mercredi 13 janvier 2021

Héléna. 


- Oui, mon cher, me dit le comédien Narcisse, les choses se passaient ainsi aux portes de la civilisation européenne, il y a moins de quinze ans, quand j'avais l'honneur d'appartenir, en Egypte, à la troupe française qui faisait les délices du vice-roi.
- Et tu as connu ce Politi qui répandait la terreur dans une grande ville, en s'y comportant comme un voleur de grand chemin?
- J'ai plus d'une fois pressé sa main déloyale. Grec de naissance, il était redouté même des autres Grecs. Entrait-il dans quelque cercle magnifique ou même dans un simple tripot, il mettait main basse sur les enjeux, s'adjugeait violemment le salaire des tricheries communes et jouaient du couteau si quelque malavisé se trouvait offusqué de cette familiarité.
- Et la police?
- Elle le redoutait infiniment et traitait avec lui de pair à pair. Car il ne faut pas croire que les mouchards aient plus de goût que les autres hommes pour avoir le ventre ouvert. Politi était considéré de tous les gardiens de la sécurité publique, jusqu'au jour où Héléna résolut sa mort.
- Qui, Héléna?
- Une admirable fille souliote dont il avait fait sa maîtresse.
- Que lui avait-il donc fait pour en mériter une telle haine?
- Oh! l'aventure est la plus dramatique du monde, avec un côté vraiment fantastique, quelque chose de tragique et de vraiment inattendu.
- Voulez-vous me la conter?
- Très volontiers.
Et c'est maintenant mon ami le comédien Narcisse, le plus véridique des hommes, qui parle à ma place:
- Cette Héléna, comme je l'ai dit, un miracle de beauté, une créature superbement bestiale, avec des grands yeux noirs qui semblaient doux parce qu'ils étaient suprêmement indifférents. Sa chevelure noire s'ouvrait, comme une vague qui se dédouble, en deux larges ondes dont ses épaules étaient submergées, des épaules d'un dessin irréprochable, d'une blancheur laiteuse; tout respirait, en elle, une singulière pureté, et l'arc des lèvres semblait toujours tendu sur l'invisible flèche d'un sourire énigmatique, sans vraie tendresse. Le corps tout entier offrait une magnifique pâture aux caresses, mais sans vibrations intérieures indiquant qu'elles étaient profondément senties. Au demeurant, une brute splendide, avec des ténacités sournoises et des colères muettes pleines de lendemains menaçants. Politi semblait fou de cette fille bien faite pour être la compagne d'un sacripant de son espèce, sans lueur de conscience pouvant troubler ses propres cynismes. Il avait quitté, pour s'attacher à elle, sa femme, une Grecque comme lui, mais laide et maussade, une façon de matrone qu'il semblait se complaire à oublier.
Cependant, cette épouse délaissée mourut. Bien qu'elle la gênât peu de son vivant, Héléna en éprouva une joie sauvage, celle d'une délivrance. Et, comme le tact lui était un sentiment tout à fait inconnu, elle fit éclater une joie bruyante de ce débarras, se répandant en injures inutiles contre la défunte, la poursuivant dans sa mémoire des plus ignobles noms. Car elle était grossière à souhait, ayant grandi dans quelque port, avec des matelots pour maîtres du beau langage.
Il fallut qu'elle alla bien loin, car Politi lui-même, se senti intérieurement froissé de cette allégresse déplacée et sonore. Mais, comme il n'aimait pas les querelles de ménage, il sortit sans rien témoigner de son mécontentement. C'est ici que nous entrons dans le mélodrame.
- Entrons-y, Narcisse, si cela vous plait ainsi.
Le mauvais époux attendit la nuit pour mettre à exécution son silencieux projet. Par hasard, il laissa s'allumer les maisons de jeu, sans y fondre le poignard à la main, suivant son aimable coutume. On le vit avec étonnement se diriger vers le cimetière où, la veille, il avait accompagné d'un air de parfaite indifférence, le corps de celle qui avait porté son nom. Le cimetière était fermé, mais Politi était agile et eut bientôt franchi le petit mur dont un beau clair de lune baignait la crête, s'allongeant en lame d'argent, mettant un cliquetis de lumière dans les masses sombres des verdures pendantes aux pierres. Le respect des tombes éparses sur son chemin n'était pas pour ralentir sa course. Il bondit, comme une bête, parmi les terres fraîchement remuées, s'enfonçant dans les hautes herbes que l'oubli avait poussées ça et là sur les sépultures délaissées. Des vols de chouettes troublées dans leur nocturne chasse lui battaient le visage, et les lucioles allumées dans les bordures des allées le regardaient comme des yeux d'or phosphorescent, les yeux de petites étoiles tombées. Elles le virent, mélancoliques de cette profanation, s'accroupir et creuser avec le fer et les ongles, dispersant autour de lui des poussières noires et lourdes avec des racines s'échevelant entres ses doigts fiévreux...
Quand il rentra chez lui au petit jour, il avait quelque chose d'enveloppé dans sa main, quelque chose de rigide et, d'un bond, il entra dans sa chambre, où Héléna l'attendait, voluptueusement couchée dans son rêve triomphant de maîtresse maintenant sans rivale. par habitude et dans ce demi sommeil, plein de mouvements inconscients qu'ont les femmes que leur amant réveille, elle étendit vaguement les bras vers Politi, comme pour l'étreindre d'une caresse enveloppante. Mais celui-ci, d'un geste furieux, abattit sur la joue de la Souliote, l'objet qu'il avait dissimulé. Le bruit d'un soufflet terrible retentit. Et c'était bien un soufflet dont il venait de lui meurtrir le visage. Car, ce qu'il avait apporté, c'était l'avant-bras et la main de sa femme qu'il avait détaché du cadavre, afin que la morte se vengeât elle-même, et parce qu'il lui répugnait de frapper lui-même une femme.
Héléna poussa un cri rauque de bête blessée. Puis ce fut tout; et, tranquille, elle laissa son maître s'étendre auprès d'elle sur le lit où le débris horrible avait roulé.
Mais Politi était condamné à mort dans l'impitoyable volonté de sa maîtresse.
J'ai dit que la police avait désespéré de s'emparer jamais de lui. Il avait, en effet, une façon de sortir de sa propre maison qui le garantissait de toute agression immédiate. Ouvrant silencieusement les serrures de sa porte massive et garnie de fer, il poussait violemment celle-ci en avant, la heurtant de son corps comme d'un bélier vivant, en bondissant comme un acrobate, au milieu de la rue, un revolver chargé à chaque main. Cette attitude, immédiatement défensive, ne permettait aucune surprise à son endroit.
Or, un jour qu'il était absent, Héléna fit venir des ouvriers qu'elle paya grassement et qui substituèrent aux gonds puissants de cet huis formidable, dont la maison était défendue, des chevilles de bois pourri plantées dans de la glaise, si bien que, sans que la porte offrit aucun changement apparent, il suffisait d'un effort très léger pour la jeter en avant, à plat par terre.
Quand Politi, le lendemain, se rua dessus, comme à l'ordinaire, elle céda, s'abattit sous son poids, l'entraînant dans sa chute, si bien qu'il fut couché d'un coup sur le ventre, les bras en croix et inutilement armés. En même temps, dix poignards plongeaient dans son flanc et entre ses épaules. Car la police, prévenue et en embuscade, n'attendait que sa chute pour en finir avec lui.
Un rire strident retentit dans la demeure.
Héléna s'était vengée. Ainsi mourut le forban.
- Et tout cela n'est pas un roman, narcisse?
- La vérité pure. Tout le monde a connu Politi là-bas. Et on nous parle des mœurs extraordinaires des républiques italiennes, accusant l'obscurité des siècles de cette barbarie savante où le fer et le poison jouaient leur rôle sans répit!
-La terre tourne, Narcisse, et ce qui était ici hier est là demain, en surface ne faisant que rouler dans les espaces sans se modifier jamais vraiment. Ainsi, ce que nous appelons le progrès. Mais la somme des vices humains demeure immuable. Elle suit, comme la mer que retient la force centrifuge, cette révolution éternelle d'un globe, dont chaque point a son tour de gloire et d'infamie.

                                                                                                                      Armand Sylvestre.

La Vie populaire, dimanche 22 novembre 1885.

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