vendredi 29 novembre 2019

Le rêve de madame la douairière.

Le rêve de madame la douairière.


Il y avait jadis une petite ville de province; dans la ville, une petite rue; dans la rue, une petite maison; et dans la maison, une petite vieille. Quand on parlait d'elle, on l'appelait Mme la douairière. On savait pourtant qu'elle n'était ni femme ni veuve, mais demoiselle; mais on l'appelait Mme la douairière parce qu'elle avait cinquante ans, des robes violettes, des chapeaux lilas, des façons fort nobles et un prie-Dieu rembourré à la chapelle des Carmélites. Son véritable nom était Mlle des Rosettes. Ce nom allait le mieux du monde à une petite vieille que son sourire mélancolique, ses joues blanches, ses manières précieuses et sa grâce vieillotte faisaient ressembler à une petite rose-thé, morte dans la mousse d'un coffret, un peu décolorée, un peu sèche, un peu fanée, mais ayant conservé, tout au fond de ses pétales, le vague dessin de son dernier sourire de fleur, et la mémoire de son ancien parfum.
M. le chevalier de Mauléon est né le même jour et dans la même ville que Mlle des Rosettes; il s'était lié d'amitié avec elle, sans que le hasard ait eu besoin de s'en mêler beaucoup. Mademoiselle avait la première place dans le cœur du chevalier, qui ne pouvait prétendre qu'à la seconde dans le cœur d'une demoiselle ayant un prie-Dieu rembourré à la chapelle des Carmélites. Ils avaient tous les deux les même goûts, sinon que M. le chevalier avait le goût d'épouser Mme la douairière, et qu'icelle n'avait point le goût d'épouser le chevalier. Ils avaient aussi les mêmes opinions sur toutes choses, si ce n'est que l'une était fort dévote, tandis que l'autre se faisait passer pour esprit fort. Tous les jours M. le chevalier faisait pour sa tendre amie un madrigal, un quatrain, un sonnet acrostiche ou un bouquet à Chloris*; et tous les jours la tendre amie faisait une querelle à M. le chevalier au sujet de ces enfantillages.
La vérité m'oblige à dire que, n'ayant jamais été à Paris ni l'un ni l'autre, ils avaient conservé une bonne santé, un bon cœur et un grand bon sens; et, qu'ayant peu fréquenté le monde, ils avaient gardé le goût de la sincérité, le souci de la politesse et l'amour des belles manières.
Comme ils n'avaient jamais lu de journaux, ils parlaient purement la langue française, qu'ils écrivaient de même, bien qu'avec une grâce un peu prétentieuse; dans la conversation, M. le chevalier ressemblait à un habitué du café Procope*; il écrivait à mademoiselle des billets qu'eût signé M. de Balzac, pour la finesse; et il recevait d'elle des épîtres qui eussent fait honneur à Mme de Sévigné, pour l'enjouement et l'imprévu du tour.
Mme la douairière avait conservé les modes de 1815, et poudrait ses cheveux pour recevoir M. le chevalier; si M. le chevalier s'était présenté sans avoir coiffé son lampion, sans avoir endossé son ample habit gris de souris, sans avoir chaussé ses bas chinés et ses souliers bouclés d'argent, on lui eut fermé la porte au nez.
Au physique comme au moral, c'étaient deux antiquités précieuses, deux figurines pittoresques en vieil or ou vieil ivoire, deux vignettes ayant conservé dans leur langage, dans leurs mœurs et dans leur costume quelque chose de la mignardise adorablement surannée d'une vielle estampe.
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A midi, mademoiselle passa dans son salon jaune; elle s'assit dans son fauteuil à pieds de biche; la gouvernante s'assit en face d'elle. Mademoiselle lut à voix haute un sonnet que le chevalier avait apporté la veille; elle y était comparée à une fleur toujours jeune, "fleuronnant jusqu'en l'hyver", et attendant patiemment pour "laisser cheoir ses beautez", d'avoir été cueillie par la main d'un heureux chevalier: cela lui fit hausser les épaules; la gouvernante ne comprit goutte aux métaphores, admira le papier cuisse de nymphe, et trouva le tout excellent.
Tout à coup, une heure sonna: la pendule à musique se mit à jouer vingt mesures cristallines d'un menuet; un coup de sonnette argentin, dru et net, éclata dans l'antichambre: toute la maison frémit, et les deux fauteuils à pieds de biche sursautèrent.
M. le chevalier parut. Il mit son lampion sous son bras; il inclina son torse grêle; de la main droite, il offrit une prise à mademoiselle, et il lui présenta un rondeau de la main gauche.
- Bonjour ma petite Mélisette!
C'était le petit nom de mademoiselle, et M. le chevalier l'appelait ainsi dans l'intimité. Mélisette accepta la prise, refusa le rondeau, et on l'appela cruelle. C'était la même comédie tous les jours. Mais, ce jour-là, M. le chevalier fut particulièrement désespéré: son poème était une demande en mariage en bonnes formes; il avait mis tout son courage à l'oser faire, toute sa littérature à la tourner, tout son cœur à la rendre irrésistible, et son plus bel habit pour l'apporter. - Et que lui arrivait-il en récompense d'une flamme si belle? - Mélisette lui faisait une querelle, lui refusait sa main, et lui demandait son bras, pour aller jusqu'à la chapelle des Carmélites: ô Voltaire!
Bien qu'enragé esprit fort, M. le chevalier ne manquait jamais d'entrer dans la chapelle avec Mélisette, qu'il aimait beaucoup plus qu'il ne haïssait les canons. Mais cette fois, il refusa d'entrer par représailles, et il alla l'attendre, en face, chez le bouquiniste qui, par extraordinaire, n'était point un âne.
- Vous êtes libre de vous damner! dit mademoiselle, qui entra seule dans la chapelle.
M. le chevalier avait les nerfs dans un état!...
A genoux sur son prie-Dieu rembourré, Mlle des Rosettes commença ses dévotions. Ses prières dites, elle s'assit et se mit à lire dans son gros livre couvert de drap noir.
Alors, une à une, silencieuses comme des ombres qui tiendraient chapitre, les carmélites apparurent tout au fond du chœur, derrière les grilles noires. Bientôt elles commencèrent à chanter l'office du soir. Leurs cantiques disaient la passion toujours égale, la journée toujours calme, la vie toujours unie.
Le bercement de ces chants lointains, le charme recueilli du lieu, le jour discret qui tombait des vitraux sombres, l'odeur suave de l'air, tout cela fit que mademoiselle oublia peu à peu le chevalier, son poème, sa déclaration, sa flamme, sa demande en mariage, ses bas chinés, ses souliers cirés à l’œuf, et même le sourire mignard de sa petite figure aimable de vieux.
Mais le diable n'est jamais loin: Mme la douairière sentit ses paupières s'alourdir; elle fut prise d'un sommeil invincible; et, quand elle fut endormie, le diable en profita pour lui envoyer un songe terriblement profane, surtout pour une fille qui était vieille, dévote et douairière...
La chapelle est tendue de draperies rouges. Au dehors les roulements de plus de vingt carrosses se font entendre, des chevaux piaffent, des portières s'ouvrent et se ferment avec fracas; des suisses s'empressent, la porte s'ouvre, une noce entre. Quelle jolie noce!
C'est la noce de Mélisette et de M. le chevalier. Mélisette n'a plus ses mitaines noires ni son bonnet violet; elle a dix-huit ans, une robe de satin blanc, et elle ressemble à un archange. Le chevalier n'a plus ses bas chinés, ni ses maigres jambes de coq: il a des mollets ronds, des bas de soie, un frac superbe, et il a l'air d'un petit marquis, d'un Léandre, d'un prince charmant. Une foule considérable de belles dames fièrement accoutrées de fanfioles aériennes, et de beaux seigneurs poudrés à frimas et armés de fluettes épées, forment un cortège imposant. Tout ce monde prend place dans le chœur, qui est splendidement éclairé par deux cents cierges haut de six pieds. Un gros prélat commence la cérémonie.
M. le chevalier, à genoux à côté de la mariée, lui fait tout bas des compliments derrière son livre de messe, et il n'écoute pas un mot de l'office. Mme la douairière qui rêve toujours, le reconnaît bien là: ô Voltaire! Tous les portraits accrochés dans le petit salon sont présents à la cérémonie, mais bien vivants: Mélisette est si radieuse, que les ancêtres en pleurent d'attendrissement.
La cérémonie est finie: tout le monde s'assied sur un nuage de poudre. M. le prélat prend la parole
- Quelle jolie main! disent les femmes avant qu'il ait parlé; et dès qu'il a parlé, les femmes disent:
- Dieu! Quelle belle âme!
Tout le monde est ému, des larmes coulent, on se mouche discrètement.
- ... Puissiez-vous être heureux, mes chers enfants, dans cette vallée de larmes, dit le prélat, et que Dieu vous bénisse!... 
Mais quelle singulière coïncidence: précisément dans le moment que le prélat prononce "que Dieu vous bénisse", voilà que toute la noce, qui est très attendrie, se met à éternuer avec fracas! L'incident est remarqué, quelques-uns ont des distractions, le prélat se pince les lèvres, des sceptiques font des bons mots.
M. le prélat continue: "... Sursum corda! Oui, haut les cœurs: c'est à dire songez à vous élever au-dessus de vous mêmes, et au-dessus de vos joies terrestres! Faites comme ces deux âmes séparées, qui, tous les soirs, à la même heure, fixaient la même étoile: ainsi leurs regards se rencontraient en haut des cieux... que votre étoile soit Dieu, et qu'en récompense, il vous bén..." Pan! voilà encore toute l'assistance qui éternue. Ça devenait un peu fort, personne n'y tint plus; ce fut un fou rire indescriptible.
Les enfants de chœur se tordaient sur les marches du maître-autel; le bedeau tenait sa bedaine à pleine mains; le rire éclatait sous les corsages, secouait les vertugadins et les jabots. Les images des vitraux avaient grand peine à tenir leur sérieux. Il n'y avait que sainte Catherine qui n'avait pas l'air content. Saint Joseph aussi riait jaune. Mme la douairière, endormie, riait son rêve, à ce mariage célébré sous de si heureux auspices, au chevalier si pimpant, et à elle-même, si adorablement jolie.
Cependant, M. le prélat abrégeait et l'homélie touchait à sa fin: " Benedictat vos omnipotens Deus!" dit-il... Pour le coup, un éternuement intense, si formidable, si sonore retentit que Mme la douairière se réveilla en sursaut.
En ouvrant les yeux, elle vit près d'elle M. le chevalier, qui se bourrait le nez de tabac d'Espagne. Ayant perdu patience chez le bouquiniste, il était entré dans la chapelle, avait trouvé Mélisette endormie, s'était assis près d'elle, avait prisé pour tuer le temps, et avait éternué en conséquence.
Ils sortirent de la chapelle. M. le chevalier demanda à mademoiselle pourquoi elle rêvait si fort en dormant; Mélisette lui conta son rêve; le chevalier lui confessa qu'il avait éternué trois fois: tous deux s'égayèrent doucement de l'aventure.
Mais le rêve de la chapelle, cette noce si radieuse et si heureuse, avait fait une grande impression sur l'esprit de Mélisette. En rentrant au logis, elle accepta le rondeau, après s'être fait prier, comme il convenait: ces deux vieillards s'embrassèrent.
Ils vécurent si longtemps qu'ils virent leur noce d'or. Et ils furent très heureux, car ils n'eurent point d'enfants.

                                                                                                                       Ch. Jacob.

La Vie populaire, jeudi 7 mai 1885.

* Nota de Célestin Mira:

* Bouquet à Chloris: poème galant, petite pièce de vers galante.

* Café Procope:

Le café Procope est le plus ancien café de France (1686) et peut-être du monde.
Il fut fermé en 1890.

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