mardi 30 juin 2020

Les dieux de Violetta.

Les dieux de Violetta.


Ce que je vais vous raconter se passait quelques jours après la Révolution de Juillet, c'est à dire pendant l'âge d'or du romantisme. En ce temps-là, Paris entier avait la tête folle, mais superbement folle. Tout était au lyrisme, même chez les bourgeois. Lisez les Mémoires d'alors, vous y verrez que les femmes n'ont jamais été plus charmantes. Il n'y en avait pas une qui ne vit des étoiles en plein midi.
Il y avait à cette époque un fort galant homme, habitant la Chaussée-d'Antin. Il était notaire de son métier. Nous l'appellerons, si vous le voulez bien, maître Clypeus. Le digne homme est mort depuis quinze ans environ. Je le vois tel qu'il était dans son étude, propre, toujours rasé de frais, toujours souriant. Une bonne figure, un bon naturel, de très bonnes paroles.
On ne lui connaissait qu'un travers, celui de faire des chansons, tantôt bachiques, tantôt grivoises. Plus d'une fois, en dressant un acte de vente entre majeurs et mineurs, il s'était trompé et avait jeté des flonflons sur le papier timbré. Si maître Clypeus était membre émérite de la chambre des notaires, il tenait aussi à être membre du Caveau*, académie chantante, où il dînait régulièrement tous les mois (sept francs cinquante centimes, le vin compris.)
Maître Clypeus, notaire royal, était marié. Fort bien loti par le sort, il avait pour épouse une des plus jolies femmes de Paris.
Pour mieux voir la dame, prenez le plus joli parmi les ravissants dessins qu'Achille Devéria* laissait tomber de son prestigieux crayon. Ainsi lecteur, imaginez une femme qui soit l'expression de ces temps poétiques. Ce sera une créature, moitié Marie Dorval*, moitié Delphine Gay*. Elle aura un front d'ivoire tout rêveur, des cheveux dorés retombant en grappes sur le cou comme les branches d'un saule pleureur. Elle aura une oreille divine, comparable à une coquille nacrée. Elle aura enfin une bouche d'un dessin irréprochable, et une taille à enserrer entre deux doigts de la main.
Voilà pour l'enveloppe charnelle. Au moral, Mme Violetta aurait respiré l'air byronien du commencement de ce siècle. Elle voulait à toute force aimer et être aimée. Tout ce qui se passait d'extravagant dans le domaine de l'art la charmait au plus haut point. Vous vous le rappelez: ces lendemains de 1830 étaient tout remplis d’œuvres jeunes et enivrantes. Les statues abondaient, les romans pleuvaient, les tableaux grêlaient; le drame et la musique faisaient un bruit d'enfer. Que de source d'ivresse! Mme Violetta était particulièrement éprise de beaux vers. Ah! dame, elle était romantique depuis la plante de ses pieds de sylphe jusqu'à la racine de ses magnifiques cheveux.

Tandis que maître Clypeus, tout entier à la goguette, faisait des couplets à boire sur l'air de la Calpigi* ou bien sur cet autre rythme: J'en guette un petit de mon âge,  rêveuse, distraite et pensive, accoudée sur l'oreiller de velours vert d'un sofa, la jeune belle dévorait d'un régal d'esprit toutes les stances du jour: les Harmonies*, les Feuilles d'automne*, Eloa*, les Iambes*, les Contes d'Espagne et d'Italie* et tout l'orchestre  prosodique d'alors, le plus bel épanouissement lyrique qu'on ait jamais vu dans aucun autre temps ni dans aucun autre pays.
En Ève de Paris qui s'entend à mêler le positif à l'idéal, Mme Violetta, s'élançant toute éveillée dans ses rêves d'amour, allait par la pensée des œuvres aux artisans. Après avoir lu des vers, elle se représentait les virtuoses qui les avait forgés. Elle passait donc de toutes ces strophes ailées à ce vaillant bataillon de bardes, presque tous jeunes alors.
Or, pour donner encore plus de consistance à sa pensée, Mme Violetta, pieuse jusqu'à l'idolâtrie, avait changé son boudoir en une sorte de temple. Pradier* et David (d'Angers)*, dans la plénitude de leur génie, avaient tirés de la glaise le figure de tous les contemporains illustres. Vingt statuettes de plâtre étaient donc alignées sur la cheminée et sur les étagères, le front couronné de lauriers et de fleurs. A cette collection il ne manquait pas un des demi-dieux en vogue, pas un surtout du cénacle.
Quels beaux petits dieux c'était là! Comme ils avaient les yeux allumés! Que leur front était hardi! Que de promesses on lisait couramment sur leurs lèvres entr'ouvertes par l'éloquence ou par la volupté! Charme, subjugué, maître Clypeus avait très volontiers passé tout cet assortiment de célébrités à sa jeune femme.
- Au fait, disait-il, à chacun son passe-temps. Pendant que je vais chatouiller la muse de la gaudriole au Caveau, pourquoi ne viendrait-elle pas dans sa jolie chapelle faire ses dévotions à ses dieux, à elle?
Ces dieux d'argile, Mme Violetta les aimait tous avec ferveur; mais, à l'user, elle finissait par voir qu'ils n'étaient tous qu'une vaine image. Plus elle grandissait, plus elle était belle, et plus elle sentait son cœur s'épandre en flammes trop comprimées. Un jour vint où le plâtre ne pouvait plus lui suffire, il lui fallait des dieux vivants, agissant, parlant, aimant.
Il en était un, en première ligne, dont la gloire avait frappé au plus haut point cette imagination de blonde néophyte. C'était... mais non. Taisons-nous, parce que, au bout du compte, comme tous les immortels, il porte un nom redoutable. Les vers de celui-là, vers héroïques, vers d'amour, vers imprégnés des incendies du ciel d'Orient, elle les savait pas cœur et les récitait à tout propos comme un nourrisson du Conservatoire le fait pour son morceau de bravoure.
- Ah! s'écriait maître Clypeus, ravi jusqu'au septième ciel, quelle femme artiste que ma Violetta! En septembre, la grive d'Argenteuil se soûle  de raisin noir. Toute l'année Violetta se grise avec la mousse de champagne des belles rimes. Elle sait tout ce grand poète sur le bout du doigt.
Oui, elle le savait, sans en rien omettre; mais il lui tardait de l'approcher, de l'entendre, de lui parler. Dans ses desiderata, elle allait jusqu'à souhaiter de mettre sa petite main de femme gantée de blanc dans la main marmoréenne de ce titan de la poésie.
Pour y parvenir, elle s'était faufilée où l'on assurait que le géant de l'inspiration daignait se montrer. Ce que femme veut, Dieu le veut. On l'avait présentée dans dix salons divers. Est-ce qu'une jeune et belle notairesse n'est pas de celles que l'on reçoit partout? Elle avait su pénétrer chez des gens de finance; mais le poète n'y mettait jamais les pieds. Elle avait pu s'introduire très honorablement, chez des artistes en vedette; mais le parfileur de beaux vers ne s'y montrait que quelques minutes, et le hasard voulait qu'elle ne se trouvât pas là pendant ses apparitions. Que vous dire? l'obstacle ne faisait qu'exciter son envie.
- Comment! ne le rencontrerai-je donc jamais? disait-elle en gémissant. Est-ce que je suis ensorcelée?
Et, dans la posture de Phèdre irritée par le dépit, elle récitait à haute voix une élégie ou une ode du maître.
Un jour, le hasard, cet habile joueur d'échecs, machina la situation de telle sorte que maître Clypeus eut une signature à demander au dieu. Une machine notariale à parapher. Ce qu'il y a de sûr, c'est qu'en présentant la plume à l'auguste poète, il sut obtenir qu'il promit de passer une soirée chez lui.
Grand poète, saviez-vous qu'il y eût dans la maison une notairesse blonde, blanche et éthérée? Saviez-vous que cette âme rêveuse raffolât de vos œuvres? mettons que vous avez ignoré ce charmant détail.

Toujours est-il que le dieu daigna venir. Il descendit donc de cabriolet, et ce fut pour l'intérieur de maître Clypeus un jour de fête. La résidence bourgeoise éclairait comme un palais. Un autre Jupiter se montrait, sans ses foudres, chez un autre Amphytrion.
Si j'avais à la main la plume de colibri que Léon Gozlan* faisait si bien courir sur le papier, je vous dirais l'émoi de Violetta au moment où l'illustre visiteur fit son entrée. Mais, faute de ce don, je raconterai les choses plus naïvement. La notairesse trembla, pâlit, rougit, salua, balbutia, le tout en dix secondes; puis elle se remit et, finalement, elle recouvra un peu de sang froid, en voyant que, par bonheur, les dieux sont parfois faits comme les autres hommes. 
Pourtant, elle tenait à son culte.
- Puisque vous nous avez fait l'honneur de venir dans cette humble maison, dit-elle au poète, il faut que vous sachiez tout, il faut que vous voyez tout.
Et, en donnant ordre à maître Clypeus et aux autres de rester à l'écart, elle entraîna le géant dans son boudoir, je veux dire dans son temple.
Aussitôt que le seuil fut passé et la porte close, il vit que sa propre statuette était placée là comme une idole dans un sanctuaire. Mais il ne s'y trouvait pas seul. Vingt autres idoles de seconde grandeur l'entouraient comme l'aurait fait une foule vulgaire et importune. Cette pensée fit sans doute passer un nuage noir sur son vaste front;
- Permettez, maître, lui dit Mme Violetta. Ces pygmées ne sont tous là que pour bien faire ressortir votre grandeur. Au surplus, si leur présence vous gêne, elle ne vous gênera pas longtemps.
En disant ces mots, elle s'empara d'un petit marteau d'argent.
Cet ustensile de démolition, elle l'agitait de la main droite tandis que, de la main gauche, elle tenait le dieu par le bras; puis, passant en revue toutes les autres divinités de plâtre, elle ajouta, sous forme de flatterie:
- Toutes vont tomber, l'une après l'autre, sous mon marteau. Tenez, voilà Chateaubriand. Eh bien! que l'auteur de René soit brisé!
Et, en effet, sous le coup de marteau impitoyable, le petit grand homme de Saint-Malo vola en éclats.
- Voici Béranger, reprit-elle. Cassé! Voici Casimir Delavigne. Cassé! cassé! Voici Lamartine. Brisé! brisé, le chantre du Lac! Alfred de Vigny, Alfred de Musset, Sainte-Beuve, Méry, en pièces, tous les quatre! Auguste Barbier, Emile et Antony Deschamps, Théophile Gautier, je les anéantis de même! Edouard Turquéty, Jules de Saint-Félix, Charles Nodier, le poète de la prose, pulvérisés comme les autres!
- Mais, s'écria le poète, de plus en plus ému; mais, madame!...
- Mais, maître, il n'en reste plus qu'un, et c'est vous!
Ici le titan la regarda fixement entre les deux yeux. Il avait tout compris.
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Lorsqu'il vint retrouver le notaire:
- Eh bien, maître, s'écria M. Clypeus, que dites-vous de l'Olympe de ma femme?
- Ce n'est pas un Olympe, monsieur, répondit sentencieusement le poète, c'est un Eden, où je suis le seul qui ai eu le bonheur de ne pas avoir eu le nez cassé.

                                                                                                            Philippe Audebrand.

La Vie populaire, jeudi 2 juillet 1885.

* Nota de Célestin Mira:

* Caveau: la Société du Caveau, créée en 1729 à Paris, rue de Buci, était une société bachique, chantante et littéraire.

Société du Caveau en 1807.

* Achille Devéria connu pour ses portraits et ses nombreux dessins érotiques.

Achille Devéria: Jeune femme.



* Marie Dorval: elle fut une des actrices les plus célèbres du XIXe siècle dont les aventures sentimentales furent multiples.

Extrait d'une lettre d'Alfred de Vigny à Marie Dorval:
"Tiens, voilà ce que ta main devrait faire ou plutôt ton corps
tes cuisses brunes et je devrais sentir mes cheveux sur les tiens
et sur mes poils..."

* Delphine de Girardin, née gay est une femme de lettre dont le salon fut très fréquenté, entre autre par Balzac, Musset, Hugo, Lamartine, Litz, George Sand, etc...

Delphine Gay de Girardin.

* Air de Calpigi: à l'origine, il s'agit de l'air Je suis natif de Ferrare, tiré de l'opéra Tarare de Salieri (1787) chanté par Calpigi, chef des eunuques et esclaves européens.




* Les Harmonies poétiques et religieuses: poème d'Alphonse de Lamartine publié en 1830
* Les Feuilles d'Automne: poème de Victor Hugo.
* Eloa ou la sœur des Anges: poème d'Alfred de Vigny.
* Les Iambes: poème d'André Chénier.
* Les contes d'Espagne et d'Italie: poème d'Alfred de Musset.

* Jean-Jacques Pradier dit James Pradier est un sculpteur et peintre français.

James Pradier: femme retirant sa chemise.

* Pierre-Jean David d'Angers est un sculpteur et médailleur français.

David d'Angers: jeune fille grecque.

* Léon Gozlan est un écrivain français.


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