lundi 4 novembre 2019

Au temps du siège.

Au temps du siège.


Nos capotes d'uniformes avaient été taillées dans un étrange drap vert. Obligeamment, les camarades des autres bataillons de l'arrondissement nous appelaient: "les tapis de billard". Je consens à le confesser: avec nos capotes vertes, nos pantalons bleus à bande rouge et nos guêtres blanches, nous avions des têtes amusantes à voir. C'est égal, nous y allions bon jeu bon argent, et nous apportions au service un zèle qu'auraient pu nous envier les lignards. Ces derniers, que nos capotes fussent bleues, vertes ou noires, nous donnaient à tous le même nom: pour eux nous étions "les outrances".
Or, lorsque, dans les derniers jours de décembre 1870, je rentrai à Paris, ayant sur le dos l'incroyable capote verte ci-dessus mentionnée, et beaucoup de terre sur mes godillots éculés, j'étais si content de revenir coucher dans un lit que, ma foi, je ne pensais plus à cette malheureuse.
Oui, elle était malheureuse la mère du petit Eugène. Je la vois encore, la ci-devant belle fille, avec ses mines de chien battu; malheureuse, au point que la saleté, cette compagne inséparable de la misère, commençait à l'envahir; elle s'abandonnait, oubliait pendant des semaines entières de se laver et de se peigner. Si on lui eût dit, six mois auparavant qu'elle tomberait dans cette crasse-là, elle eût été bien surprise.
Car six mois auparavant, c'était autre chose. Elle vivait alors avec un étudiant qui lui avait fait un enfant; et elle riait, et elle chantait, et elle s'amusait, et elle était jolie! Elle passait le temps à tourmenter son carabin pour se faire conduire à Bullier*, ce à quoi celui-ci se refusait, estimant que Bullier n'était pas un but convenable de promenade pour la mère de son petit Eugène. Il avait un peu raison. Cela finirait-il par un mariage? Cela finirait-il par une séparation? L'aimable fille n'en savait rien, et d'ailleurs s'en souciait comme des affaires de l'empire.
Vint le siège. Le carabin trouva le moyen de se laisser enfermer dans Paris sans avoir reçu un sou de sa famille. Mais un homme se tire toujours d'affaire; à la condition pourtant, de ne pas traîner avec lui une femme et un enfant. Enfin, n'importe. L'étudiant continua son petit train-train; il alla à "son hôpital", il alla à "son école pratique". A l'hôpital, il trouvait la table des internes, en rapportait quelques miettes pour nourrir sa maîtresse, empruntait par ci par là une pièce de cent sous aux camarades. Quand au moutard, il avait le sein de sa mère, et, par conséquent, ne manquait de rien. Ça marchait péniblement, mais ça marchait.
Tout s'use. Au bout de trois semaines, les pièces de cent sous devinrent aussi rares dans les poches des carabins, que les morceaux de viande chez les bouchers. Les charcutiers se mirent à vendre de la passementerie, des crayons, des journaux. Les marchandes de fromage, n'ayant plus de fromages, garnirent leurs boutiques avec des bretelles de fusil, des "musettes", des ceinturons. C'était l'époque bizarre où un boisseau de pommes de terre constituait un capital sérieux; l'époque où celui qui regagnait son domicile avec un demi-cent de bois sur les épaules accomplissait un acte "rudement distingué", méritant, obtenant les saluts obséquieux du concierge le plus altier.
Brusquement, le petit ménage tomba dans une "dèche" à faire frémir. Pauvre petit ménage, comme il souffrit! L'étudiant rapportait de l'hôpital des croûtes de pain chippées à droite et à gauche. Sa maîtresse (quand elle avait quatre sous) achetait un demi-setier de vin, rôtissait les croûtes devant le poêle d'un voisin, faisait chauffer son vin dans une casserole, versait le vin chaud sur les croûtes rôties et avalait. Elle vivait une journée avec cette soupe dans l'estomac.
Elle devenait maigre, maigre; ses yeux s'ouvraient grands et ronds comme ceux des chats pendant la nuit. On eût dit que son enfant lui suçait le sang avec le lait. Elle mourait de faim tout uniquement. La plupart du temps, faute d'argent, elle ne pouvait même pas faire ses deux heures de queue à la boucherie municipale: les 33 grammes de cheval lui passaient sous le nez. Parfois, astucieux, l'étudiant interceptait à l'hôpital un bon de bouillon; il rapportait la chose à la mère du petit Eugène; mais ces occasions étaient rares.
Un jour, le carabin reçut l'ordre de se rendre à son poste d'ambulances, aux avancées. Qu'allaient devenir les deux êtres qu'il laissait à la maison? Il battit le ban et l'arrière-ban des amis et rassembla dix francs qu'il donna à sa maîtresse en l'embrassant. Puis il partit tout pâle, inquiet à en mourir.
Je crois bien me rappeler que les dix francs durèrent quinze jours; puis vinrent deux ou trois lettres de l'absent, contenant chacune quatre francs, trois francs, deux francs.
Au mois de décembre, ce grand squelette de fille qui trompait sa faim en rodant dans les couloirs avec son enfant étique sur les bras était le cauchemar de la maison. On gagnait la fringale rien qu'à la regarder. N'accusons pas les voisins, ils faisaient vraiment le possible. Mais "le possible" à cette époque-là, ce n'était pas toujours assez pour empêcher une femme de tomber d'inanition.
Comme elle n'était pas mariée, elle n'avait pas droit aux vingt sous par jour que quelques municipalités attribuaient aux femmes des gardes nationaux. D'ailleurs elle manquait d'entregent. Ce n'est pas qu'elle refusât d'aller sonner aux portes qu'on lui indiquait: elle suivait docilement les conseils, allait à la mairie, au comité de ceci, à la commission de cela, disait ce qu'on lui avait recommandé de dire et attendait; en somme, elle ne savait pas s'y prendre: devant une réponse évasive, elle n'insistait pas, rentrait chez elle et se couchait pour se réchauffer.

****

Oui, lorsque je revins des tranchées de Noisy-le-Sec, je ne pensais plus à cette malheureuse. Mon opinion était de me coucher entre deux draps, le plus promptement possible.
- Qu'est-ce que ces cris-là? dis-je en débouclant mon sac.
- C'est l'enfant de la voisine; depuis hier, il ne cesse de pleurer parce que sa mère n'a plus de lait. Pauvre petit! Il n'a pas sept mois!
- Sacrebleu! on ne peut pourtant pas laisser crever de faim cette fille et son enfant.
- Je lui ai dit d'aller à la mairie, mais elle prétend qu'elle a assez couru les bureaux, qu'elle ne veut plus ennuyer personne.
Je montai: l'enfant poussait des cris d'écorché. Parfois ses hurlements se changeaient en une sorte de râle, comme s'il étouffait, puis ils reprenaient plus perçants.
- Elle l'étrangle? me disais-je, et j'escalade l'escalier.
Je frappai, mais les cris de l'enfant empêchaient la mère de m'entendre. J'entrai.
- "Ah! c'est ça une belle poupoupe!" Le petit beuglait. "Tout pour Gégène, tout!" L'enfant se tordait, refusant d'avaler. "Ah! Gégène aura tout, maman n'en aura pas, de la bonne poupoupe"; "Gégène étendait désespérément devant lui ses maigres membres avec l'affolement d'un être qui se noie. Elle, sanglotait tout en faisant des rizettes à l'enfant, et en s'obstinant à lui offrir une nourriture que le petit malheureux s'obstinait à repousser.
Dans une assiette, s'étalait une sorte de pâtée d'aspect glaireux, don d'un voisin compatissant, potage bizarre, déplorable mixture dont la fécule de pomme de terre, alliée à divers autres ingrédients cuits dans la graisse d'un animal inconnu paraissait constituer la base principale.
Tout à coup, les bras et les jambes de l'enfant se tordirent, les yeux se tournèrent et montrèrent leurs blancs; une affreuse convulsion l'étreignit; la mère hurlait épouvantée. Toute la maison accourut. Pendant qu'une femme (obéissant à un préjugé qu'elles ont toutes, en dépit des médecins), donnait des claques à l'enfant pour le faire revenir à lui, une autre courait chez le pharmacien. Le petit Eugène ne se réveillait d'une convulsion que pour tomber dans une autre. Cela dura toute la nuit. Par intervalles un bruit nous faisait tressauter, "Chuitt... chuitt... chuitt... patatra!" c'était Chatillon qui bombardait le quartier.
Le lendemain, nous allâmes à Montparnasse enterrer le petit Eugène.

                                                                                                                           Jean Destrem.

La Vie populaire, dimanche 13 mai 1883.

* Nota de Célestin Mira:

* Bullier: Le bal Bullier était situé dans le XIVe arrondissement.





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