mercredi 2 décembre 2020

Repris de justice.

 Repris de justice.


J'avais entendu dire grand mal d'un de mes vieux camarades, peintre de réelle valeur (appelons-le Raoul, si vous voulez bien): il avait été en prison! Oui, "en prison"! - C'est gros, ces deux mots-là dans le monde, les caquets allant et venant, j'ai fini par savoir quand même la vérité. J'ai rencontré Raoul qui m'a fait sa confession, et j'en suis fort aise; Raoul a été en prison, mais c'est un honnête homme.
- Oui, mon vieux, je puis bien te le dire, je sors de la Santé.
C'est ainsi qu'il m'aborda; puis reprenant:
- Et c'est une faveur pour moi, cette prison cellulaire; je viens d'y tirer un mois.
- Par faveur? fis-je étonné.
- Certes, j'étais seul, dans une cellule où l'on crevait d'ennui, mais où je n'avais pas à côté de moi des voleurs et des gerministes*, comme à Sainte Pélagie*, car c'est là que j'eusse dû strictement faire mon temps.
-Quel crime avais-tu donc commis? allons, dépêche-toi de me tout avouer.
Nous nous assîmes au café Riche et, entre deux grogs américains, il me conta son affaire.

Elle est instructive et point sinistre.
C'est bien simple. Mon ami Raoul était criblé de dettes, parce qu'il n'avait pas d'ordre. Est-ce le seul homme qui n'a pas d'ordre? En outre, il avait la mauvaise habitude de faire la cour aux femmes qu'on rencontre, c'était un suiveur. Est-il le seul de son espèce? "Suivez, mais discernez" est un proverbe qu'on ne met jamais en pratique. Or, il paraît que Raoul n'avait pas discerné, le jour où il se sentit mettre le grappin par une nommée Emma, la plus charmante petite Parisienne étourdie qu'il ait jamais rencontrée dans le train qui ramène les Parisiens de Bois-Colombes et d'Asnières à la gare Saint-Lazare.
Ils s'étaient aimés dès le troisième voyage, et Raoul avait réussi, un beau matin, à l'entraîner jusqu'à son atelier du boulevard de Clichy, où la ruine se faisait sentir de jour en jour.
Les bahuts moyen âge s'emplissaient de protêts; depuis un mois, les brûle-parfums hindous étaient comblés de cartes d'huissier et de papiers de la Banque sur lesquels on lit: brigade.
Peu lui importait, Emma, dont il était devenu fou, le consolait par son amour et sa gaieté. Elle lui avait avoué un jour, en pouffant de rire, qu'elle était mariée - un excitant de plus.
Mariée! Raoul fut longtemps discret, mais la curiosité le chatouillait:
-Voyons, ma petite Emma, veux-tu me faire plaisir? Qu'est-ce qu'il fait ton mari?
Emma se mettait à rire, puis, avec une moue exquise, refusait en rougissant de dire le métier de ce cocu.
- En quoi cela peut-il t'intéresser? Non, je te demande le secret sur ce point. Mon mari est un honnête homme, que cela te suffise... j'ai peut-être tort de ne pas le respecter; mais c'est toi qui es cause de tout cela, coquin!
Elle se mettait à pleurer, puis l'amour effaçait les larmes et on ne soufflait mot de cet homme dont l'état restait un mystère.
Petite, frêle, rousse, avec des yeux noirs, mince de nez comme de taille, elle avait toujours l'air de bonne humeur et ne rêvait que petites parties en cachette dans des quartiers éloignés, de l'autre côté de l'eau de préférence, toujours à cause du mari, elle aimait surtout la compagnie des bons vivants, sans souci des gros ennuis de la vie bourgeoise; elle se moquait des papiers timbrés qui arrivaient chez la concierge et en faisait des chapeaux pointus qu'elle se collait au bout du nez comme une gamine de dix ans.
Raoul ne s'était jamais senti plus heureux.
Peu à peu l'atelier se vida; les objets d'art, les bouts d'esquisses, les armures, les bronzes disparurent; on vendait chaque semaine de quoi acheter des huîtres, de quoi aller à Robinson ou à Châtenay; les amis riches avaient la bourse ouverte, indulgents pour les folies de Raoul et comprenaient aisément les ravages que peut faire, dans la tête d'un artiste, une petite écervelée, surtout quand elle est mariée. Il y eut saisies sur saisies... proutt!... proutt...
Emma pourtant se montrait impitoyable quand sonnait l'heure du retour au nid conjugal. Elle pleurnichait, mais vite, en fiacre et au galop... pourvu qu'il ne s'aperçoive de rien, le vilain singe; c'était l'essentiel!
Raoul avait beau être pressant, désespéré.
- Tu ne m'aimes donc pas assez, disait Emma, pour respecter ma position! Je suis sérieuse hors d'ici, songe donc à moi, méchant!
Ah! oui, elle aimait les noces, les gaietés, les folies d'atelier, la bohème qu'elle avait cherché après avoir lu Murger, Champfleury et la Manette Salomon, des Goncourt. Son Raoul était l'impresario chéri de toute cette vie de toquée; et les amis du peintre la trouvaient exquise, la petite adultère. On l'avait ainsi baptisée à l'atelier du boulevard Clichy.
Un matin, Raoul reçoit une affiche de vente; il paie le prix convenu pour qu'on ne la colle pas à la porte de la maison, mais il se fait une joie de profiter de cette occasion pour organiser une manifestation bruyante, et inviter Emma à une vraie fête de bohème cette fois*.
Aussitôt, il convoque les amis, fait prévenir sa "petite adultère" qu'on déjeunera et ne l'avertit pas du spectacle auquel elle doit assister: le pillage de l'atelier fait en règle par les Auverpins et par les gens de loi.
Emma arrive toute effarée exactement à l'heure; elle croise dans l'escalier une dizaine d'êtres râpés, coiffés de casquettes crasseuses ou de chapeaux mous et qui ont l'air de faire la queue comme au Mont-de-Piété.
- Qu'est-ce que c'est que ces gaillards-là? dit-elle en entrant; ils m'ont fait une peur!
- Ah! je sais, dit Raoul négligemment, ce sont des modèles qui viennent se présenter chez le peintre d'à côté pour poser; il est en train de faire une grande toile naturaliste représentant des affamés à la porte d'une caserne; une riche idée, hein?
Rassurée, elle se met à table joyeusement et l'on commence à trinquer et à chanter en buvant du champagne frappé.
On était au dessert et au café, quand soudain un grand bruit se produit dans le corridor; des pas lourds retentissent sur l'escalier, et l'on entend des voix:
- On va commencer la vente! attention! Otez-vous donc de là qu'on laisse avancer monsieur!
- Qu'est-ce qui se passe donc? s'écrie Emma.
Tout le monde se met à ricaner.
- N'aie pas peur, ma petite, fait Raoul, et tendant son verre:
- A ta santé! s'écrie-t-il, et à la santé des huissiers.
En ce moment on cogne à la porte.
- Entrez! hurlent tous les amis de Raoul.
La porte s'ouvre.
- Ah! aïe! cria la jeune femme en tombant dans les bras de Raoul; je suis perdue! c'est fini; tenez, là-bas, le gros qui a un nez rouge et une barbe grise... c'est lui...aïe!... aïe!...
Elle n'en peut dire davantage, elle s'étale de tout son long sur le parquet, et les convives se précipitent autour d'elle pour lui faire respirer du vinaigre.
Raoul reste hébété en présence de l'huissier qui remue son nez trognonnant, roule des yeux cramoisis et le menace du poing.
- Si j'avais un pistolet, vous seriez mort, misérable!... Madame est ma femme.
- Est-ce que je le savais? s'écria Raoul furieux en s'avançant sous le nez de l'officier ministériel écarlate;
- Tant pis pour vous! riposte l'huissier. Je fait constater le flagrant délit et j'userai de mes droits: à bon chat, bon rat.
- Ah, je comprends maintenant, hurla Raoul tragiquement, pourquoi elle n'avait jamais voulu me dire l'état de son mari; pauvre petite, elle avait bien raison... on n'avoue pas ces choses-là

-Eh bien! lui demandai-je, quand il m'eut raconté tout ce qu'on vient de lire, après, que s'est-il passé?
- Tout s'est déroulé régulièrement et judiciairement, parbleu! J'ai été condamné en police correctionnelle à un mois pour adultère, et je l'ai fait, ce qui n'a pas empêché qu'on vende ce qui restait chez moi.
- Et tu as des nouvelles de la femme de l'huissier?
- Oui, elle a quitté Saint-Lazare un mois après ma sortie, car elle avait été condamnée à deux mois, elle.
- Tu l'as revu sans doute?
- Ah non! par exemple, mais, devine avec qui elle vit?
Je fis signe que je ne chercherais pas à deviner.
- Avec son mari, avec l'huissier à trogne rouge; c'est à dégoûter de l'adultère!

                                                                                                                 Francis Enne.

La vie populaire, dimanche 16 août 1885.


Nota de Célestin Mira:

* germinisme: homosexualité masculine.

*  Prison de Sainte-Pélagie:





Sainte pélagie: Cellule d'un philosophe.


* La vie de bohème.


La vie de bohème: Sébastien Dulac, 1831.


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire