samedi 21 septembre 2019

Paris, province de Russie.

Paris, province de Russie.


L'affaire de ces étudiants et étudiantes russes Sokoloff et Spéranska, traduits devant le tribunal correctionnel pour avoir fabriqué et détenu des bombes, est encore présente dans toutes les mémoires. Par le curieux article que nous sommes heureux de leur offrir, nos lecteurs apprendront la vie, les mœurs et les pensées de la pittoresque province de Russie qui a émigré à Paris.





L'affaire des anarchistes russes vient d'appeler un instant l'attention sur les réfugiés politiques russes dont le nombre, à Paris, s'accroît de jour en jour. Actuellement on en compte plus de 900 parmi lesquels de nombreux étudiants et étudiantes. Ils forment à eux seuls une véritable colonie russe qui a son centre dans les 5e, 13e et 14e arrondissements.

A la glacière.

Mais c'est principalement dans la triste rue de la Glacière*, dont le nom évoque dans l'esprit de certains d'entre eux, le climat peu hospitalier de la froide Sibérie, que la plupart des Russes à Paris ont établis leurs pénates. Ils habitent, en les vastes immeubles de ces quartiers pauvres, de petits logements d'où le luxe est banni et que meublent sommairement une table, une armoire, un poêle et... plusieurs lits... car c'est à plusieurs que les étudiants occupent ces locaux exigus. L'esprit de communauté si répandu en Russie se manifeste ici dans les hôtels, au Restaurant et dans les familistères, où Slaves de tout sexe se réunissent pour s'entretenir des événements de là-bas et se préparer eux-mêmes aux luttes futures pour l'émancipation de leur pays.
Nulle part ailleurs que chez les étudiants et les étudiantes russes, on ne trouve plus parfaite entente et plus tenace cohésion. Un même idéal, voir leur pays heureux et libre est la cause initiale de cette promiscuité... purement intellectuelle qui réunit étudiants et étudiantes russes.

L'étudiante russe.

A vrai dire, l'étudiante russe ne cherche guère à séduire. Ne vivant que pour son idée, elle dédaigne apporter à sa toilette les soins minutieux de la Parisienne. Elle ignore les servitudes de la mode. Petite de taille, rarement jolie, mais toujours intelligente, les cheveux souvent coupés à la garçon ou coiffés parfois en bandeaux, vêtue de vêtements étriqués et chaussée de vastes bottines, l'étudiante russe constitue une des silhouettes les plus originales du quartier Latin où on la rencontre, soit sur les bancs de la Sorbonne, soit sur les chaises de la bibliothèque Ste-Geneviève. Mais elle ne va pas à la Sorbonne pour entendre M. Brunetière*, pas plus qu'elle ne se rend à Ste-Geneviève pour lire les œuvres de M. Bourget*, car les pédagogues l'agacent et les psychologues l'énervent. Elle ne se plait qu'au cours de littérature de M. Lanson* ou à la lecture des œuvres de Fourrier, de Karl Marx, de Proudhon, de Kropotkine, de Bakounine et de tous les sociologues. Toutefois, si elle est nihiliste, l'étudiante russe se plait également à l'étude de la chimie, enseignée à la Faculté des Sciences. Etudiants et étudiantes russes vivent très modestement. il est rare que leur loyer dépasse 800 fr. par an. Quant à leur nourriture, elle se compose des mets russes que leur sert pour des prix modiques leur restaurateur de la rue Vauquelin car la colonie russe de la rive gauche a son restaurant à elle, restaurant tenu par des russes où l'on ne sert que des mets russes, parmi lesquels domine le caviar qui est toujours accueilli avec une ferveur vraiment patriotique et un appétit réellement révolutionnaire. Les deux vastes salles dont se compose ce restaurant sont toujours remplies, de midi à 2 heures et de 6 heures à 7 heures d'une foule bruyante de clients au type slave ou sémite. 
Des célébrités russes y sont passées, parmi lesquelles  Matouchenko*, le chef des marins révoltés du Potemkine et le fameux pope Gapone*, lors de son séjour à Paris. Alexandre et Victor Sokoloff, les condamnés de la correctionnelle, y étaient déjà bien connus ainsi que Sophia Speranska, leur amie*. On y aperçoit parfois la haute et robuste silhouette de M. Roubanovitch, qui habite à côté, au coin des rues Lhomond et Vauquelin.
Le budget de l'étudiante est très maigre, et toutes ne peuvent prendre leur repas au restaurant russe, quelque modiques qu'en soient les prix. Certaines d'entre elles n'ont un budget que de 45, 50, 60 ou 70 fr. à dépenser par mois.
Or, voici, d'après les documents puisés à bonne source, quelles sont les dépenses journalières d'une étudiante qui a un budget de 60 fr. par mois, 2 fr. par jour. Et l'on sait que la vie coûte cher à Paris!

Le matin, café noir ou thé... 0,10
Déjeuner à midi:
2 œufs ou une côtelette... 0, 30
1 fruit ou fromage... 0,15
Pain... 0,10
Pas de vin.
Un verre de café ou gwass (bière)... 0,15
Dîner:
Un bouillon ou une tasse de chocolat...0,20
Pain (2 croissants)... 0,10
Une coquille de beurre ou de simili beurre... 0,10
Chambre de 25 francs par mois, partagée avec une amie qui en paie la moitié, 12 fr. 50 par mois (avec pourboire), par jour... 0,45
                                    Total... 1,65
Reste 0,35 pour la toilette et les menus-plaisirs.

Aussi peut-on juger, d'après ces prix, du peu de luxe de cette toilette et de la rareté de ces menus-plaisirs.
M. Roubanovitch, professeur de chimie à la Sorbonne, est le chef aimé et respecté de toute cette jeunesse. C'est aussi leur conseil et leur modèle. ils savent tous que le savant professeur a lutté toute sa vie pour la cause de la liberté, de la justice. Ils savent qu'il fut l'un des membres les plus influents de la redoutable société russe"Norodnaja Volja", La volonté du peuple!, qui pendant plusieurs années terrifia le gouvernement russe, et dont la plupart des membres ont péri sur l'échafaud ou furent enterrés vivants dans la forteresse de Schlusselbourg*. M. Roubanovitch est encore membre de ce parti révolutionnaire et de ce comité secret dont les décisions redoutables font osciller depuis quelque temps l'énorme trône moscovite qu'on croyait inébranlable.
Naturalisé Français depuis longtemps, fonctionnaire de la République puisqu'il enseigne à la Sorbonne, M. Roubanovitch est à l'abri des griffes de la police impériale russe qui donnerait beaucoup pour le tenir mort ou vif!
Très accueillant, apportant à ses compatriotes son aide moral et pécuniaire, M. Roubanovitch jouit d'une prestigieuse sympathie et d'une grande popularité parmi les réfugiés russes dont il dirige le journal.


Le journal des étudiants russes et des réfugiés russes.

La Tribune russe. Tel est le titre du journal des russes à Paris. Aucun événement politique ne se passe en Russie sans qu'aussitôt il soit signalé par ce journal, qui traite à la fois des questions politiques, économiques et sociales. L'article leader, signé la plupart du temps par M. Roubanovitch, est toujours conçu dans la forme virulente ainsi qu'il convient à un journal révolutionnaire. On y voit également les vues prises durant les massacres, malheureusement si fréquent en Russie, et des portraits des célèbres révolutionnaires. Très bien renseigné, il est lu avidement par les étudiants et étudiantes russes.

Les réunions secrètes.

Plusieurs fois par mois, les étudiants et réfugiés russes se réunissent à l'Alcazar d'Italie, pour discuter entre eux des questions politiques et sociales intéressant leur pays. Ces réunions sont strictement secrètes, car les révolutionnaires ont à se méfier des policiers du tzar qui notent soigneusement leurs paroles, prennent leur signalement pour l'envoyer à la 3e section du Ministère de la police de Pétersbourg. Malheur à celui qui, signalé ainsi, s'avise de retourner en Russie. A peine a-t-il franchi la frontière russo-allemande qu'il est arrêté et expédié, par mesure administrative, c'est à dire sans autre forme de jugement dans les bagnes de Sibérie. Car de tels procédés sont encore de règle courante dans l'Empire moscovite. Le pauvre diable qui a eu le malheur de déplaire en haut lieu ou qui a commis l'imprudence d'exprimer devant témoins une pensée libérale, un blâme même timide contre "les bureaux", contre l'administration unanimement contestée et maudite en Russie comme étant la cause de tous les troubles graves qui agitent le pays, est saisi, jeté dans l'un de ces convois de prisonniers que Tolstoï a décrits comme l'un des enfers les plus effroyables où les hommes puissent descendre et littéralement enterré vivant dans les steppes glacées du Nord.
Aussi, les réfugiés russes prennent-ils un soin tout particulier, se livrent-ils à une surveillance rigoureuse pour exclure les policiers, au sein de leurs délibérations. Et ils sont impitoyables lorsqu'ils en découvrent parmi eux. On se souvient encore de la scène vraiment dramatique qui se déroula il y a quelques mois à l'Alcazar d'Italie. Deux policiers qui s'étaient présentés comme révolutionnaires à la réunion, furent reconnus; saisis au collet par la foule, jetés sur l'estrade où, malgré leurs protestations d'innocence, ils furent démasqués, signalé comme traîtres et fouettés en public. Ils auraient subis un sort  encore plus fâcheux, sans l'intervention de M. Roubanovitch, qui les arracha à temps à la fureur vengeresse de ses compatriotes.

Le professeur Roubanovitch arracha
les policiers aux fureurs de ses compatriotes.

Ajoutons, pour terminer, que depuis cette époque oncques ne vit de policiers aux réunions des partisans de la Révolution russe... futurs membres de la Douma réélue.

                                                                                                                               Guy Peron.

Mon Dimanche, revue populaire illustrée, 19 août 1906.



* Nota de Célestin Mira:

* Rue de la Glacière:



* M. Brunetière:

Ferdinand, Vincent-de-Paul, Marie Brunetière,
historien et critique littéraire.

* M. Bourget:

Paul Bourget.

* M. Lanson:

Gustave Lanson,
historien de la littérature et critique littéraire.

* Matouchenko:


Afanassi Matouchenko,
fut le principal meneur de la révolte
du cuirassé Potemkine.
* Pope Gapone:


Gueorgui Apollonovitch Gapone.

* Alexandre et Victor Sokoloff, Sophia Speranska:



* Forteresse de Schlusselbourg:






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