jeudi 4 février 2021

L'Auverpin* d'or. 


Ce charbonnier, car c'est bien d'un de ces honorables négociants de couleur qu'il s'agit, s'appelait, et s'appelle encore, je le suppose du moins, Gourroudour. Il était né précisément à Charbonnières-les-Vieilles (sic), dans un des coins les plus grandioses de cette admirable Auvergne que de malicieux esprits (ils feraient mieux de travailler au reboisement du Champs-de-Mars) désignent encore sous le nom de Charabie pétrée*.
Gourroudour aurait eu son berceau placé, comme celui de Notre-Seigneur Jésus, ente l'âne et le bœuf, dans l'étable où, selon la coutume du pays, sa famille passait les jours d'hiver à voir, en écoutant les souris se morde sous les bancs, si les poires cuites sont bonnes avec le vin frais.
Il reçut peu d'éducation. On ne mettait pas systématiquement la lumière sous le boisseau, chez lui; on y mettait autre chose; mais Gourrandour n'en fut pas moins très mal éclairé. Quand il eut la force de coltiner un sac, on l'envoya à Paris; il y suivit assidûment un cours de charbonisme chez un de ses compatriotes établi dans le noble faubourg, et qui, bon an mal an, consommait à peu près le produit d'un hectare de châtaigniers et environ trois mètres cubes de fromage du Cantal*.
A cette école, Gourroudour se développa rapidement, dans tous les sens.
Cinq ans après ses débuts sur la scène noire où il était appelé à jouer plus tard un si grand rôle, il était patron lui-même.
Il avait conquis la clientèle de la domesticité des environs, parce que, bien que pouvant s'exprimer comme vous et moi, en parisien pur sang, il poussait la ruse jusqu'à parler ce charabia incompréhensible qui fait seul croire aux cuisinières que le charbon, vendu avec tant d'accent, ne peut évidemment contenir un seul fumeron séditieux.
Mais passons.
A la suite de plusieurs hivers d'une rigueur exceptionnelle, le sort du noir Gourroudour devint d'une douceur parfaite.
Heureux les charbonniers!
Le bas de laine où il déposait ses économies faillit crever d'apoplexie. Il le vida, pour lui sauver la vie, et acheta en remplacement une obligation, une action, enfin, vous savez un de ces papiers coloriés, avec des vignettes*, qui font qu'à la suite d'un simple tirage un hydrocéphale quelconque peut devenir subitement l'objet du respect universel en qualité de millionnaire.
Ca ne rata pas!
Gourroudour gagna, au premier tirage de son affaire, une somme tellement en dehors de ses habitudes, qu'il n'en saisit bien toute l'importance qu'après en avoir fait le compte en liards.
Le total des liards faisait en effet un amas tel qu'il eût peut-être pu combler le cratère, devenu un lac insondable, qui est une des curiosités des environs de Charbonnières-les- Vieilles.
Le premier cri de Gourroudour, après avoir constaté l'immensité de son avoir, fut:
- Enfin, j'ai donc, comme le riche, le moyen de me servir de braise économique!!
Son second cri fut:
- Je ne rougirai jamais de mes origines! Au contraire, je veux perpétuer le souvenir!
Il dit cela en charabia, parce que le marchand de marrons du coin prêtait à ses discours une oreille aussi envieuse que piémontaise. Gourroudour voulait donner une leçon de modestie à cet ultramontain.
Le troisième cri du millionnaire Gourroudour fut:
- Je vais acheter la maison à la base de laquelle j'ai si longtemps vendu ma marchandise (qui me semble faite avec des favoris d'avocats du Midi, pétrifiés), j'internerai quelqu'un de la partie, par exemple mon ami Buchafoi, qui me servira de portier.
Il dit et il fit. Tout ce que la nature contient d'architectes qui ne viennent jamais à l'heure exacte au rendez-vous, de serruriers, toujours en retard, de peintres introuvables, de tapissiers qui prennent du galon au kilomètre, se rua sur le millionnaire et demanda ses ordres, dans le but, bien entendu, de ne pas s'y conformer et de faire absolument à leur guise, sans plus s'inquiéter des vœux modestes de ce propriétaire que s'il s'agissait d'un dernier changement de ministère dans la lune.
Mais l'Auverpin d'or était un rêveur.
En face d'un homme pratique et positif, les architectes et leur suite sont violents et vainqueurs; devant la sérénité souriante d'un fantaisiste, ils sentent qu'ils n'ont qu'à obéir et qu'à se taire.
Ils obéirent, diligents et exacts, et la maison rêvée  par le grand homme de Charbonnière-les-Vieilles fut transformée, aménagée, restaurée, meublée, décorée en moins de trois mois, au goût et à l'idée de Gourroudour.
Or, l'idée et le goût de M. Gourroudour étaient de ne rien changer aux habitudes de sa jeunesse, mais de les assortir somptueusement de sa fortune.
- La seule bonne société que je veuille fréquenter, c'est la société que je trouve bonne, c'est à dire celle de mes parents et mes égaux, les Arvernes du charbon, se dit-il.
Tous les matins, s'était-il dit encore (pendant que les architectes vaincus pleuraient des larmes de sang), tous les matins, comme autrefois, les camarades viendront tuer le ver avec moi et chez moi, à l'aide d'un canon de vin blanc. C'est tout naturel. Seulement le comptoir établi dans ma salle à manger sera en bois parfumé des îles et le "zinc" en argent fin. Le vin sera du Sauterne versé dans des verres épais à tomber du cintième sans se casser, mais fondus à Murano! Quant au garçon marchand de vin spécial attaché à ce débit de luxe, il se manifestera dans le costume professionnel si cher à mes regards, mais sa chevelure sera frisée au petit fer. Le plastron d'une chemise de toile de Hollande couvrira sa poitrine et son tablier sera en faille couleur d'azur.
Gourroudour était un artiste en son genre.
- Quant au tourniquet avec lequel nous jouerons " la consommation" ajouta-t-il d'un air pensif, je le veux en ivoire incrusté de perles par deux figurines de bronze que je commanderai à M. Saint-Marceaux*!
Il dit et il fit. Et tout cela eut lieu. Il marcha tout vivant dans son rêve étoilé.
Pour le grand salon de réception, tapissé d'une étoffe brodée de ronds concentriques qui rappelaient les bûches peintes sur la façade de sa boutique d'antan, et garni d'un meuble en ébène et satin noir destiné à faire croire que la houille seule en formait les éléments, il fit peindre, par M. Cabanel*, un tableau énorme, représentant, sous un arceau de bois flotté, deux immenses charbonniers, en grands chapeaux, le sac sur le dos, qui trinquaient dans un paysage verdâtre, sans horizon.
Il y avait aussi, partout, des vues des différents marchés au charbon et de la gare au charbon de la ligne P-L-M*, et encore, signé du nom d'un impressionniste célèbre, un tableau où l'on voyait, sortant d'un tunnel pour entrer dans un autre tunnel, un joli train de trucs chargés de sac de charbon.
Il accabla de diamants sa femme, une ronde Auvergnate aux joues pareilles à des pommes de Rambour. Les diamants, ce sont encore des charbons concentrés.
Quand ses amis venaient le voir, il avait bien soin, lui pas fier, quoique riche, de ne pas les humilier en se montrant à eux avec une figure blanche.
Il se poudrait avec de la poudre de riz noire!
Pourtant, en dépit de tout son confort d'Auverpin d'or, de charbonnier princier, il dépérissait. On s'en apercevait à l'œil nu.
C'est alors qu'il prit l'habitude de s'enfermer trois ou quatre heures pas jour dans un admirable cabinet de travail, que Garnier* lui-même avait conçu et exécuté.
Quand on le demandait, pendant ces heures de retraite, son valet de chambre répondait au visiteur:
- Le patron compose!
Gourroudour, poète, écrivait sans doute un livre où il condensait, assuraient les mieux informés, ses souvenirs de charbonnier et ses aspirations de rêveur.
On en citait le titre: Les voies extérieures, pour faire suite aux "Voix" de V. H*.
Un soir, comme il ne paraissait pas à la table de famille, il y avait pourtant ce soir-là une purée d'échalottes et des fromages de chèvres, servis dans de la porcelaine du Japon (vieille marque), sa femme envoya des domestiques le quérir.
En vain on l'appelait. Il ne répondait rien. Craignant un malheur, on fit enfoncer la porte et on trouva Gourroudour, profondément endormi, à côté d'un tas de bûchettes prêtes à être mises en petits fagots.
Gourroudour passait ses après-midi à faire, comme au bon vieux temps, soit des bûchettes, soit des paquets de margotins*.
C'était là l'ouvrage auquel il s'adonnait, avec tant de mystère pour tromper les angoisses de l'opulence.
Que dirai-je de plus? Le ciel qui, dans sa bonté,  fait pousser les cotrets* dans les bois pour les charbonniers de l'avenir, prit en pitié ce malheureux. Il amena un tel coup de krack à la Bourse que le financier chez qui Gourroudour avait placé ses fonds fut forcé de s'offrir un wagon-lit pour Bruxelles.
Gourroudour, ruiné, n'en fit ni une ni deux: il vendit sa maison avec tout ce qu'elle renfermait, paya les dettes de son financier, et, reprenant son accent, qu'il avait un peu négligé, il s'installa de nouveau dans son ancienne boutique.
Il y vit heureux, comme ses confrères, revendant à faux poids, remangeant des châtaignes, rebuvant un vin épais, et, tous les dimanches, vêpres ouies, retaillant à mort des bûchettes pour la vente de la semaine.  

                                                                                                                       Ernerst d'Hervilly.

La Vie populaire, dimanche 13 mai 1883.

* Nota de Célestin Mira:

* Auverpin: Auvergnat en argot de l'époque.

* Charabie pétrée: jeu de mot avec l'Arabie pétrée, province romaine crée en 106 après la conquête du royaume nabatéen, la plus reculée de l'Empire. L'auvergne est comparée à l'Arabie pétrée par son éloignement et le terme Charabie, évoque le parler "charabia" local.

* Charbonniers auvergnats:






Vendeur de charbon.


* action:




* Saint-Marceaux:



* Alexandre Cabanel, artiste peintre français.



Ophelia par Alexandre Cabanel.


* Gare au charbon:


* Charles Garnier, architecte de l'Opéra de Paris:


Charles Garnier, architecte.


* Les "Voix" de V. H. : allusion à l'ouvrage de Victor Hugo "Les voix intérieures".




* Margotins: Petits fagots de bois des taillis destinés aux cheminées d'appartement:



La mise en tas des margotins à Clamecy.
Ils étaient ensuite transportés à Paris par bateau sur l'Yonne.




* Cotrets: petit bois assez court:



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