samedi 2 novembre 2019

La libellule.

La libellule.


Ah! je ne me suis pas fait de mauvais sang un jour avec Suzette, allez. J'en pouffe de rire encore.
Si pourtant je l'avais laissée dans la meule. Elle y serait peut-être en ce moment-ci, n'ayant pas osé, n'osant pas en sortir. Toute nue dans la meule!
Ma foi, c'est bête de rire comme ça, mais c'est bien bon. Maintenant, procédons par ordre.

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J'étais en train de pêcher le goujon au ruisseau de Saint-Niel, au bas de la hutte du Noyal, dans le courant où d'ordinaire les goujons sont plus gros. Je ne sais pas pourquoi, par exemple. Arrive Suzette que j'avais fait semblant de ne pas voir derrière moi, là-bas, comme un point qui remuerait tout noir sur la poussière blanche de la route. Suzette avait douze ans, moi quatorze. De la pêche à la ligne, je raffolais. Non pas pour le plaisir vraiment douteux qu'on peut avoir à tenir à la main (les heures entières!) un bambou d'où pend un morceau de fil, mais à cause des grands faucheux qui se promènent comme des d'Artagnan sur les feuilles de nénuphars, à cause des tailleurs qui frétillent sous les aulnes, à cause surtout des libellules...
Ah! les libellules!

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Elles vous ont une manière de voltiger, en haut, en bas, de se poser sur la pointe des joncs et de s'y balancer comme si elles n'attendaient que le moment de valser avec un papillon. Et avec ça, madame, des ailes frémissantes dont la gaze est si fine qu'un fil de la Vierge paraîtrait après d'elle le câble de M. Giffard*; des corsages allongés, effilés, mobiles en diable, et vertes, et rouges, et bleues, un vol de pierres précieuses dans le soleil qui leur a rendu la vie!
Suzette était enragée après les libellules.

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- Tu pêches, qu'elle me dit après avoir un peu tourné autour de moi.
- Pardi, ça se voit bien apparemment.
- Ça mord?
- Crois pas, mon bouchon est trop gros.
- Si nous cherchions des sauterelles? Regarde.
Elle courait, et sous chacun de ses pieds des nuées de sauterelles bondissaient éperdues, des jaunes, des grises, et quelques-unes, les vertes, aussi grosses que des cigales.
J'allais faire comme elle, quand une magnifique libellule, sans doute fatiguée d'avoir trop volé, vint se poser au bout de ma perche.
- Suzette! viens donc voir!
- Tire la gaule doucement à toi, pour ne pas effaroucher la demoiselle, dit Suzette, et je l'attendrai avec mon mouchoir. Tiens, je suis prête.
Suzette avait une main sur mon épaule; de l'autre elle tenait son mouchoir, et elle se penchait tant qu'elle pouvait, les yeux brillants, ne respirant plus.
Moi, je ramenai à moi la gaule doucement, doucement.

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- Va maintenant, dis-je tout bas.
Elle donna le coup de mouchoir. La libellule ouvrit ses grandes ailes, et sans manifester une terreur déplacée, alla se poser à l'autre bord, sur une jeune pousse de peuplier, dans un beau rayon de soleil. De là, de cet observatoire naturel, elle semblait regarder avec un certain intérêt ma petite Suzette qui se démenait dans le ruisseau, empêtrée dans les goémons, et criant, parce que les tiges froides et rouges des nénuphars enlaçaient ses jambes comme des couleuvres d'eau.
Je criais, moi aussi: "N'aie pas peur, Suzette, pose tes pieds sur la grosse pierre, là; maintenant, donne-moi la main. N'aie donc pas peur! Ah! tu vois bien, il n'y a pas de mal.
- Non, mais je suis trempée et on va bien me recevoir à la maison.
Heureusement que nous étions en plein mois d'août. Le soleil ne rechignait pas, non; il y en avait à même le champ de Guével, où les grandes meules se chauffaient en attendant le botteleur* et le grenier.
- Sapristi! je commence à grelotter, moi!
Ainsi disait Suzette. Après avoir mûrement réfléchi, je me donnai tout à coup un grand coup de poing sur le front en m'écriant:
- C'est ça, c'est ça même.
Et en reluquant ma pauvre Suzette toute droite, toute frissonnante, toute blanche dans ses jupes collées sur elle comme des voiles autour d'une vergue, je me répétai, avec une nouvelle conviction:
- "Oui, c'est bien ça." Suzette, dis-je d'un ton d'inspiré, tu vas te déshabiller tout de suite.
- Me déshabiller!
- Oui, Suzette, mais pas devant moi: là-bas, derrière la meule, pendant que je regarderai partout: quand tu seras là-dedans...
Et je lui montrais la meule.
- Il faut que je me fourre dans le foin?
- Dame, si tu préfères danser toute nue dans la prairie, pendant que tes habits sécheront?
- Oh! mais non!... J'ai froid!
De fait, ses dents claquaient.
- Allons vite, et tu diras:" J'y suis!". Alors, moi je tordrai tout et je l'étendrai sur l'herbe. Avec ce soleil-là, nous en aurons pour une heure.
- C'est bien, mais tourne-toi pendant que...
Je regardai mon bouchon avec une sauvage obstination pendant que... mais elle avait crié: "J'y suis!" un peu trop précipitamment, de sorte que je vis ce corps blanc et svelte s'enfoncer comme une couleuvre dans la meule. 



A cet âge-là, est-ce qu'on sait quel effet ces choses-là vous produisent? Je vous assure que si je la revoyais... Des bêtises, quoi.
J'étendis au soleil, sa robe, sa jupe, sa chemisette, ses bas blancs rayés de rouge, et mon cœur battait bêtement, et j'avais chaud aux joues, la sentant tout près de moi, toute nue, pelotonnée dans la meule, ne soufflant non plus qu'une carpe, et se disant très vraisemblablement: "Pourvu qu'il ne me voie pas!" On était gêné pendant que séchaient la robe, la jupe, la chemisette et les bas.
Quand elle fut rhabillée, elle vint en battant des mains:
- Ça y est! Personne ne m'a vue, n'est-ce pas?
Je donnai effectivement ma parole d'honneur que non.

                                                                                                                       Emile Taboureux.

La Vie populaire, dimanche 22 Avril 1883.

* Nota de Célestin Mira:

* M. Giffard: inventeur d'un ballon captif à vapeur servant d'attraction aux Tuileries; allusion au câble qui retenait ce ballon.



* Botteleur:

Botteleuse: sculpture en bronze de Jules Dalou.

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