vendredi 8 novembre 2019

Le candidat de madame.

Le candidat de madame.


Mlle Julie, femme de chambre, domiciliée à Noire-le-Pont, chez sa maîtresse, Mme Z... la belle notairesse, comme on dit dans le pays, est en train d'écrire de sa main assez blanche, du reste, à M. Louis Watre,  cocher de M. le comte de K..., rue de Grenelle-Saint-Germain, n°...
Lisons, sans façon, par dessus son épaule assez ronde d'ailleurs.
- ... "Les Noirots sont en émoi, mon cher Louis. L'approche des élections..."
Ouvrons ici, avant de continuer, une large parenthèse. Nous avons besoin d'avertir nos lecteurs, leurs femmes et leurs belles-mères, qu'ils peuvent se permettre sans peur la lecture de la lettre de Mlle Julie Leroux. Nous passerons les endroits scabreux.
Quant aux paroles tendres, serments, baisers par écrit, etc., nous les laisserons tout à fait de côté. Les plus simples convenances nous en font un devoir austère. Maintenant fermons la parenthèse et poursuivons le cours de nos indiscrétions.
"... L'approche des élections fait travailler toutes les têtes. On ne parle plus que de cela, ici. L'autre jour, le boucher, après avoir pesé un gigot, priait Marie, la cuisinière, d'ouvrir son urne; il voulait dire son panier... En outre, les fournisseurs de la maison ne présentent plus leur petite note. c'est un bulletin qu'ils envoient. On n'a pas idée du désordre qui règne à Noire-le-Pont. Les gens de partis opposés se regardent comme les deux chiens de faïence de la rue du Vert-Buisson, tu te rappelles? C'est dans cette rue, mon bon Louis, avant ton départ... (Supprimé).
"Deux candidats sont en présence: M. Pinvidé, l'homme de la préfecture (madame l'appelle comme ça), et M. Bonsable, l'ancien directeur de la feuille. Celui-ci, par exemple, ce n'est pas le candidat officiel. On m'a même dit, l'autre jour,  sur la place des Trois-Pavés, qu'il me ferait couper la tête. C'est le tambour de ville qui m'a dit cette farce-là. Madame prétend que M. Bonsable ne vaut pas mieux que M. Pinlevé. Quant à monsieur, il sourit toujours, lorsque madame lui parle, et ne s'occupe absolument que de son étude.
"A propos, la salle des clercs n'est plus au rez-de-chaussée. On les a mis, les pauvres garçons, au second, dans l'ancienne bibliothèque. Tu te rappelles la bibliothèque? C'est là que pour la première fois, avant ton départ... (Supprimé). On ne sait, dans le pays, à qui la victoire restera. Sera-ce M. Pinlevé, qui se promène dans les champs avec un arpenteur, et fait semblant de tracer des chemins de fer toute la journée? ou bien le nom de M. Bonsable sortira-t-il de l'urne? Quelle scie que cette urne! Et dis-moi un peu ce que c'est? En vend-on chez les marchands, à Paris, mon bon Louis? As-tu des scrutins dans ton quartier? Je voudrais bien ne plus être séparée de toi. J'attends avec impatience l'été. Sans doute, M. le comte viendra à sa terre, et tu le suivras. nous irons encore nous promener dans les près de Saint-Maclou où pour la première fois, avant ton départ... (Supprimé).
"L'étude de monsieur est mieux achalandée qu'autrefois. Tous les paysans un peu riches viennent maintenant chez nous. C'est maître Gavabo qui enrage! Tu te rappelles maître Gavabo, dans la rue Basse, où j'étais en service avant d'être chez madame? C'est chez lui que, un soir de mai, l'an dernier... (Supprimé).
"Madame est toujours à l'étude. Elle serre la main à tous les clients et leur fait verser des petits verres de Frontignan, le vin que tu préfères. Le vin que nous avons bu dans ma chambre... (Supprimé) avant ton départ pour la Capitale.
"Aussi, dans le pays, on ne jure que par madame. A la ville, madame est aussi très considérée. Si madame voulait recommander quelqu'un, je crois bien que ce quelqu'un serait nommé à l'unanimité.
"C'est le mot, n'est-ce pas?
" Mais je crois que M. Alphonse Bédiard, l'ami de monsieur et le cavalier de madame, n'est pas dans l'intention de se présenter aux suffrages, encore un mot dont j'ai les oreilles rabattues. En tout cas, il ne se presse guère et ne fait aucune visite. Il ne vient qu'à la maison. L'autre jour, il m'a donné une bague. Tu la verras cet été, c'est un homme charmant et je le répète à tout le monde. Ah! s'il voulait se présenter. Mais il est bien trop mondain pour cela. Il ne parle jamais que de chiffons avec madame. Par exemple, il en parle bien; grâce à lui (il a même fait le voyage à Paris pour être agréable à madame), madame a pu mettre, au bal de la préfecture, une toilette merveilleuse. Toutes les dames de la haute ville étaient furieuses. Madame a triomphé complètement.
" Je m'ennuie beaucoup de ton absence, mon bon Louis. Je voudrais bien te voir. Le soir, quand je suis seule... (Supprimé). Et le matin, je me réveille solitaire... (Supprimé). Quand reviendras-tu?
" Madame est toujours très bonne; elle est très charitable. Les pauvres ne peuvent prononcer son nom qu'avec admiration. M. Alphonse Bédiard est un brave cœur aussi. Dans les campagnes, où on le voit passer souvent, il cause avec tout le monde de la pluie et du beau temps, sans cérémonie. Marianne, la vieille Marianne, du hameau de la Rocheblanche, où nous avons tant ri, avant ton départ, le jour... (Supprimé), m'a dit que chaque fois que M. Bédiard faisait l'aumône, il recommandait aux gens de prier pour madame, la belle notairesse.
" Bref, mon cher Louis, l'opinion publique, que les promenade de M. Pinvidé et les réunions publiques de M. Bonsable avaient lassée, a saisi l'occasion de s'occuper un peu d'autre chose que des élections, et c'est la "conversion" de M. Bédiard qui est le sujet de toutes les conversations. On trouve qu'il a bien fait. Mon bon Louis, les nouvelles du pays t'amusent. c'est pourquoi je t'en envoie le plus que je peux; mais j'aimerais bien mieux te les donner de vive voix, au bal de Tivoli, sur le cours. C'est sur le Cours, tu te rappelles... (Supprimé).
"Hier, dimanche, tous les clients de l'étude sont venus en ville. Du matin au soir, le cabinet de monsieur n'a pas cessé d'être assiégé par les bonshommes, comme on dit. Ils veulent tous consulter monsieur, savoir son avis sur les élections. Monsieur, comme d'ordinaire, souriait en regardant ses cartons. Mais madame qui était présente, a prié ces messieurs (elle les a appelés comme ça) de revenir dans huit jours. M. Pinvidé et M. Bonsable sont venus à la maison, également dimanche. Ils sont sortis du salon l'air enchanté tous les deux. Voilà qui est bien drôle.
"En attendant que j'aie la joie de t'embrasser... (Supprimé) et sur tes beaux cheveux, je me déclare ta fidèle amie et fiancée pour la vie..."

                                                                                                                      Julie Leroux.

Huit après la réception de cette lettre, M. Louis Watre, cocher de M. le comte de K..., rue Grenelle-Saint-Germain, lisait le journal le Siècle, chez un marchand de vin. Ses yeux tombèrent sur l'entrefilet suivant:

            NOUVELLES DES DÉPARTEMENTS

Noire-le-Pont (Deux-Sèvres). - Un troisième candidat, M. Alphonse Bédiard, propriétaire, s'est décidé, au dernier moment, à prendre part à la lutte électorale. La nouvelle, aussitôt qu'elle a été connue dans le pays, a excité un véritable enthousiasme.
Nul doute que M. Bédiard, un des bienfaiteurs du pays, esprit très avancé, etc., etc., etc.

- Tiens, qu'est-ce que me chantait donc Julie! s'écria M. Louis, cocher. Madame la notairesse a lancé son candidat, ce me semble. En voilà un qui peut dire que son affaire est dans le sac!

                                                                                                                      Ernest d'Hervilly.

La Vie populaire, dimanche 5 août 1883.

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