dimanche 10 mai 2020

Billets fanés.

Billets fanés.


C'est surprenant comme le passé s'évapore! On croit que les écrits restent, on se fie à la permanence du réel, on espère des souvenirs dans des témoignages, et lorsqu'après dix ans, on ouvre tristement un vieux coffret, le néant des choses vous glace; on comprend que le reliquaire était un cercueil, que rien ne demeure de ce qui dure. Les plus sûrs témoins oublient. Le secret confié se volatilise et disparaît dans le vent des années qui passent. On a pleuré sans avoir souffert; le cœur a vieilli sans avoir vécu. A remonter vers les époques abolies, on éprouve la sensation d'un pèlerinage à travers un cimetière. De la gravité, une sorte de respect pour ce qui n'est plus, des tristesses à fleur de peau. L'impression se pose et s'enfuit semblable à un oiseau qui s'arrête. Puis, plus rien. La monotonie quotidienne vous ressaisit, vous dompte, et vous vous reprenez à vivre seulement dans le présent, comme une bête.
Hier soir, j'ai ouvert le petit coffre d'ébène chiffré de vieil argent où, depuis que j'ai cru deviner ma jeunesse, j'ai enseveli, par excès de religion instinctive, des lettres à allures sincères, des chiffons enviés, des bouquets de violettes tombés d'un corsage, la friperie de la bohème célibataire. Des riens-du-tout chers un moment, des niaiseries douces, des bêtises qui m'ont fait sourire. J'aurais dû vider le coffret dans la flamme en fermant les yeux. Non. J'ai voulu lire, tenter une cruelle épreuve, chercher le lustre éteint des rubans, la senteur perdue des fleurs; savoir si mes folies de vingt ans ont un regret...

" Deux jours sans te voir, méchant garçon! Maman est triste. Père se fâche et dit que ta vilaine politique te conduira en prison. Moi, je suis malheureuse au point de t'écrire en cachette, ce qui n'est pas bien.
A bientôt, monsieur!"

                                                                                                                      "Paulette"

Ma cousine Paule!... C'était gentil. Elle avait dix-huit ans et moi vingt. Petits nous avions joué à "petit mari et petite femme", avec conviction. Oh! une admirable conviction! On avait baptisés des poupées ensemble. Plus tard, devenue grandelette, elle avait persisté. Je la négligeais pour la bibliothèque Sainte-Geneviève, pour les émeutes de Belleville ou pour un affreux petit journal littéraire qui publiait mes premières stances. Par des soirées d'hiver j'allais m'asseoir à côté d'elle et j'entamais avec le vieil oncle d'interminables parties de bésigue pour lesquelles j'affectais de me passionner. Paule me brodait au crochet de jolies pochettes de soie doublées de chamois clair où je serrais les touffes blondes de mon tabac de Maryland. Pendant la guerre, elle m'envoyait au camp des amulettes consacrées par Notre-Dame des Victoires... C'était gentil.
Maintenant, Paulette est l'épouse d'un notaire et la mère de deux jeunes messieurs forts en thèmes. Et il y a de cela quinze ans.
Hélas! oui, Paulette; déjà quinze ans!

"Jeu vé ce soar à la telier. Viens me cherché à dix eures."

                                                                            "Lison"

Une drôle de petite fille, tout de même! point méchante, point savante, nullement perverse. Un peu dinde. Je me rappelle une partie de pêche pendant laquelle elle rendait sournoisement à l'Oise les goujons que j'avais tirés de la rivière. Cela par bonté d'âme. C'était une petite modiste rencontrée un matin dans les quinconces de la Pépinière où elle émiettait des brioches pour les ramiers. Entourée d'un vol de pigeons blancs, elle m'avait parue si jolie que je lui avais immédiatement offert mon cœur, sur le rythme léger, en vers de huit pieds. Elle avait répondu "oui", pour ne pas me faire de la peine. Six mois d'intimité avec les tourterelles du Luxembourg. Un jour, elle me quitta, pour éviter un chagrin à mon ami Michel qui aimait mieux les oiseaux que moi. Ainsi elle a passé dans la vie, en faisant le bien. Transiit bene faciendo.
Une drôle de petite fille, tout de même!

"N'oublie pas ma branche de lilas pour le troisième acte. Tu l'apporteras dans du coton.
Mille grimaces."

                                                                                                           "Suzanne"

Et dire qu'elle joue encore les ingénues!... Elle tiendra l'emploi sa vie durant, et, vers la soixantième année, servira encore ses grimaces par milliers, aux habitués aristocratiques de mardi. Où l'ingénuité va-t-elle se nicher! A seize ans, elle s'appuyait sur un protecteur chauve qui savait faire oublier par la transmission de ses titres nominatifs l'irréparable outrage des années. A ce vieillard illusionné, elle annexait un poète, deux officiers de cavalerie, et un cabotin de la banlieue. J'avais été adopté comme fleuriste, pour le troisième acte, la scène du bal. Sept cent francs de lilas blanc en cinquante jours, et au moins cinq francs de coton...

"Mon cher Léopold, n'oublie pas ma branche de lilas pour le troisième acte. Tu l'apporteras dans du coton.
Mille grimaces."

                                                                                                             "Suzanne"

Sa dernière lettre. Je l'ai conservée, bien que ne m'appelant pas Léopold. Qu'est-ce qu'elle pouvait bien faire de tout ce lilas blanc? J'ai su plus tard que nous étions une dizaine à fournir chaque soir la parure du troisième acte. Une femme de chambre revendait le soir même les bouquets inutiles.
Et dire qu'elle joue encore les ingénues!

"... Surtout, apporte-moi une terrine de Louis, la timbale Bontoux, un petit panier de pêches et trop de confitures."

                                                                                                        "Séraphine"

Probablement, elle est morte d'indigestion. Celle-ci m'avait charmé par ses capacités stomacales. Un gouffre! Nous nous étions rencontrés au buffet d'Avignon et, à la voir engloutir, avec une rapidité vertigineuse, le menu d'un repas de cinquante couverts, je m'étais senti pénétré d'admiration. En arrivant à Paris, je courus lui ouvrir un compte courant aux boucheries Duval. Elle m'aima comme elle aimait le roastbeef, à l'anglaise. Point de goûts communs. En littérature, elle comprenait Brillat-Savarin et Monselet. En histoire, elle professait le mépris de Sparte et la vénération superstitieuse de Lucullus. Cela n'allait pas sans quelque poésie gastronomique. Dans ses songeries apéritives, elle se retournait volontiers vers les temps antiques, vers les repas fabuleux de l'édile Marcius, avec, sur les tables de porphyre, des sangliers gaulois à la sauce troyenne pleins de langues de rossignols. Elle eût voulu goûter aux vins parfumés de Massique et de Cos, mordre aux treilles dorées du mont Esquilin, savourer les murènes que Domitien nourrissait d'esclaves. Nous nous sommes séparés par incompatibilité de menus. Elle adorait le veau et je n'ai jamais pu le souffrir...
Probablement, elle est morte d'indigestion.

"Ne venez pas ce soir. Je dîne chez ma tante."

                                                          "Jeanne"

Elle dînait bien souvent chez sa tante...
Mais quoi? Comme elle le disait avec raison, je n'avais pas le droit de lui faire négliger ses devoirs de famille. Ses devoirs... Elle en parlait beaucoup, de ses devoirs. La statue de l'Austérité, ni plus ni moins. Des regards à la Raphaël, mais des tendresses à la Fragonard. Violence et résignation mêlées. Une assiduité exemplaire à la petite messe comme à la grande. Des fugues vers le confessionnal d'où elle revenait l'âme soulagée et l'esprit inquiet. Elle était de ces femmes qui, à l'église croient se recueillir parce qu'elles s'observent, et méditer parce qu'elles se taisent.
La femme ne rentre en elle-même qu'au bras de quelqu'un: de là l'utilité des confesseurs. J'aurais vainement essayé de retenir Jeanne quand son directeur l'attendait; mais ce vénérable ecclésiastique ne l'aurait pas retenue une minute de plus si je l'avais attendue. Elle était vraiment tendre. Je me savais un rival, mais c'était Dieu.
Amours, délices et orgues!
C'est égal; elle dînait bien souvent chez sa tante!...

... Tout est brûlé. Le coffret brûle à son tour, car je veux qu'il meure avec les vaines reliques qu'il a portées. Dans le foyer montent des flammes tristes, et ces bouquets devenus des herbes brûlent avec un petit pétillement sec de pailles. Les rubans se tordent au feu, et le minuscule chausson de la danseuse napolitaine, dont j'avais fait un porte-allumettes, se fend en craquant douloureusement. L'âtre devient plus sombre, les flammes s'abaissent, s'abaissent, s'abaissent, se résument en une petite clarté bleue. Puis, rien qu'une cendre grise, d'aspect mélancolique et que je remue à petits coups de pincettes froidement, sans une larme.
C'est tout mon passé, cette poussière. Cela a été la fièvre, l'énervement, l'ivresse, la gaîté maladive et fatale des énergies mal dépensées. Je suis certain de ne rien perdre en anéantissant ces souvenirs frivoles. Bien mieux, je suis heureux, rajeuni depuis cette exécution. Que regretterais-je? Ces amours-là ressemblaient à de l'amour, à peu près comme la parfumerie rappelle les fleurs. Je suis las. Je suis seul. Le néant des frivolités me navre et j'aspire, l'âme désormais neuve, à la grande passion pure et simple, fière et noble, orgueilleuse et sacrée, qui assure l'infini dans l'éternel.

                                                                                                            Ch. Flor O'Square.

La Vie populaire, dimanche 13 décembre 1885.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire