une jolie femme, rose, fraîche, bouillonnante de santé, tombe dans un fauteuil. Au lieu de déclarer tout bonnement qu'elle est venue à pied de chez elle et qu'elle est bien aise de s'asseoir, elle s'écrie, de la meilleure foi du monde:
- Je suis venue en courant et je suis morte.
Après quoi, pour une plume mal posée sur le chapeau de sa mère, elle déclare, bien qu'elle soit réputée la plus tendre des filles, que sa mère est à tuer de choisir de pareilles horreurs et qu'elle la déteste, ainsi coiffée de cette hideuse casquette qui lui donne l'air d'un singe...
Si l'aimable personne, qui juge si sévèrement sa mère, n'appliquait ces manières de parler qu'aux frivolités de la vie courante, ce ne serait que drôle; mais l'habitude prise, elle la garde, elle y conforme ses pensées, ses sentiments. Eprouve-t-elle un léger malaise, cela devient une souffrance aiguë, atroce, à hurler... Elle ne s'ennuie plus au spectacle, elle s'y crève; elle ne s'y amuse plus, elle s'y tord. Les jugements qu'elle porte sur autrui sont empreints des mêmes exagérations. A-t-elle quelque sympathie pour une personne rencontrée par hasard et qui lui est, au fond, indifférente, elle la proclame divine, adorable ou stupide et rasante si son nez ne lui plait pas... Tout ou rien, pas de milieu. L'apothéose ou le pilori. Le livre qu'on vient de lire est ignoble, infect, une infamie, une honte ou bien il est étonnant, unique, incomparable. C'est un chef-d'œuvre, un pur chef-d'œuvre, de grand ordre, de tout premier ordre, le livre de ces dix ou vingt ou trente dernières années qui restera, qui marquera, qui fera date...
Considérez, je vous prie, les conséquences d'une telle hystérie verbale. L'écrivain qui reçoit dans la poitrine ces coups d'encensoir ne se rend plus compte de ce qu'il vaut; il s'accoutume aux louanges immodérés. On n'en met jamais assez. A dix-sept ans, il veut être jeune et brillant. Un peu plus tard, il sera distingué, puis célèbre; ces étapes rapidement brûlées, il arrivera au maître et l'on n'imprimera plus son nom sans le qualifier d'illustre ou d'éminent. Ce dernier qualificatif est la monnaie courante du journalisme. On en fait une consommation prodigieuse. On l'applique à tout: aux vivants et aux défunts, au commerce et à la littérature; on dit l'éminent artiste, l'éminent praticien, l'éminent couturier... Dernièrement, un reporter, étant allé quérir des nouvelles d'un académicien agonisant, envoya à l'imprimerie une note ainsi conçue: "L'état de l'éminent moribond est stationnaire."
On sourit, mais on ne s'étonna point. Le même reporter, chargé de renseigner exactement le lecteur, ne se contente plus de noter l'actualité sur ses tablettes, il la devance; il annonce la pièce, le roman de demain, et ces ouvrages qu'il ne connait pas, il en proclame le succès, que dis-je, succès est faible, le triomphe! L'avant-première prédit la centième. Certaines œuvres sont discutées, commentées, portées aux nues sans jamais voir le feu de la rampe ou paraître en librairie. Nous avons ainsi l'auteur applaudi du prochain chef-d'œuvre, l'écrivain du livre qu'on s'arrachera... Il serait humilié d'être traité d'homme de talent. Il prétend au génie. Et, si l'on veut le chatouiller au bon endroit, il faut l'appeler surhomme!
Ce curieux état d'esprit dûment constaté, reste à déterminer quelle en peut être la cause... Cathos et Madelon s'assimilaient le fatras des précieuses, par "snobisme", afin qu'on pût les croire affiliés à l'hôpital de Rambouillet. Il y a bien, sans doute, une part de vanité dans nos outrances de langage. Nous souhaitons avoir l'air renseignés, avertis. Une affirmation brutale suppose la compétence. Quand on use de mots modérés, il semble que l'on n'ait pas d'opinion. Ce livre est sublime, ce livre est ignoble. A la bonne heure! Vous vous y connaissez, vous voyez tout de suite de quoi il retourne...
Et puis, il faut le temps pour réfléchir, pour motiver un jugement, en peser les termes. Nous vivons trop vite, nous filons à travers le monde avec la rapidité d'un boulet de canon; l'énergie qui nous soutient, nous la puisons dans la tension de nos nerfs. N'est-il pas logique que cette excitation nerveuse se communique aux paroles comme aux actes, et leur imprime une allure trépidante, fiévreuse, désordonnée?...
Enfin, l'ambition, la soif d'arriver, l'abondance des compétitions, l'encombrement des carrières, nous font recourir à des moyens violents. Se vanter soi-même, se faire exalter, à titre de réciprocité, par les amis, "débiner" ses adversaires et ses rivaux, crier plus fort pour attirer l'attention publique, avoir un ton tranchant qui impressionne la foule...
Voilà les principales raisons auxquelles est dû le manque d'équilibre et de mesure dont se plaint Henri Lavedan. De pareils excès sont déplorables. J'ai grand'peur qu'on ne s'en puisse guérir. Une consolation nous reste: la culture des classiques, où la plus ferme raison s'allie à la plus sobre élégance et au tact le plus délicat. Pour former le goût, rien ne vaut une page de Racine.

                                                                                                   Le Bonhomme Chrysale.

Les Annales politiques et littéraires, janvier-juin 1907.

lundi 8 mars 2021

Un bal aux Tuileries.


On sait que la Savelli évoque et met en relief diverses physionomies du second Empire qui, toutes, n'ont pas disparues de la scène du monde. On cite ainsi le marquis de Massa, à qui l'on doit, du reste, de très intéressants souvenirs sur cette époque. Nous lui empruntons cette page pittoresque, qui pourra servir de commentaire à l'un des épisodes de la pièce.


Les grands bals des Tuileries étaient donnés avant le temps du Carême. On n'y assistait qu'en uniforme; les civils en habit de Cour avec collets et parements brodés, l'épée au côté, le claque sous le bras. L'empereur, les généraux et les officiers de la maison portaient la culotte de casimir blanc, les bas de soie de même couleur avec escarpins à boucles. L'écuyer de service, seul, la culotte de peau de daim et les bottes à l'écuyère en cuir verni.
Les petits bals ou lundis de l'impératrice avaient lieu après Pâques, par séries où étaient invitées, à tour de rôle, les personnes qui lui avaient été antérieurement et officiellement présentées. Les titulaires d'un emploi à la cour et quelques privilégiés plus particulièrement connus de Leurs Majestés étaient seuls invités chaque fois. Les hommes étaient en culotte courte ou collante et en habit noir. L'empereur et les officiers de la maison portaient l'habit de drap bleu foncé à collet de velours avec pans doublés de satin blanc et boutons dorés frappés d'un aigle couronné.
Chacun de ces bals était précédé d'un dîner de famille, auquel assistaient Leurs Altesses Impériales le prince Napoléon, la princesse Clothilde et la princesse Mathilde; Leurs Altesses les prince et princesse Murat, le prince Charles et la princesse Christine Bonaparte; puis le marquis et la marquise de Roccagionvine, le comte et la comtesse Primoli.
Vers dix heures, l'empereur et l'impératrice entraient dans le salon du Premier Consul, où attendaient les invités au bal, et, après quelques nouvelles présentations faites par le comte Baclocchi, premier chambellan, parcouraient les rangs de l'assistance, s'entretenant avec les uns et les autres, avant que les danses ne commençassent. L'impératrice qui n'y prenait pas part, s'installait alors, portes ouvertes, dans un salon voisin où la suivaient généralement, quelques diplomates tels que lord Cowley, Metternich, Nigra, et quelques intimes tels que Mérimée, Edouard Delessert, Onésime Aguado, Hidalgo, Guëll y Rente, etc. L'auteur de Colombo, aussi charmant conteur qu'éminent écrivain, faisait volontiers les frais de ces entretiens pendant le bal.
Un soir qu'il avait vivement intéressé ses auditeurs par le récit d'une nouvelle tirée des chroniques chevaleresques de l'Espagne, le sujet rappela à l'impératrice un fait personnel  qu'elle conta à son tour dans ce même ordre d'idées. Voyageant à travers l'Estramadure sur une mule du pays richement caparaçonnée, elle s'était arrêtée quelques instants avec sa suite à la porte d'une auberge devant laquelle se reposait, chaussé d'espadrilles,

Plus délabré que Job et plus fier que Bragance,

un de ces montagnards au corps svelte, aux yeux ardents, dont Victor Hugo a immortalisé le type dans le personnage de Don César de Bazan ou dans celui de Hernani.
Frappé de la beauté de la voyageuse qui venait de demander un vaso de agua, le vagabond à tournure de gentilhomme ne voulut céder à personne l'honneur de la servir et, jetant sa cigarette au vent, il arracha des mains de l'hôte le pot de grès d'eau fraîche et le verre destinés à la senorita dont il s'improvisa l'échanson, non sans avoir préalablement fléchi le genou devant elle.
- Muchas gracias, dit la future impératrice des Français, en rendant le verre encore à moitié plein au galant caballero.
Celui-ci le porta à ses lèvres et, après en avoir lentement vidé le contenu, sans proférer une parole et sans la quitter du regard, brisa le verre en mille éclats, afin qu'aucun autre n'y pût boire après lui...
Pendant ces causeries, le bal suivait son cours. L'empereur, qui, de son côté, s'était isolé avec quelqu'un de ses ministres, reparaissait souvent au bout d'une heure, choisissait une danseuse et conduisait lui-même une boulangère, ou organisait un quadrille des lanciers qu'il préférait à la contredanse comme étant plus animé. Après quoi, le cotillon commençait sous la conduite de la princesse Anna  Murat et du marquis de Caux.

                                                                                                                     Marquis de Massa.

Les Annales politiques et littéraires, janvier-juin 1907.

Le cardinal Richard quitte l'Archevêché de Paris.


C'est dans l'après-midi  de lundi que le cardinal Richard a quitté l'archevêché. Il avait déclaré, la veille, qu'il considérait la démarche faite auprès de lui, vingt-quatre heures auparavant, par le commissaire de police, M. Chanot, comme constituant la "contrainte morale" qu'il attendait pour se "soumettre aux injonctions de l'autorité civile", et celle-ci n'a pas eu à renouveler sa première sommation.
Dans la cour de l'archevêché, de nombreuses personnalités s'étaient réunies et, parmi elles, les comte de Mun, d'Haussonville, de Maillé, le marquis d'Elbée, le général de Charette, l'amiral Bienaimé, MM. Boni de Castellane, Paul et Guy de Cassagnac, Henri Piou, Anthime Ménard, de Lamarzelle, Edouard Drumont, la baronne Reille, la princesse de la Tour-d'Auvergne, la comtesse de Maillé, la vicomtesse d'Aurigny, la marquise de Vasselot, etc., etc. Comme le prélat tardait un peu, l'assistance, à laquelle s'étaient de nombreux ecclésiastiques se découvrit et entonna le Credo, le Parce Domine, et le cantique: Sauvez, sauvez la France. Lorsqu'il apparut, courbé et soutenu par son coadjuteur, Mgr Amette, les fidèles répondirent non seulement à son geste, mais on vit un groupe d'entre eux dételer les chevaux de sa voiture, lorsqu'il y fut monté, et la traîner eux-mêmes jusqu'à l'hôtel de M. Denys Cochin.


La foule des fidèles escortant la voiture dételée
du cardinal Richard vers son nouveau domicile.



"Et c'est ainsi, dit un témoin, que se poussant, se portant, trois mille fidèles ont accompagné le cardinal jusqu'à la rue de Babylone. Il faut cinq minutes pour faire le trajet, mais le cortège mit une heure."

L'expulsion du cardinal et le nouveau projet du gouvernement sont très différemment appréciés, et voici, à titre documentaire, les commentaires les plus caractéristiques de la presse:

Ces catholiques ne semblaient même pas songer qu'ils eussent à revendiquer les droits qu'ils tiennent de leur qualité de Français et de leur titre de citoyen.
Ils priaient pour les bandits qui les oppriment et les dépouillent.
On n'a entendu que des paroles de pitié et de pardon, et pas une voix ne s'est élevée flétrissant les proscripteurs et maudissant les despotes: c'était l'Eglise souffrante et confiante, écartant, jusqu'à l'heure de la justice vengeresse, toute pensée de révolte contre l'injustice et de représailles contre les abus de la force et les iniquités du pouvoir.

(Le Soleil)                                                                                                                 Editorial.

Malgré les convocations et les excitations de la presse cléricale et réactionnaire, la manifestation organisée à la sortie du cardinal Richard quittant "son" archevêché a échoué piteusement. Elle s'est évaporée en quelques clameurs pieuses et vaines. Voilà à quoi se réduit maintenant, en ce Paris où l'aristocratie dispose encore de tant de ressources, la faculté de mobilisation catholique.

(L'Humanité)                                                                                                       Jean Jaurès.

Ce Chanot, le commissaire de police désigné pour procéder à cette tâche et signifier l'ordre d'expulsion, est, paraît-il, bien vêtu. Avant de se couvrir de honte, il se couvre d'un pardessus bien coupé.
Quant à Clémenceau, il triomphe et fait des gambades, mais il fait des gambades qui n'amusent plus et il triomphe dans les inquiétudes.

(La Libre-Parole)                                                                                              Edouard Drumont.

Ainsi, le Parlement et l'Exécutif ne savent pas encore quelle sera la charte de l'Eglise de France; mais ils sont fixés sur un point, sur la curée. Sans consulter le pays et ses représentants, on frappe à la caisse, on prend d'office, aux détenteurs légitimes leurs propriétés. Jamais vol ne fut consommé plus avidement, avec plus de tranquillité et d'impudeur.

(L'Eclair)                                                                                                                 Ernest Judée.

L'article 5, qui vise les pensions et les allocations, est véritablement trop doux.
Ne serait-il pas plus juste et plus simple de supprimer tout de suite, par mesure générale, toutes les allocations?
Dans tous les cas, c'est rapidement qu'il faut voter la loi. Le temps n'est plus aux formes et aux politesses.

(La Lanterne)                                                                                                       Maurice Allard.

Les Annales politiques et littéraires, Janvier-juin 1907.


La séparation.


Entre deux articles de finance, le gouvernement a déposé un projet de loi sur l'exercice public du culte. Aux termes de ce projet, la loi de 1905 reste le texte législatif, auquel il faudra se référer quant à l'exercice de ce culte. S'il n'est pas formé d'associations cultuelles dans les termes prévus par cette loi, tous les privilèges concédés à raison de cette constitution disparaissent, et c'est le régime du droit commun, celui de la loi des associations du 1er juillet 1901, qui devient applicable aux associations. L'exercice public du culte peut être assuré par le moyen d'associations établies suivant les prescriptions de cette dernière loi, ou par l'effet de volontés individuelles, à condition que la déclaration ordonnée par la loi de 1881 sur les réunions publiques sera régulièrement faite.
Le projet comporte l'affectation immédiate aux établissements communaux de bienfaisance ou d'assistance des biens ecclésiastiques vacants, faute d'associations cultuelles constituées pour les recueillir de la main des fabriques. Quant aux pensions et allocations, les unes restent soumises aux dispositions de la loi de 1905; les autres ne seraient supprimées que dans le cas où les ministres du culte "continueront à exercer leurs fonctions dans les circonscriptions ecclésiastiques où n'auront pas été remplies les conditions prévues, soit par la loi de 1905, soit par la nouvelle loi".
En attendant que ce projet vienne en discussion, le gouvernement applique intégralement la loi de 1905. Tous les archevêchés et évêchés ont reçu, à l'heure qu'il est, signification d'avoir à quitter, dans le plus bref délai, les archevêchés et évêchés. L'abandon des vieilles demeures épiscopales s'effectue lentement, avec ou sans résistance, suivant le caractère des prélats qui les occupent. A Paris, l'archevêque, dont la santé est chancelante, est allé, au milieu d'un grand concours de catholiques, habiter chez Denis Cochin, en attendant que les appartements qu'on lui destine à l'hôtel Ginoux de Fermont soient préparés. Tous les "occupants" des séminaires ont été invités à quitter ces établissements. 



Le déménagement du grand séminaire de Saint-Sulpice.


Dans beaucoup, on s'est borné à déménager, et les élèves d'un certain âge parlent de résister manu militari. Enfin, le gouvernement dirige les poursuites contre les abbés Jouin, curé de Saint-Augustin, Richard, curé de Saint-Pierre du Gros-Caillou, et Leclerc, curé de Saint-Roch, dont le langage au lendemain des dernières instructions du pape, tomberait sous le coup de la loi.



L'abbé Richard, curé de 
Saint-Pierre du gros-caillou.



                                                                                                                            Jacques Lardy.

Les Annales politiques et littéraires, janvier-juin 1907.

dimanche 7 mars 2021

Au théâtre-Réjane.


Pendant la répétition.

Les machinistes achèvent de placer les décors, un à un, les accessoires, et, dans le bruit des coups de marteau, dans cette rumeur de travail, voici qu'est apparue Réjane.
Elle a l'air d'une voyageuse qui descend du train, qui débarque du fin fond du monde. Vous la croiriez à bout de force, impatiente de prendre quelque repos, de se sentir enveloppée de ténèbres et de silence. Vous vous demandez par quel miracle elle pourra se dépenser à nouveau, répéter des heures et des heures ce rôle de tendresse et d'angoisse d'où toute son âme doit jaillir et déborder, éperdue, ardente, vouée à l'Amour et à la Douleur.



Vous vous dites qu'elle ne supportera pas un tel surcroît de fatigue et de vibration, que, bientôt, elle s'effondrera, annihilée, sur le tapis. Mais soudain, elle s'est transfigurée, s'anime, s'enfièvre, va et vient à travers le plateau, attentive au moindre petit détail de la mise en scène. Son visage s'éclaire d'on ne sait quelle flamme intérieure. Ses yeux spirituels changent à chaque instant d'expression. Elle a jeté son chapeau et sa voilette n'importe où. Elle songe. Elle semble préparer un plan de combat, déplace les meubles, cherche des attitudes, des intonations, observe, une à une, les entrées et les sorties des camarades qui lui donneront la réplique, s'interrompt, tique aussitôt comme devant un accroc dans une jolie robe dès qu'elle pressent ce que l'on appelle en argot de théâtre un loup. Les doigts en écran contre le front, elle s'avance au-dessus du trou obscur, mystérieux, qu'est la salle obscure couverte de sa housse, interroge l'auteur. Ils se consultent. Ils cherchent le béquet*.
Cependant, la comédienne a repris sa place, recommence la scène, d'abord avec des incertitudes de mémoire, des tâtonnements comme si elle marchait à l'aveuglette, des moues dépitées d'écolière qui s'efforce à ne pas s'embrouiller dans la leçon qu'elle récite. Puis on dirait un yacht qui, de bordée en bordée, a trouvé le vent, s'élance, léger, clair, les voiles gonflées, chevauche les vagues, gagne le but. De la main, impérieuse, elle fait signe au souffleur de se taire. Elle est dans le mouvement. Elle s'emballe. Elle s'émeut. Elle tient son personnage. Elle martèle le dialogue. Elle se livre toute. Elle entraîne et aimante les autres. Il n'est pas possible de serrer de plus près la vie, de toucher plus douloureusement le fond de la souffrance, de mieux donner l'impression de la femme dont la destinée est de subir perpétuellement le joug.
L'acte est fini.


La "Savelli" au Théâtre-Réjane.
Acte premier: Le Salon des Maréchaux aux Tuileries.
( Napoléon III ramassant l'éventail de la Savelli) Phot. Boyer.


L'artiste est tombée sur une chaise, épuisée, haletante, les nerfs tendus à se rompre, le corps en loques. De grosses larmes coulent le long de ses joues, embuent ses prunelles fixes où se prolongent l'épouvante des lendemains, le désenchantement de tout. Derrière les portes, l'équipe attend, considère respectueuse, empoignée, inquiète, l'admirable artiste, n'ose pas la troubler. Elle se lève peu à peu, se regarde dans le petit miroir de sa trousse, et, voyant ses cheveux qui s'éparpillent en désordre, s'exclame d'un ton gouailleur:
- Et dire que je venais de me faire onduler!

                                                                                                                    René Maizeroy.

Les annales politiques et littéraires, janvier-juin 1907.

* Nota de Célestin Mira:

* Béquet: fragment de texte que l'auteur ajoute ou modifie pendant les répétitions (Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales.)

Sous la Seine.


Notre collaborateur Georges Cain, qui connait si bien Paris et en parle avec tant d'érudition et de grâce, prépare, chez Ernest Flammarion, un recueil de ses plus charmants articles. Il veut bien en détacher, pour nos lecteurs, le pittoresque récit d'une promenade faite dernièrement sous la Seine, pendant les travaux du Métropolitain.

Nous gagnons les pilotis, revêtus de cottes de toile et de culottes brunes semblable à celles des matelots; sur la tête, un large chapeau-cloche; nous grimpons des échelles et arrivons à hauteur du quai devant ces longs tuyaux rouges si décoratifs de loin, beaucoup moins séduisants quand il s'agit de s'y introduire et d'y dégringoler! Une cloche à air comprimé, une sorte de bouchon de fonte, large de deux mètres, les surmonte: c'est la "chambre de compression"; au milieu, une minuscule ouverture: c'est le "trou d'homme", entrée d'un accès pénible.
Enfin, nous voici tassés dans la petite cage circulaire: on visse solidement la porte de fer... "Respirez lentement, et, quand les bourdonnements d'oreilles seront trop pénibles, pincez-vous le bout du nez en avalant votre salive"; telle est la consigne. M. Faillie, le manomètre à la main, donne le signal, et l'air comprimé commence à remplir, en sifflant, notre cloche.



Dans le sas à air.


Au bout de quelques secondes, la sueur perle, on étouffe, puis les tempes battent. il semble que toute une école de tambours s'est installée dans nos oreilles pour y exécuter ses assourdissants exercices. Cette aimable opération s'appelle "l'éclusage". On nous hurle d'excellents avis; nous n'entendons rien, absolument rien; la pantomime triomphe et nous nous pinçons énergiquement le nez.
Que c'est noir! que c'est profond et comment ces étroits crampons de fer fichés le long du tuyau sont peu engageants!... Mais il ne s'agit pas de reculer ni d'écouter ses nerfs... Allons-y le plus gaiment possible. Mes deux compagnons disparaissent dans le trou, je m'y enfonce à mon tour, précédé par un ouvrier qui guidera mes pieds hésitants dans le tâtonnement des échelons. Il fait une chaleur horrible; cependant, par moments, de grand tourbillons de vent frais, qui soufflent d'en bas, nous enveloppent et nous fouettent. Mais que d'échelons!... Il n'y en a, paraît-il que cinquante-deux et nous descendons seulement d'une hauteur de quatorze mètres... J'aurais parié pour le double. Cette dégringolade dans le noir n'en finit pas; on entend des bruit vagues; nous parvenons à la chambre de travail, sous le plancher même du caisson de fer où rouleront les trains, et l'inattendu, l'étrangeté, la beauté de cette vision nouvelle nous paye de toute notre fatigue.
Nous sommes sous la Seine, nos pieds se posent sur le lit même du vieux fleuve... Quelle émotion! Au loin, s'enfonce une galerie très longue et très basse qu'éclairent des dizaines d'ampoules électriques; la tête des ouvriers touche presque au plafond de fer où sont pendus des vêtements, des paquets, des gourdes, des sacs. Le sol du fleuve est jonché de sable, de cailloux, de débris de bois, de blocs de pierre; on patauge dans des tas de gravier et des flaques d'eau.
Une équipe de cinquante ouvriers terrassiers, le torse nu, ou à peu près, bottés jusqu'à mi-cuisse, travaille calmement, dans le ronflement continu des puissants moteurs d'air comprimé qui, à droite et à gauche, refoulent l'eau du fleuve sous les couteaux terminant la chambre de travail et s'engageant chaque jour plus profondément dans le lit de la Seine.



Un chantier du Métropolitain sous la Seine.


Quelques ouvriers cassent, à coup de masse, des pierres, entassées ensuite dans des bennes qui, une fois remplies, disparaissent dans le plafond d'acier; d'autres dégagent des troncs d'arbres, des ferrailles ou dépècent d'étranges carcasses de bois noir, aux formes bizarres, nous somme sur le lieu d'échouage d'un bateau de charbon; beaucoup, plongés dans l'eau jusqu'au genoux, extraient le sable à grands coups de pelle et creusent le sol du fleuve. Couché sur un tas de gravier, je regarde et j'admire ce prodigieux spectacle. Mais il faut remonter; rester davantage rendrait plus difficile encore l'ascension du retour pour des bras et des poumons mal préparés à ce très fatigant exercice... Et me voilà regrimpant, combien difficilement, le long de l'interminable tuyau noir. Parvenu à la cloche, on me hisse, et les ouvriers, souriants et bons enfants, m'éventent de leurs chapeaux de cuir... J'étouffe; pourtant des sifflements perçants m'indiquent que l'air s'échappe à l'extérieur; mais il convient, sous peine de danger grave, de procéder avec lenteur et prudence. Enfin, on ouvre la porte de fer et je retrouve mes compagnons, remontés avant moi. Nous voici dehors; dans quel état... Qu'il fait bon respirer!

                                                                                                          Georges Cain.

La loterie.


On n'entend parler, en ce moment, que de loteries...
M. Edouard Adam nous communique, à ce propos, une intéressante étude sur les origines et les vicissitudes de la "Loterie" en France:
C'est vers 1533 que des Italiens, venus à la Cour à la suite de Catherine de Médicis, importèrent d'Italie le système employé par les marchands vénitiens pour se débarrasser, au moyen de billets de loterie de leurs vieilles marchandises ou des objets de trop grand prix.
L'idée était à peine lancée qu'elle fut accueillie avec enthousiasme par la masse du peuple et royalement mise à profit par François 1er. De par l'édit de Château-Renard du 21 mai 1539, un sieur Laurent fut, en effet, autorisé à créer autant de loteries qu'il voudrait, à charge de payer un droit annuel de deux mille livres tournois.
Le roi de France avait trouvé le vrai moyen de gagner à la loterie.
Néanmoins, les loteries ne furent pas inutiles. L'hôpital général de Paris, en 1658, et l'église Saint-Sulpice, durent à des loteries leurs gigantesques assises de pierre. Dans un autre ordre d'idées, c'est également par des loteries qu'en 1701, vingt quartiers de Paris furent dotés de pompes à incendie.
Bref, la vogue de ce moyen facile et prompt de faire fortune fut telle qu'en 1776, Necker supprima les loteries particulières. Il les remplaça par la "Loterie Royale de France", qui, dans l'esprit du banquier genevois, devait se trouver de quelque appoint dans le système financier de l'Etat.
Mais la Révolution vint et balaya dans un souffle de tempête toutes les institutions pré-existantes.
Un député virulent porta de fières paroles à la tribune. Il demandait l'abolition de la loterie, qui n'était, disait-il, "qu'un fléau inventé par le despotisme pour faire taire le peuple sur sa misère en le leurrant d'une espérance qui aggravait sa calamité"!
Ces paroles sonores ne restèrent pas sans écho. Le 25 brumaire an II, la loterie avait vécu. Elle ne fut rétablie que quelques mois plus tard. Il est vrai que c'était pour mettre en loterie les biens nationaux.
Supprimée de nouveau peu après, le Directoire, à court d'argent, la réhabilita, en la gratifiant du titre démocratique de "Loterie de France", laquelle devint à la Restauration, la "Loterie Royale" pour disparaître de nouveau en 1832 sous la poussée de l'opinion.
Cependant, quelques loteries avaient subsisté, et c'est pourquoi intervint la loi du 21 mai 1836, qui nous régit encore.
La nouvelle loi affirma, cette fois, catégoriquement, dans son article premier:
"Les loteries de toute espèce sont prohibées."
Mais, comme le disait spirituellement, il y a quelques jours à peine, M. Henry Maret, qu'est-ce qu'une loi, sinon la proclamation dans un article premier, d'une règle que démentent les quarante-sept articles suivants?
La loi de 1836 ne voulait pas se singulariser. Elle se hâta d'excepter, dans son article 5, les loteries autorisées.
C'est à cet article 5 que les loteries actuelles doivent encore leur existence officieuse. Puissent-elles, du moins, favoriser quelques-uns de nos lecteurs!

Les Annales politiques et littéraires, janvier-juin 1907.

samedi 6 mars 2021

 Origine du fiacre.


Autobus et taxi.
On a déjà oublié le "fiacre". La mécanique endiablée a relégué le vieux saint dans les musées et on ne songe qu'au compteur... comme si la vie n'était pas assez brève!
L'origine du vocable ainsi appelé à déchoir est ancienne et obscure. Les historiens discutent; écoutons-les distraitement. Les vieux auteurs nous vantent cet adroit facteur d'un maître des postes d'Amiens qui imagina des carrosses de louage et qui s'installa en un hôtel Saint-Fiacre, près de la rue Saint-Martin. Il y a bien, aboutissant à la vieille rue Quincampoix, un cul-de-sac Saint-Fiacre, large d'un mètre et demi. Grand embarras: on ne voit guère l'entreprise de voitures dans cet étroit boyau. En tous cas, les fiacres d'alors étaient fort chers.
C'était le début du dix-septième siècle, et le Salon de l'Automobile n'inondait pas Paris de ses feux multicolores et des illuminations qui font jaillir le Grand Palais, en la nuit de décembre, comme un joyau féerique.
Le susdit Fiacre a aussi une autre origine témoignant de l'esprit pratique des malins automédons. Ce Fiacre ne fut pas tout à fait un saint, tout au plus un moine augustin déchaussé, mais fort révéré après sa mort. Il préservait des accidents, et, dès la fin du règne de Louis XIII, son portrait figurait sur la porte des carrosses, innocent fétiche...

Les Annales politiques et littéraires, janvier-juin 1907.

 Le plus douloureux jour de l'année.


Je veux raconter une fois mes différents Noëls qui ont toujours été s'assombrissant.
D'abord, dans le lointain, ceux de mon enfance, que tout le monde me souhaitait joyeux, que tout le monde autour de moi cherchait à embellir, même naïvement, avec des gâteaux de Noël; ceux-là, quand j'y repense, des larmes me viennent...
Ensuite, de très bonne heure, il a fallu quitter le cher pays natal. Mais ce n'est point du jour au lendemain que l'on devient une princesse d'Orient, souveraine d'un peuple apparenté à la race latine; non, malgré moi, je suis restée, tout au fond de l'âme, une fille du pays rhénan, de même que le souverain dont je suis venue partager le trône, exilé lui aussi, est resté un fils des Alpes abruptes.
La première veillée de Noël que passa dans son nouveau royaume le jeune prince qui devait devenir mon époux fut plutôt une veillée de tristesse. Les personnes de son entourage avaient disposé pour ce soir-là, dans une pièce du château, un portrait de sa mère que l'on avait apporté de Sigmaringen, et, quand on le conduisit devant la chère image, des larmes coulèrent sur les joues du fils isolé. C'est qu'en effet tant de souvenirs cruels s'éveillèrent en lui, devant ce visage douloureux et doux!... Peu d'années auparavant, cette mère vénérée avait déjà vu partir sa fille, qui s'en allait régner sur le Portugal, dans le grand enthousiasme de se dévouer à sa patrie nouvelle et à son époux, qui était morte là-bas, à vingt-et-un ans, enlevée en trois jours, d'ailleurs révérée aujourd'hui comme une sainte, à Dusseldorf et à Lisbonne. Et, l'année présente, cette même mère avait dû dire adieu à ses deux fils, l'un frappé de trois blessures et mort héroïquement à la bataille de Königgrätz*; l'autre, le jeune prince qui était là, devenu pour elle à jamais lointain, dans son royaume oriental. Tout cela semblait se lire sur les traits de cette mère adorée, qui souriait, cependant, dans son cadre, avec cette résignation gracieuse et paisible qu'elle sut conserver toute sa vie.
Trois ans plus tard, nous célébrâmes pour la première fois Noël ensemble, le jeune prince et moi, nouveaux mariés, dans notre palais d'exil. Et je me souviens que je lui portais dans sa chambre un arbre minuscule, et, sous ce petit arbre, rien d'autre qu'un minuscule berceau, aussi petit que j'en avais pu trouver un, car je tremblais encore que le cher espoir symbolisé par ce berceau-là ne fût une chimère...
A notre second Noël, notre petite fille était présente, trop petite encore il est vrai pour paraître autre chose qu'étonnée. Une crise ministérielle nous gâta la fête intime, le prince, retenu au dehors par de graves devoirs, n'ayant pu nous arriver qu'au moment où les bougies se mourraient dans les branches. Nous avions cependant, cette fois-là, des sujets de joie: un enfant était entre nous deux, ce n'était pas un fils, il est vrai, mais il semblait que beaucoup de fils pouvaient nous venir encore, et plus d'une autre petite fille. (Tel était, du moins, l'avis du médecin qui m'avait parlé de huit ou neuf enfants, et je me souviens de son sourire lorsque j'avais paru trouver que c'était à peine assez.)
Une chose, pourtant,  nous était toujours pénible dans notre vie orientale: c'est que la Noël et toutes les fêtes viennent constamment ici douze jours plus tard qu'en Occident, de telle sorte que nous ne pouvions jamais penser que nous célébrions la fête à la même heure que nos bien-aimés de là-bas, mais longtemps après eux et alors qu'ils l'avaient déjà presque oubliée. Cette différence de dates nous isolait davantage, et pendant nos veillées de Noël, à nous, je refoulai plus d'une larme... Mais il arrive souvent que les jours que l'on croyait douloureux, on les regrette ensuite comme les meilleurs de la vie lorsqu'on les regarde plus tard au fond du passé...
Notre troisième Noël, dans la précipitation d'un départ, passa presque inaperçu, bien que l'enfant fût là encore entre nous déjà développée, déjà petit être sachant comprendre, déjà toute notre joie, au milieu de notre existence officielle, si difficile et si remplie.
Seul, notre quatrième Noël fut d'une beauté rayonnante; de loin, dans le recul où les années l'ont déjà plongé, il me semble qu'il brille encore sur la nuit de ma vie... Il eut lieu, l'inoubliable Noël en cette belle année 1873, où, pour la première fois depuis mon mariage, je revis ma patrie, et où j'allais montrer, là-bas, ma charmante enfant, dont le monde disait qu'elle était une petite ondine. Pendant le long voyage, elle demandait toujours, à chaque nouveau fleuve que voyaient ses jeunes yeux:
- Est-ce là le Rhin de maman?...
Trente-trois ans déjà ont passé sur ces souvenirs et c'est à peine encore si j'ai le courage d'en parler... J'ai transcrit dans l'introduction du Rapsode de la Dambovitza*, toutes les exquises petites choses qui affluaient à ses lèvres comme de la pure poésie, tellement que je disais souvent alors:
- Mon enfant est mon seul bon poème!
Oh! oui, ce fut une véritable et toujours douce fête de Noël, que nous célébrâmes en l'heureuse année 1873. Beaucoup d'invités, beaucoup de jeunes filles, toutes les fillettes de l'orphelinat et des "enfants trouvés"; et, au milieu de tout ce monde, le petit ange aujourd'hui envolé, qui déjà, pendant cette soirée, semblait avoir des ailes, glisser sans toucher le sol parmi ses humbles amies d'une heure! On lui avait présent d'une petite voiture, et les autres enfants l'y traînaient à travers la salle: un véritable attelage de fée!... Du fond du lointain, elle rayonne encore, cette soirée-là, dans la nuit qui est descendue sur ma vie.
Il vint donc, en 1874, le premier de nos lugubres Noëls, après que la petite fée de l'attelage enfantin nous eut quittés pour jamais. Nous nous étions imaginé qu'il nous serait possible de le supporter, grâce à cet écart des calendriers, en nous disant bien que ce n'était pas le vrai soir, le vrai Noël de chez nous; mais nous ne réussîmes point à nous donner le change à nous-mêmes. Nous avions résolu de vivre cette veillée dans le silence. Je laissai donc le roi à son travail, et je m'assis à mon bureau solitaire pour essayer de tromper ma douleur en lui donnant une forme chantée: j'écrivis cette nuit-là, l'un après l'autre, cinq poèmes, qui sont insérés en partie dans "Mon Repos": Pour les Beaux Yeux; Ne craignez pas de parler de l'Enfant; Veillée de Noël; Aux Anges de Noël; Il me semblait que le monde fut à moi.
Depuis lors, les sombres Noëls se succédèrent. Qui donc aurait pu nous les rendre un peu lumineux, puisqu'elle était partie, la petite fée?... Et jamais elle n'a voulu, d'où elle était, nous envoyer d'autre enfant, comme par crainte de trop nous consoler de son départ. Ah! elle pouvait, cependant, nous en envoyer beaucoup des petits frères, des petites sœurs, sa perte serait restée quand même la blessure éternellement sanglante, l'effroyable déchirure dont on ne peut jamais guérir. Mon Dieu, n'avoir eu qu'un enfant, un seul, le perdre, et n'en avoir plus jamais d'autre!...

                                                                                                                                     Carmen Sylva*.

Les Annales politiques et littéraires, Janvier-juin 1907.

* Nota de célestin Mira:

* Bataille de Königgrätz, plus connue sous le nom de bataille de Sadowa opposa la Prusse à l'Autriche en 1866.



Bataille de Sadowa, 3 juillet 1866.


* Rapsode de la Dambovita écrit par Hélène Vacaresco, préfacé par Carmen Sylva reçut de nombreux prix entre autre le prix de l'Académie Française. Elle fut première demoiselle d'honneur d'Elisabeth de Roumanie dite Carmen Sylva sous son nom de plume.


Hélène Varcaresco



* Carmen Sylva: Elisabeth, Pauline, Ottilie, Louise de Wield, écrivant sous le nom de Carmen Sylva épousa Carl von Hohenzollern-Sigmaringen le 15 novembre 1869 qui régna en Roumanie. De leur union naquit une petite fille, Marie, qui mourut à l'âge de quatre ans.


Carmen Sylva.